21 janvier 1909 : « Vos lois sociales coûtent trop cher ! »

 » Vos lois sociales coûtent trop cher et vous ne vous en rendez même pas compte !  »

Les deux hommes se font face dans mon bureau. Ils se détestent. A ma gauche, René Viviani, socialiste indépendant, a créé le ministère du travail il y a deux ans, le 25 octobre 1906. De l’autre côté, venant de parler et prêt à bondir, Eugène Touron, rapporteur de la commission sénatoriale des finances.

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René Viviani, socialiste indépendant, est ministre du Travail en 1909

Clemenceau m’a chargé, en son nom, de les réunir :  » Si les avancées en matière sociale pouvaient faire l’objet d’un plus grand consensus, cela faciliterait la tâche du gouvernement. Mettez donc dans une même pièce Viviani et Touron et essayez de rapprocher leurs points de vue.  »

Touron reprend :

 » C’est une aberration de créer un ministère du travail. Le périmètre de l’ancienne administration du commerce et de l’industrie se révélait beaucoup plus pertinent. Vos fonctionnaires s’imaginent que le monde du travail fonctionne en vase clos, sans se préoccuper des conséquences économiques des textes qu’ils préparent. Ils ne réalisent pas que les lois efficaces sont celles qui tiennent compte à la fois des industriels, de leurs clients et de leurs salariés. Si on privilégie les uns aux dépends des autres, c’est la catastrophe.  »

Viviani ne se laisse pas démonter. Il a l’habitude de défendre pied à pied la position de son jeune ministère.

– Il fallait qu’en France, l’Etat puisse enfin penser le monde du travail dans sa globalité et ne laisse pas le monopole de cette réflexion aux syndicats comme la Cgt. Concernant la défense des ouvriers, on ne peut pas dire que la France soit en avance par rapport à un pays comme l’Allemagne.

– Mais vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile, rétorque Touron. Le textile a vu ses exportations reculer de 19 % l’an dernier. Les patrons se plaignent de la rigidité, de la lourdeur de vos lois et règlements. Et en définitive, ils perdent des contrats au profit des sociétés étrangères et ne peuvent embaucher autant qu’ils voudraient. Ce sont les ouvriers qui sont les victimes, au final, de votre politique à courte vue.

Viviani rougit légèrement mais s’exprime d’un ton toujours aussi calme :

– Politique à courte vue que la loi de 1841 sur le travail des enfants ? Politique à courte vue que le droit pour les femmes de disposer de leur salaire ? Politique à courte vue que notre projet sur les retraites ouvrières ? Politique à courte vue que le droit pour les salariés d’avoir recours aux prud’hommes ?

– Mais tout cela coûte cher; les initiatives des entrepreneurs sont bridées par des pages et des pages de règlements complexes que vos inspecteurs du travail font respecter à coup de baguette. Les lois sociales dressent les ouvriers contre les patrons alors que les premiers ont besoin de la réussite des seconds pour vivre. Ces mesures sont inspirées par le socialisme et non par le réalisme !

La France oublie les vrais problèmes de son industrie. Celle-ci ne devrait se préoccuper que de trouver des matières premières bon marché, des procédés de fabrications ingénieux et des débouchés prometteurs. Au lieu de cela, les directions des usines doivent se concentrer sur l’application des règlements du travail sous le regard sourcilleux de vos fonctionnaires !  »

Les positions restent irréconciliables. Je regarde mes interlocuteurs, navré. Ce qui se passe dans mon bureau est l’exact reflet de la situation sociale du pays : un affrontement violent et permanent entre des mondes qui refusent de se comprendre. La droite, la gauche, les patrons, les syndicats, la police, la presse sont des planètes qui s’éloignent à grande vitesse, loin du soleil de la Vérité.

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