16 octobre 1911 : Les Bretons et la mort qui s’annonce…

 » C’est vers trois heures du matin que j’ai entendu un grand bruit dans le grenier, le choc brutal d’un objet ou d’un corps qui tombe. Je me suis précipitée et je n’ai rien trouvé. Le silence était revenu dans l’immense pièce. Mais je ne cessais de penser à mon mari. Je le voyais presque. Il était comme devant moi, dans son ciré gris de marin  ; bizarrement, il grimaçait de douleur. Un mois après, j’apprenais qu’il était mort en mer, justement ce soir-là – le soir du grand bruit inexpliqué – pauv’homme, écrasé, coupé  en deux (elle fait le geste) par une corde du filet de pêche de son thonier. Voilà monsieur, ce que nous appelons, nous les Bretons, une « signifiance »…  » La vieille femme s’arrête de parler, étouffant un sanglot. La bonne du voisin reprend, explique cette fameuse « signifiance » :  » En Bretagne, la mort nous fait signe, elle s’annonce, surtout pour nous, les femmes de marin. Un arbre au milieu de nulle part, sans feuille, par un soir d’orage ; un chat noir qui vient miauler de façon agressive sous notre fenêtre ; un verre qui se brise dans la main, un meuble qui tombe… : autant de signes qui annoncent le malheur.  »

Un thonier en 1911

Avec mon panier de provisions à la main, dans l’escalier de l’immeuble parisien tout neuf où nous sommes, tous ces racontars de bonne femme paraissent loin, irréels et dérisoires. Une « signifiance » … et puis quoi encore ? Mon esprit cartésien, mon appétit pour les sciences m’éloignent de ce monde de légendes et de croyances.

La vieille femme de Cancale sent que je peine à la croire. Elle remet sa mèche de cheveux tout blancs derrière son oreille, redresse fièrement la tête et me jette : « Monsieur le fonctionnaire, quand vous mangerez votre poisson, la prochaine fois, pensez aux marins qui risquent leur vie pour vous. Pensez à mon homme parti si jeune…  »

Gêné, ne sachant quelle attitude adopter, je bredouille un « Voui madame, z’avez raison madame, je penserai, je penserai…  »

Je pousse enfin la porte de chez moi. Ma propre bonne me demande : « Ben alors monsieur, vous z’êtes décidé pour c’midi ? J’vous fait du poisson ou du poulet ?  »

Rêveur, je m’entends répondre :  » Du poulet, Augustine, du poulet… c’est mieux…  »

 

5 octobre 1910 : Le soleil se lève sur le Portugal

« Là-bas, ce sont les écrivains qui prennent le pouvoir ! »

Aristide Briand est ravi de ce qui se passe au Portugal. La royauté vient d’y être renversée et la république instaurée. Teofilo Braga, poète, historien de la littérature, a pris la tête de l’Etat à Lisbonne.

Va-t-il mettre fin à la corruption ambiante ? Conduira-t-il les réformes qu’il annonce jusqu’au bout ?

Le Portugal a besoin d’un Etat central moins étouffant, d’une réforme fiscale conduisant à des prélèvements obligatoires plus équitables, d’un assainissement des dépenses publiques et d’un enseignement repensé et modernisé.

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Tout un peuple est lassé des humiliations subies en matière coloniale -vis-à-vis de l’Angleterre notamment –  et c’est toute une Nation qui a besoin d’un nouveau projet et d’un rêve collectif.

Comment parvenir à cela sans tomber dans des débats parlementaires infinis et stériles ? Comment éviter l’affrontement entre deux Portugal : l’un très catholique, attaché à la prédominance de l’Eglise et un second plus laïque, hostile aux congrégations et favorable à une libéralisation des mœurs ?

Teofilo Braga va devoir laisser un temps sa plume alerte et ses chers poèmes pour résoudre ces équations politiques et sociales complexes.

En attendant, l’Europe compte enfin une république de plus qui inspire chez nous un élan de sympathie.

Le jeune roi Manuel II part en exil en Angleterre pendant que Paris offre ses services pour aider le nouveau régime de Lisbonne. 

Comme disent les Portugais : « Quand le soleil se lève, il se lève pour tous. »

5 mai 1910 : Rumeurs sur un déplacement à Rome

Je pars en déplacement secret à Rome. Je n’ai le droit de ne rien dire à mes collègues. Pour autant, il est amusant de faire le point sur toutes les rumeurs qui courent sur ce voyage. Certaines sont vraisemblables, d’autres un peu farfelues.

Rumeur numéro 1

Je vais rencontrer des dirigeants italiens pour éprouver la solidité de la triplice. En effet, nos voisins transalpins continuent à partager une même union militaire avec l’Allemagne et l’Autriche Hongrie. Or, nous pensons qu’ils ne sont guère attachés à cet état des choses et qu’une pression diplomatique bien organisée peut les faire changer d’avis.

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Rencontre des flottes italienne et française en présence du Président Loubet en 1901 à Toulon

Rumeur numéro 2

Il est prévu que je fasse le point avec des représentants du Pape Pie X au sujet de la position du Vatican concernant la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. L’intransigeance du pape compromet la mise en place des associations cultuelles nécessaires au bon transfert juridique des biens au profit de l’État.

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Le pape Pie X

Rumeur numéro 3

Le développement spectaculaire des pèlerinages à Lourdes à la suite des apparitions mariales et de la courte et miraculeuse vie de Bernadette Soubirous, décédée il y a un peu plus de trente ans, oblige l’État français à prendre des dispositions pour canaliser les foules venues de toute l’Europe. Une concertation avec l’Église, au plus haut niveau, paraît nécessaire, surtout si le Vatican envisage de canoniser la jeune bigourdane.

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Bernadette Soubirous

Rumeur numéro 4

Il s’agirait de faire le point sur le bon emploi des fonds débloqués par la France à la suite de la catastrophe de Messine du 28 décembre 1908. De méchantes langues prétendent qu’une partie des sommes collectées ne serait jamais parvenue au sinistrés et citent de possibles actions répréhensibles de la mafia.

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Le tremblement de terre de Messine

Rumeur numéro 5

En fait, ce déplacement serait strictement privé. Son caractère secret viendrait juste du fait que ma femme et moi-même, nous souhaitons avoir un vrai moment à nous, sans enfant, sans sollicitation du cabinet de Briand, sans document – que je devrais évidemment valider en urgence – porté par un représentant de l’ambassade de France à Rome.

Un moment secret, à deux, en amoureux…

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Mon autre site : Il y a trois siècles

17 mars 1910 : Le violon, l’instituteur et le curé

Les fidèles de la procession s’arrêtent, stupéfaits. Par la fenêtre d’une maison de la rue Victor Hugo, dans cette petite ville tranquille non loin de Niort, ils entendent s’échapper les mesures de la Marseillaise. L’hymne national est joué avec vigueur, au violon, par l’instituteur qui rythme chacun de ses coups d’archet par un petit claquement de pied « tac, tac, tac ». L’air est entraînant mais paralyse, un instant, de stupeur les catholiques très pratiquants qui marchaient jusqu’à présent les mains jointes. Après avoir repris leurs esprits, les réactions courroucées ne se font pas attendre : les uns se signent, horrifiés, tandis que d’autres lèvent le poing furieux en criant « Satan ! Satan !».

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Dans une toute petite ville tranquille, non loin de Niort…

Le surlendemain, le maître d’école reçoit une lettre de l’inspection académique où son comportement est blâmé. Selon les termes du courrier, il a « inutilement provoqué l’Église » par une manifestation jugée « aussi indécente que puérile ».

Fin du premier épisode.

Plusieurs mois après, l’affaire rebondit et continue à faire des vagues. Le fonctionnaire musicien a saisi le Conseil d’Etat pour contester la sanction morale dont il fait l’objet. Plusieurs associations départementales d’enseignants le soutiennent et demandent audience au ministre de l’Instruction publique. Quant à l’évêque local, il exige au contraire le renvoi pur et simple de l’intéressé en considérant que la liberté du culte a été gravement mise en cause.

Des parlementaires de droite comme de gauche s’emparent du dossier tandis que la presse nationale commence à préparer des articles aux titres vengeurs.

Hier, Briand me donne alors l’ordre de stopper cette machine infernale qui risque, ni plus ni moins, de gravement troubler les prochaines sessions parlementaires.

Aujourd’hui, les protagonistes de cet incident sont donc tous dans mon bureau et nous nous efforçons de trouver une porte de sortie honorable pour chacun. L’objet du « délit », le violon, est posé sur la table de dégagement à côté de moi.

Un cardinal, deux évêques, trois présidents d’associations d’instituteurs, le maire de la commune, le député, le recteur et l’inspecteur d’académie s’échauffent autour de la table et font part de leur indignation à chaque fois que le camp d’en face prend la parole. Le député est ouvertement anti-clérical alors que le maire ne cesse de rappeler son attachement à l’Église. Le recteur regrette l’importance prise par l’affaire mais refuse de désavouer son subordonné inspecteur d’académie qui craint, pour sa part, une nouvelle guerre scolaire dans sa région si les enseignants continuent à s’y comporter de façon maladroite.

Les dignitaires catholiques sont regardés avec haine par les représentants des maîtres mais refusent de se laisser intimider en insistant sur le caractère presque « sacré » de la sanction reçu par le violoniste patriote.

La situation paraît bloquée. Et je me renverse sur mon fauteuil de lassitude, en essuyant mes lunettes.

Soudain, une idée me vient.

Je saisis l’instrument de musique et propose à tous mes interlocuteurs de descendre dans la rue, au bas de mon bureau, « pour tester le bruit d’un violon jouant la Marseillaise ».

Quelques minutes plus tard, défilent ainsi sous les fenêtres du ministère de l’Intérieur, trois hauts dignitaires catholiques, des maîtres d’école meneurs syndicaux, quelques élus locaux et des hauts fonctionnaires de l’Instruction Publique. Tout ce petit monde écoute attentivement mon récital au violon : la Marseillaise, bien sûr… mais, sentant mon public charmé, j’enchaîne avec une partita de Bach puis une sonate de Mozart. Les uns et les autres m’écoutent, « religieusement » sous le regard amusé des passants.

Lorsque tout ce petit monde revient à la table de la négociation, avec le sourire de ceux qui ont pris l’air et ont pu écouter de belles mélodies, nous convenons d’annuler la lettre de blâme touchant le pauvre instituteur.

Dans un grand élan de pédagogie et de générosité, nous décidons de la remplacer par un courrier simple, conseillant, pour la prochaine fois, à l’instituteur, de « diversifier le répertoire joué… à tous les grands noms de la musique classique ».

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21 janvier 1910 : Noé va-t-il sauver les Parisiens des eaux ?

« Paris est puni, Paris doit se repentir, la ville des plaisirs doit se flageller pour obtenir le pardon du Très Haut ! » L’homme hirsute, posté sur le pont de l’Alma, lève ses bras décharnés en l’air et continue à psalmodier dans une langue incompréhensible pour les nombreux passants qui se sont attroupés, fascinés, autour de lui.

Il reprend de sa voix puissante, en Français à nouveau : «Dieu a fait pleuvoir pendant tout l’été 1909, l’automne a été froid et neigeux. Hier et avant hier, pendant deux journées terribles, le Tout Puissant a déclenché le déluge. Et maintenant, la capitale est sous l’eau. C’est la crue du siècle ! On circule en barque pour atteindre les bâtiments symboles de l’orgueil démesuré des hommes. La Chambre des députés, la gare Saint-Lazare et la gare de Lyon disparaissent peu à peu dans notre ville engloutie. Les députés et les cheminots nagent en eau trouble ! Je suis Noé, je suis Noé, venez à moi si vous voulez être sauvés ! » Paradoxalement, personne ne ricane autour de celui qui était encore considéré, il y a peu, par tous les habitants des quais, comme un vieux fou, inoffensif et drôle.

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La Chambre des députés est sous l’eau, pendant la grande crue de 1910

Le « Noé », les yeux injectés de sang, continue sa prêche : «Rappelez-vous la crue de 1658, la Seine avait retrouvé son ancien lit qui passe au pied de Belleville, borde Ménilmontant, Montmartre et Chaillot, son lit venu du fond des âges, ce lit que l’homme avait dévié pour son petit confort. La Seine se venge, vous domine tous autant que vous êtes, repentez-vous ! Les cabarets et les théâtres sont fermés, l’électricité, le téléphone et le métropolitain, inventions scandaleuses d’un homme prométhéen, sont en panne. Le soir, la nuit noire nous enveloppe ; les eaux sombres et silencieuses deviennent le reflet de notre âme chargée de péchés. Les rez-de-chaussée des immeubles sont sous l’eau et vous devez vous réfugier dans les étages, vous devez vous élever, enfin ! Je vous invite à prier. Repentez-vous ! »

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Les abords de la Gare de Lyon ne forment plus qu’un grand lac

Une veille dame, manifestement convaincue par tant d’éloquence, s’agenouille, se signe et sort son chapelet. Trois autres messieurs en manteau, pourtant très dignes, ont retiré leur chapeau et baissent la tête dans un mouvement manifeste de contrition.

Je laisse là le petit attroupement mystique et continue mon chemin jusqu’au ministère de l’Intérieur où le monde réel m’attend. Mon bureau de ma bonne vieille place Beauvau, reliée minute par minute à la Préfecture de Police, où nous tentons de montrer à la population parisienne désorientée que le gouvernement des hommes existe toujours.

A suivre…

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14 décembre 1909: Les pouvoirs extraordinaires de Saint Greluchon

La jeune paysanne approche sa main en tremblant et gratte le menton de la statue. Le rebouteux lui empoigne le poignet vigoureusement :

«  Plus fort, la gamine, plus fort, sinon, ton bébé sera une loque ! »

La jeune femme crispe ses doigts et arrache avec ses ongles noirs un peu de poussière de bois du visage impassible représentant Guillaume de Naillac, antique seigneur de ces lieux.

Elle garde précieusement la substance dans le creux de sa main et la reverse dans une coupe emplie de vin blanc de messe. Elle s’agenouille, se signe et boit, en confiance, le bizarre breuvage.

Nous sommes à l’intérieur d’une église du Bourbonnais. Comme dans de nombreux coins de France, l’imagination populaire n’a pas de limite pour venir en aide aux couples qui ne peuvent avoir d’enfants.

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La ville de Bourbon l’Archambault abritait un drôle de Saint Greluchon

La statue de Guillaume de Naillac est célèbre dans tout le pays : on prétend qu’en lui grattant les parties génitales, on obtient des particules magiques susceptibles de provoquer une grossesse.

« Gratter », en dialecte local, se dit « grelicher ». La ferveur villageoise a canonisé notre bon Guillaume et sa statue est devenue, après avoir favorisé l’émergence de nombreuses progénitures dans toute la région et pendant tout le XIXème siècle, Saint Greluchon.

 Pendant des dizaines d’années, l’entre-jambe de notre saint a été raboté par des milliers de mains fébriles. Puis, au moment où il ne restait plus rien à extraire de cet endroit du corps, dans les années 1895, j’avais déjà été interrogé par le préfet sur la conduite à tenir et avait conseillé que l’on « gratte le menton ». Mon conseil avait été transformé en arrêté préfectoral rassurant, de surcroît, les esprits pudibonds.

Ce dernier mois, le saint Greluchon revient sur mon bureau. Son menton n’est plus et son visage est devenu méconnaissable. Gratté, défiguré par des centaines d’ongles fervents, les mains de toutes les femmes momentanément stériles de plusieurs départements.

Le préfet, dérangé par cette grattouille inédite, interpelé par le maire local et le curé de la paroisse, pour une fois unis dans un même désarroi face à la disparition progressive et inexorable de la statue, demande à Paris l’autorisation de transférer l’objet dans un musée.

La lettre du haut fonctionnaire se conclut ainsi : «  Monsieur le ministre, si nous n’y prenons garde, la statue de Guillaume de Naillac n’aura bientôt plus forme humaine et un souvenir remarquable du notre Moyen-Âge régional disparaîtra à jamais. Ce n’est plus qu’un rondin de bois que les paysans illettrés continueront à adorer d’une ferveur puérile. »

Je réfléchis longuement et renvoie ces instructions au préfet :

« Monsieur le préfet,

Il est positif de constater que vous êtes saisi par le maire et le curé de façon conjointe. J’y vois un signe de détente et d’apaisement après la loi de 1905 peu appréciée dans votre région. Recevez dès lors mes félicitations pour votre action modératrice.

Pour ce qui est de la statue, vous avez l’autorisation de la transférer au musée du chef-lieu. Pour autant, cette action imposée par un légitime souci d’ordre public, risque de provoquer la frustration des populations locales. Vous veillerez, dès lors, à conserver intact le socle en pierre de votre Saint Greluchon. Il appartiendra au curé local, s’il le souhaite, de bénir régulièrement un peu de poussière de bois et de la placer à cet endroit de l’église, à disposition de ses ouailles. »

J’apprends ce jour que ce dernier conseil est resté sans effet. La poussière de bois « envoyée par les fonctionnaires de Paris » n’intéresse personne.

En revanche, le musée départemental a vu sa fréquentation multipliée par cent depuis que le Saint Greluchon y a pris ses quartiers d’hiver.

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12 octobre 1909 : Camille Claudel jusqu’à l’obsession

 La culpabilité qui ronge, occupe une bonne partie de l’esprit, revient à la charge comme un mauvais génie. Paul Claudel n’en peut plus de penser à sa sœur Camille. Cette dernière, sculpteur de grand talent, ancienne élève de Rodin et devenue sa maîtresse avant de rompre de façon particulièrement orageuse, sombre dans une folie sans retour.

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Paul Claudel, sculpté par sa soeur Camille lorsqu’il avait une quinzaine d’années.

La partie raisonnable de mon ami Paul le pousse à s’occuper de Camille en lui apportant des vêtements neufs, en l’aidant à ranger et nettoyer un appartement écurie et surtout à l’écouter patiemment en lui suggérant qu’elle n’est pas seule dans ce monde que sa tête malade lui fait sentir comme de plus en plus hostile.

Une autre voix intérieure lui dit : « tu n’y es pour rien. Garde ta liberté, vis ton métier de diplomate, voyage, écris, tu n’as pas de prise sur cette triste situation, préserve-toi. »

Rendre visite à Camille une fois par an : est-ce le bon compromis pour apaiser sa conscience ? Est-ce suffisant pour que la pauvre femme se sente entourée, aimée ? Certainement pas. Mais Paul n’en peut plus. La vision de celle qu’il admirait lui fait maintenant horreur. L’artiste ne produit plus. Elle est devenue énorme, ne se lave plus guère, déchire le papier-peint de sa chambre, brise ses œuvres, poste des lettres assassines à des inconnus et parle de façon saccadée, le regard fiévreux.

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Camille Claudel semble sombrer inexorablement dans la folie

«  Et s’il m’arrivait la même chose dans quelques années ? «  Claudel s’interroge, se demande si la maladie n’est pas une malédiction familiale qui frappera progressivement toute la fratrie.

Alors il fuit, il tente d’oublier, se tourne vers Dieu, son seul secours, vers l’écriture, sa seule compagne réconfortante. Les mots glissent sur le papier, souplement, au rythme d’une respiration réflexe : il s’éclaircit l’esprit en noircissant la feuille.

Dans son journal, dans ses pièces, Claudel ne parle pas ou fort peu de sa sœur. L’Amour, la quête spirituelle, la poésie et la recherche d’une mélodie des phrases, occupent toute l’œuvre. Camille est absente ou seulement citée de façon brève, factuelle et faussement neutre au détour d’une page. Et pourtant ! Pas une heure sans que l’écrivain ne pense à elle, à ses sculptures merveilleuses de grâce, à ses rires passés, à sa fraicheur qui n’aurait jamais dû s’interrompre. Il se retourne parfois brusquement, persuadé d’avoir entendu sa voix alors qu’il réside à l’autre bout de la planète.

La plume continue à courir sur la feuille, Claudel laisse un instant son bras produire seul, mécaniquement, sa prochaine pièce en trois actes. Son regard se trouble, sa gorge se noue, il prononce en chuchotant ce prénom tant aimé, ces deux syllabes dissemblables et inégalement douces : « Camille… »

Son parfum de l’époque où elle était coquette lui revient en mémoire pendant que ses yeux s’humidifient inexorablement. Il essuie d’un doigt la larme qui commençait à perler et prononce à nouveau le mot « Camille ». Comme un appel, une prière, en tournant la tête vers le crucifix suspendu sur le mur d’en face. Il lui semble que la tête du Christ en croix a les traits de l’égérie de Rodin, qu’il incline la tête comme elle le faisait quand elle sculptait. Dans un nouveau souffle qui l’aide à surmonter sa détresse, il lâche un nouveau « Camille… » avec une douceur infinie, une tendresse de frère qui ne pourra jamais oublier sa pauvre sœur.

12 août 1909 : I comme Intimité

Que se passe-t-il dans la chambre d’un bourgeois parisien le soir venu ? Quelles sont les relations qui se nouent entre un paysan et sa femme quand les travaux des champs sont terminés et les bêtes rentrées ?

Des questions que personne ne se pose vraiment et dont les réponses marquent pourtant notre époque aussi sûrement que le lancement d’un nouveau cuirassé ou les débats qui n’en finissent plus au sujet de l’impôt sur le revenu.

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« Vanité », une toile de Toulmouche. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par la direction du journal Le Temps

L’homme du XIXème siècle avait fini par détester son corps. Parfumé mais peu lavé, caché sous des vêtements empilés dès le plus jeune âge, le corps était suspect. Siège de pulsions non maîtrisées dans une société qui souhaitait s’urbaniser et se policer ; on regrettait qu’il soit sexué dans un monde bourgeois qui voulait réduire le nombre d’enfants multipliant et réduisant d’autant les parts d’héritage.

La mode coquine et le libertinage du XVII et XVIIIème siècle s’effaçaient derrière une pudibonderie encouragée par le prêtre et le maître d’école. L’usine naissante n’avait pas besoin non plus d’ouvriers distraits et d’ingénieurs déconcentrés. Le patron et le contremaître s’unissaient pour parvenir à une maîtrise des corps, une réduction de l’espace intime aux strictes nécessités du sommeil réparateur pour un lendemain de dur labeur.

Mari et femme faisaient souvent chambre à part. La « chose » se faisait en cachette et à la sauvette, honteusement presque.

Cette France des corsets, des faux cols et des boudoirs secrets, étouffe.

En ce début de siècle, les chanteuses de cabarets, les artistes et les écrivains ouvrent petit à petit les fenêtres et font rentrer un air frais dans les chambres.

Chansons paillardes, peintures audacieuses de nus, ouvrages littéraires d’introspection, contribuent à redonner du charme à l’intime. Les sens reprennent leurs droits dans la vie très privée de chacun. On écrit sur la mémoire, sur les souvenirs, on mesure les perceptions et les rêves. On redécouvre l’individu privé, l’homme débarrassé de ses habits sociaux.

Certains médecins soulignent que l’accumulation des frustrations et interdits intimes aboutit à l’hystérie. D’autres déplorent que les secrets entourant la chambre à coucher conduisent à une propagation à bas bruit et donc dangereuse des maladies vénériennes. Un XXème siècle qui souligne les vertus de l’hygiène ne peut se satisfaire des portes fermées sur l’intime. Il exige plus de transparence.

L’armée s’en mêle. Un bon soldat français doit avoir des muscles pour repousser l’envahisseur teuton. La gymnastique se diffuse dans les régiments et les écoles. On ne fréquente plus seulement les salles de sport pour tirer à l’épée ou au fleuret mais aussi pour soulever des poids et faire des tractions.

L’épouse voit revenir vers elle un mari mieux dans son corps, elle qui laisse tomber les robes trop étroites et redécouvre les décolletés plongeants.

Alors que se passe-t-il dans le secret des chambres à coucher la nuit tombée ? Une chose, au moins, est sûre : on y respire plus qu’avant.

8 juin 1909 : Faut-il compromettre l’ambassadeur d’Allemagne?

La photographie est scandaleuse : Une femme, un fouet à la main, assise sur une charrette à bras tirée par deux hommes. Les trois sont célèbres. On distingue Nietzche au coude à coude avec un autre philosophe Paul Rée. Il leur revient de faire avancer le véhicule alors que la dame cocher n’est autre que Lou Andreas-Salomé. Ce cliché assez connu dans le monde de la philosophie, représente le couple platonique formé par trois intellectuels allemands réfléchissant à la mort de Dieu, l’avenir de l’homme, l’esthétique, les rapports entre la morale et les pulsions, la mort et l’amour.

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La rayonnante Lou Andreas-Salomé avec les philosophes Friedrich Nietzsche et Paul Rée

Ce qui est plus surprenant, c’est que la photographie est annotée par son excellence l’ambassadeur d’Allemagne et a été glissée dans un livre de Lou Andreas-Salomé : « Enfant des Hommes ». Là où l’histoire devient croustillante, c’est quand on découvre que ces documents ont été récupérés par les services secrets français -le deuxième bureau- et permettent dès lors de compromettre le diplomate allemand.

L’une des femmes de ménage de l’ambassade du Reich à Paris travaille pour nous et a observé l’intérêt caché du fonctionnaire berlinois pour Lou Salomé. Elle a compté tous les clichés qu’il collectionnait fébrilement sur cette fille de protestant luthérien d’origine allemande élevée à Saint-Petersbourg, lisant très jeune Kant et Spinoza. Elle a aussi fait le point sur ses rencontres secrètes avec cette égérie libre, à la sexualité complexe -un temps déesse vierge laïque, puis mangeuse d’hommes – apôtre du féminisme et accoucheuse d’écritures masculines.

Le deuxième bureau a patiemment réuni les pièces d’un dossier où les sympathies socialistes de Lou Salomé ne peuvent que compromettre un diplomate de haut rang qui l’a rencontrée plusieurs fois. La vie de bohême de cette femme encore très belle à cinquante ans, ses correspondances torrides avec certains hommes et plusieurs femmes, son indépendance d’esprit en font quelqu’un d’infréquentable par un ambassadeur obéissant à une hiérarchie berlinoise conservatrice.

En cas de crise diplomatique, si l’ambassadeur ne se montre pas spontanément conciliant, le dossier Salomé pèsera lourd dans la balance.

Pression, chantage, tout cela n’est guère reluisant et n’honore pas, une fois de plus, les services spéciaux de la République.

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Le regard fier de la philosophe Lou Andreas-Salomé témoigne aussi d’un grand appétit de vivre

Je consulte le dossier qui est arrivé jusque sur mon bureau : le regard fier de Lou Andreas-Salomé bien rendu par les clichés que nous avons d’elle, ses écrits contre l’hypocrisie sociale, ses exigences de droiture, de dévouement à une cause juste, semblent m’envoyer un message clair. Le dossier constitué contre le représentant du Reich ne nous honore pas, nous Français. Le diplomate a bien le droit d’avoir les lectures et les rencontres qu’il veut dans sa vie privée et il est immoral de tenter de le faire « plonger » à cause de cela. Je relis cette phrase de Rilke qui a passionnément aimé, lui aussi, Lou Salomé : » Etre aimé, c’est se consumer dans la flamme. Aimer c’est luire d’une lumière inépuisable. Etre aimé, c’est passer ; aimer c’est durer. » Quel décalage avec cette action crapoteuse des hommes du renseignement !

Je referme la liasse compromettante. D’un geste brusque et décidé, je la jette dans le feu de la grande cheminée du ministère.

Au fur et à mesure que les flammes consument les centaines de pages qui auraient pu salir un diplomate d’une puissance dangereuse pour la France, je repense à cette phrase de Nietzche que Lou Salomé ne cesse de citer : « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde à ne pas finir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi ».

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Lou Andreas-Salomé : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que les autres pensent de moi, mais ce que moi, je pense des autres. »

19 avril 1909 : Jeanne d’Arc sort vivante de son bûcher

« Cette pucelle, tout le monde la veut. » Je ne sais si Prosper d’Epinay parle de la véritable Jeanne d’Arc ou de la magnifique statue qu’il vient de réaliser de notre héroïne nationale. Elle se tient devant nous toute droite, les yeux mi-clos, le port de tête fier, les mains jointes sur le pommeau de sa longue et pesante épée. La jeune femme immobile semble nous écouter dignement parler du sort que lui réserve ce début de XXème siècle.

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La statue de Jeanne d’Arc par le sculpteur d’origine mauricienne Prosper d’Epinay. Le Vatican béatifie Jeanne d’Arc en avril 1909. Le procès en canonisation est ouvert et va durer 10 ans.

Le sculpteur d’origine mauricienne évoque les multiples courants de pensée qui se réclament de la bergère de Domrémy : Michelet, l’historien républicain, en fait un ciment de l’identité nationale, une rassembleuse du peuple et une gardienne vigilante des valeurs de la patrie. Anatole France revisite le mythe avec un regard critique et très rationnel et ose prétendre qu’Orléans n’a été conquis qu’en raison de la faiblesse des effectifs anglais. La droite avec Barrès en fait un modèle de la résistance à l’envahisseur, un symbole de pureté éloignant les souillures possibles du sol national. Les socialistes s’arrachent cette pauvre paysanne qui s’élève à la force du poignet et oblige les élites à servir les intérêts du peuple. L’Eglise, enfin, ne sait que faire de cette rebelle à la foi chevillée au corps, refusant de se soumettre aux clercs pour n’obéir qu’à Dieu.

« Je vous le dis, cette pauvre pucelle, tout le monde la veut dans son camp ! » 

Un déplacement de lumière semble imprimer un léger mouvement à la sculpture. L’ombre portée se réduit d’un coup, la couleur du visage s’illumine, on pourrait croire un instant que les yeux de Jeanne s’ouvrent légèrement.

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Prosper et moi arrêtons notre conversation pour ne pas troubler ce moment de grâce.

L’artiste regarde son oeuvre, fasciné. Il saisit la main de l’héroïne de Domrémy et lui parle à voix basse. Est-ce une prière ? Ou la parole magique d’un chaman capable de transmettre de la vie dans un objet ?

Les souvenirs et les images des livres d’Histoire de mon enfance, les textes plus sérieux du lycée Condorcet, les essais (forcément) brillants lus à Science Po sur l’époque de Jeanne d’Arc forment une sarabande dans ma tête et donnent une épaisseur, une signification profonde à la statue.

L’épée tournée vers le sol s’incline imperceptiblement par un effet d’optique que mon imagination refuse de corriger. Les rayons qui font briller la lame la transforment en une sorte de cadran solaire marquant le temps d’une France éternelle, une France qui ne perd pas de guerre et survit à tous les malheurs des temps.

Le doux regard de Jeanne, posé sur les deux êtres de chair fragiles que nous sommes à ses pieds, nous enveloppe, en même temps que le soleil couchant, d’un halo calme et pacifique. Je suis sûr à cet instant que Jeanne d’Arc sort de son bûcher vivante et que la bergère possède une richesse qu’aucun grand bourgeois n’aura jamais. Elle tend la main aux pauvres égarés que nous sommes tous et laisse son admirateur Charles Péguy conclure avec une voix claire et prophétique  :

 » La mystique est la force invincible des faibles. » 

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