1er juillet 1910 : L’Oiseau de Feu enflamme Paris

Tous les ingrédients pour obtenir un succès auprès du public français sont au rendez-vous : le folklore russe, de nouveaux rythmes, des mélodies endiablées, des costumes et une chorégraphie d’une beauté à couper le souffle.

« L’Oiseau de Feu » d’Igor Stravinski arrive au moment où notre pays découvre le monde russe (Tolstoï, Moussorgski, les Ballets russes…). Le petit monde de l’Entente cordiale se rapproche et les Français fantasment sur les immenses plaines de l’Est, portes de l’Orient, lisent à leurs enfants ces contes slaves mystérieux et découvrent des romans enfin traduits qui leur ouvrent les portes de Moscou, de Saint-Petersbourg ou de la Sibérie.

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Tamara Karsavina et Michel Fokine 
dans L´Oiseau de feu, 1910

Le fait d’arriver au bon moment n’est pas forcément synonyme de succès. Encore faut-il du talent. Et le jeune Stravinsky qui aura bientôt 28 ans n’en manque pas.

Son ballet a été écrit dans la fièvre : la commande de Serge Diaghilev date de l’hiver et les pages du livret ont été écrites et montée en chorégraphie au fur et à mesure pour que tout soit prêt fin juin. L’urgence qui aurait pu être un handicap s’est transformée en atout : dès le départ, les contraintes des danseurs, les idées originales du chorégraphe, les premiers croquis des décorateurs ont aidé à modeler l’œuvre. Cette dernière bénéficie donc de l’apport de toute une équipe d’artistes inspirés et tendus vers un même but.

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Le résultat est stupéfiant et séduit. Nous cheminons au côté d’un prince Ivan Tsarévitch qui s’égare dans le jardin enchanté de Kachtcheï. Dans un arbre aux pommes d’or, il arrive à capturer un oiseau de feu. L’animal aux milles couleurs retrouve sa liberté en échange de l’une de ses plumes aux pouvoirs magiques. Notre héros rencontre ensuite treize princesses dont l’une d’entre elle, à la beauté sublime, deviendra sa bien-aimée. Fait prisonnier par les « monstres gardiens », menacé d’être changé en pierre par un sortilège diabolique, Ivan Tsarévitch n’est sauvé que par la plume de l’oiseau de feu.

La danse chasse les ténèbres et met un terme aux sinistres enchantements. Le héros et sa dulcinée peuvent retrouver leur liberté et vivre leur amour.

Les pas de deux, les portés et les sauts ont eu raison des forces du mal. La beauté, les couleurs resplendissantes, les mélodies enjouées peuvent désormais régner sans partage.

En ces périodes d’incertitudes, d’interrogations sur l’avenir, Stravinsky apporte des remèdes simples tout en ouvrant de nouvelles perspectives à la vie artistique. Un auteur à suivre de près.

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« Il y a un siècle »….

28 juin 1910 : Stravinsky, le mince qui va vite

L’homme est mince voire fluet. De fortes lunettes de myope. Il paraît un peu écrasé par la présence et la carrure puissante de son impresario Serge de Diaghilev qui ne le quitte plus. Igor Stravinsky parle doucement, d’une voix bien timbrée. Il raconte sa courte vie d’homme de 27 ans déjà couvert de gloire alors que son arrivée à Paris ne date que de quelques mois. Le succès de l’Oiseau de Feu donne des ailes à ce jeune compositeur qui n’est que d’apparence timide.

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Les journalistes l’interrogent :

Non, il n’a pas fait le conservatoire et a préféré apprendre l’orchestration auprès de Rimski-Korsakov.

Oui, il est juriste de formation mais s’est ennuyé à mourir en faculté de droit de Saint-Pétersbourg, ville où il a grandi.

Stravinsky se laisse aller à parler de ses parents, musiciens connus dans la capitale russe : un père chanteur d’opéra, une mère excellente pianiste.

Mis en confiance, il explique qu’il a appris beaucoup par lui-même (l’harmonie et le contrepoint) même si Rimski-Korsakov a été un maître lui montrant l’exemple par des leçons particulières très stimulantes.

Il parle vite (son français se révèle impeccable), réfléchit vite et compose tout aussi rapidement. En quelques mois, l’oiseau de Feu a été bouclé et sa réalisation n’a aucun des défauts habituels des œuvres de jeunesse.

Je m’approche et demande à ce compositeur qui semble aimer la synthèse, de décrire ce qu’il imagine être son avenir avec le public français. Il me répond, droit dans les yeux et concentré :

«  Me renouveler, surprendre et ne jamais lasser ».

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Tamara Karsavina danse dans « L’Oiseau de Feu », un ballet dont la musique est de Stravinsky

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17 mai 1910 : Le goût pour les zoos humains

« Il faut mettre fin à ces exhibitions scandaleuses ! » La colère m’étrangle. Mes deux interlocuteurs, M. Deporte, directeur du Jardin d’Acclimatation et M. Martineau, « marchand d’indigènes » comme il se fait lui-même appeler, semblent surpris.

M. Deporte prend la parole en premier : « Nous avons déjà eu des reproches du préfet Lépine, maintenant les vôtres. Mais pourtant, montrer des peuplades primitives correspond à une attente des Parisiens. Ils veulent voir des sauvages, leurs costumes pittoresques, leur anatomie, leurs multiples femmes, les jeux de leurs enfants. Cela les amuse et leur change les idées après leur journée de travail. Ils jettent des pièces dans les bassins pour les voir plonger. Tout cela est à la fois amusant et instructif. » 

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Les scandaleux zoos humains à Paris

Les Nubians et les Eskimos en 1877, les Somalis en 1890, les Indiens Galibis et les guerriers Achantis en 1892, les célèbres Amazones du royaume d’Abomey en 1893… Les spectacles recrutant des êtres humains des régions lointaines ne sont ni nouveaux ni propres à la capitale française. Bruxelles, Londres, Berlin, Francfort, Chicago mais aussi Amiens, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Tours et beaucoup d’autres villes de province accueillent ces attractions bizarres où des familles entières sont parquées derrière des grilles et montrées, dans leur vie quotidienne à la population enthousiaste, charmée par l’exotisme des scènes.

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M. Deporte pense avoir trouvé le bon argument : « Nous travaillons pour les savants et la renommée de Paris. Le matin, nos Pygmées sont étudiés par l’Académie de Sciences. L’après-midi, ils sont libres dans mon Jardin et amusent les visiteurs. Le soir, ils s’adonnent à leurs danses favorites au Moulin Rouge ou aux Folies Bergères. Vous voyez, notre organisation est parfaite et bien pensée. »

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Sur un ton glacial, je rappelle à mon interlocuteur le nombre de pauvres gens morts de froid, de maladie voire de faim lors des précédents spectacles. Je montre les rapports de la préfecture de police et explique mon intention d’interdire ce type de manifestation.

M. Martineau me répond, calmement, en roulant une cigarette : « Nous avons décidé d’arrêter de promener des familles de Noirs comme des animaux en cage. Non pour des raisons morales, cher monsieur, mais parce que le public commence à se lasser. Nous proposons maintenant de reconstruire des villages entiers dans Paris. Un village sénégalais ou un campement maure : voilà qui peut aider notre peuple à prendre conscience de sa mission civilisatrice et pousser nos députés à voter des crédits pour nos colonies. » Le parti colonial, l’allié idéal pour ce marchand ! Des gens puissants, de l’argent de certains banquiers, des journalistes convaincus, des parlementaires qui ont des intérêts personnels dans ces affaires : Martineau sait manœuvrer et s’appuyer sur des groupes influents. Le sourire radieux, il se lève et me tend une autorisation déjà signée par le directeur de cabinet de Briand. « Désolé mon vieux, vous avez perdu. Vos bons sentiments m’amusent. Changez de camp. Laissez-vous aller à ce type de spectacle, vous verrez, en vieillissant, on y prend goût ! »

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« Il y a trois siècles » !

21 avril 1910 : Les artistes sont-ils malpolis ?

 « Les artistes sont des rustres ! » s’écrit Robert Pellevé de la Motte-Ango, marquis de Flers, un ancien camarade du lycée Condorcet. Ce fils de sous-préfet a préféré le monde des planches à celui des ministères, les tirades de comédies légères aux discours d’inauguration de nouvelles écoles.

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Mon ami Robert, le très distingué Marquis de Flers

Dans la maison familiale de sa femme où il m’a invité, à Marly-le-Roi, il me tient des propos peu amènes sur le monde du spectacle. Comme descendant d’une noble et respectable famille de Normandie, il peine à supporter le « manque complet d’éducation » des acteurs et des auteurs qu’il côtoie maintenant chaque jour.

Anna de Noailles ? «  Elle n’écoute qu’elle. Impossible d’en placer une, tellement elle est bavarde. Elle n’enchaîne que de longs monologues. Lorsqu’elle entre dans une pièce, on a l’impression qu’elle la remplit d’un coup totalement et quand elle la quitte, on dirait qu’une foule s’en va ! »

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Anna de Noailles, la trop grande bavarde…

Son appréciation la plus dure vise Pierre Loti, l’officier de marine -et fier de l’être – devenu écrivain célèbre et toujours passionné de voyages.

«  Il est toujours ridicule à plastronner avec toutes ses médailles, fier comme un paon, la peau du visage poudrée et le menton relevé. Pendant une soirée, il peut s’isoler dans un coin et ne pas décrocher un mot, y compris à ses hôtes, alors qu’il devisait gaiement, en venant, avec le chauffeur du taximètre. Jeux de mots douteux et contrepèteries constituent en outre son fonds de commerce. Victorien Sardou, mon beau-père, l’avait un jour bien remis à sa place… »

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Pierre Loti, menton relevé, visage poudré…

Je demande à en savoir plus. Robert ne se fait pas prier : « Loti avait écrit à beau-papa une lettre dont l’adresse était ainsi rédigée : Victorien Sardi, à Marlou. »

Mon beau-père lui a répondu, en commençant son courrier en ces termes : « Mon cher Pierre Loto, Capitaine de Vessie ! »

3 mars 1910 : Les bonds du fauve dans un théâtre

Le lieutenant de hussard prussien, confiant dans son pouvoir de séduction, glisse sa main dans celle d’Anne-Charlotte. A chaque pas, il sent le froissement de la robe cintrée de la belle aristocrate contre son pantalon d’uniforme, la douceur d’un tissu féminin contre la toile rêche. L’essence d »Ambre Antique » de Coty l’enchante dès qu’il s’approche pour lui glisser un mot.

Anne-Charlotte laisse agir son charme et sert doucement les doigts de l’officier qu’elle trouve musclés mais fins.

Cet après-midi, le couple improbable réunissant l’espionne et l’adjoint d’attaché militaire allemand, a choisi de profiter de la future saison russe, de découvrir les prochains ballets qui feront les joies de la foule au Théâtre du Châtelet.

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Il assiste à une répétition grâce à la « carte de circulation » d’Anne-Charlotte de Corcelette : ce précieux sésame donne accès aux loges des artistes, aux sièges d’une salle vide car fermée au grand public permettant d’avoir une vue imprenable sur l’entraînement des danseurs issus du ballet impérial de Saint-Pétersbourg, d’entendre l’orchestre s’accorder avant de s’élancer dans l’interprétation des dernières pages fiévreuses écrites par Stravinsky qui produit dans l’urgence.

Nos deux tourtereaux s’assoient dans la pénombre, placés par le gardien du théâtre qui connaît bien Anne-Charlotte. Un peu plus loin à droite, on devine la stature imposante du producteur Serge de Diaghilev qui cache le frêle Stravinsky continuant à composer pendant que l’on joue ses lignes créées le matin même.

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Serge de Diaghilev

Tous les sens sont mis à contribution : des sons originaux, des décors dont les couleurs chatoyantes font oublier le pâle noir et blanc des ballets français, une chorégraphie faite de danses traditionnelles coupées d’élans très modernes, des costumes rappelant aussi bien la Cour de Catherine II que celle d’un sultan d’Orient. La prochaine saison mélange savamment le folklore des steppes et l’ambiance des Mille et une Nuits ; un oiseau de feu frôle les femmes lascives d’un harem ; des chevaliers encouragés par des fées font preuve de bravoure ; des magiciens protègent des belles menacées par la folie des hommes et les caprices de mystérieuses divinités.

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Un costume des Ballets russes

Anne-Charlotte est aux anges. Elle retire sa main de celle du lieutenant allemand inculte qui l’ennuie depuis de longues minutes et l’empêche de profiter pleinement du spectacle. Le jeune officier s’en aperçoit, regarde sa montre et prend congé, proposant un autre rendez-vous accepté du bout des lèvres par celle qui ne lui jette qu’un vague regard en le quittant.

Anne-Charlotte, enfin seule, se laisse emporter par le rêve d’Orient qui hypnotisera demain tout Paris. La Russie comme personne ne l’a jamais vue, un pays qui a changé depuis Napoléon, des contrées plus mystérieuses que les récits français du XIXème siècle pouvaient le laisser supposer.

Soudain, le miracle.

Un être presque surnaturel, aux muscles de caoutchouc et doué d’une vivacité de fauve, s’élance sur scène. Un saut de plusieurs mètres, puis deux et enfin un troisième encore plus impressionnant. Nijinski qui est en passe de devenir le danseur le plus célèbre d’Occident, traverse l’espace sans effort apparent. Sa respiration et sa concentration ont raison de son poids : il vole presque.

Anna-Charlotte tremble soudain devant cet homme exceptionnel à la gestuelle érotique, au corps parfait, à la détente de mâle sauvage. Oubliés, d’un coup, les officiers que le Deuxième Bureau lui demande de côtoyer, évaporé son mari Jules fonctionnaire et juriste : ne reste que Nijinski et sa démarche de panthère rattrapant sa proie prête à se laisser dévorer pourvu que cela lui procure quelques plaisirs. Les frissons envahissent l’élégante qui se lève alors pour être remarquée de l’artiste si fascinant.

Le danseur descend de la scène au même moment et se dirige vers elle. Anne-Charlotte ne sait plus quelle contenance adopter. Une main dans les cheveux, une autre serrant son chapeau. La passion soudaine la rend toute gauche.

Nijinski pose un instant ses yeux noirs sur le diamant de son collier qu’un projecteur fait briller par hasard mais il reste indifférent. Ses pas le mènent en fait à Diaghilev, le mentor, le grand frère, le maître.

Lorsque les deux hommes se retrouvent, le producteur russe passe une main sur les hanches de Nijinski qui se cambre légèrement. Il profite de l’obscurité pour l’embrasser dans le cou, d’un mouvement aussi fougueux que bref.

Anne-Charlotte regarde, interdite, avec sa main gantée de blanc cachant sa bouche grande ouverte de surprise. Elle grave dans sa mémoire cette manifestation de passion entre les deux invertis ; ces deux êtres qui ont décidé de bouleverser tous les tabous, toutes les règles de notre époque. Ces deux Russes vont entraîner notre siècle dans un bond en avant gigantesque, à couper le souffle.

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3 décembre 1909 : Je préfère les femmes « en cheveux »

Insupportable ! Je me penche à droite, puis à gauche. En me redressant complètement, j’arrive enfin à voir la scène et la pièce de Feydeau jouée ce soir à la Comédie Royale, rue de Caumartin. Je peste contre l’immense chapeau de la dame de devant : des fleurs et des plumes bizarres agencées de façon complexe, tout en hauteur. Il ne manque que les faux fruits qui ornent, en revanche, le couvre-chef de sa voisine.

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Les chapeaux magnifiques et spectaculaires des années 1900

Tout cela est exaspérant. Le théâtre a beau mettre dans son règlement intérieur que les chapeaux sont interdits dans la salle, les ouvreuses n’osent pas faire de réflexions à quelques grandes dames qui ignorent superbement cette disposition. Ces dernières n’imaginent pas de paraître tête nue, « en cheveux », dans la rue, au restaurant ou au théâtre.

Je suis à présent droit comme un « i » et profite d’un angle de vision retreint entre deux plumes de l’élégante de devant qui reste indifférente à ma gêne. Je reste ainsi un bon quart d’heure dans cette position raide qui me permet de ne pas rater les évolutions de la scène de ménage grotesque qui ouvre la pièce à succès « Feu la Mère de Madame ».

Soudain, une main gantée de blanc se pose délicatement sur mon épaule. Une jeune femme toute menue, assise derrière moi, me glisse à voix basse, à l’oreille, avec timidité mais aussi beaucoup de tact : « Pardon Monsieur de vous importuner. vous êtes grand, savez-vous. Pouvez-vous, si cela vous est possible, vous caler un peu dans votre fauteuil ? Vous serez mieux assis et je pourrai ainsi regarder la pièce. Votre tête dépasse très largement votre fauteuil et je ne vois, moi qui suis petite, malheureusement rien.»

Je pousse un profond soupir, réfléchis, pèse le pour et le contre, pour lui répondre enfin :

«  Ne craignez-rien, chère Madame, je sors ! »

Furieux, je dérange toute la rangée avec brusquerie puis quitte la salle… non sans avoir réclamé au vestiaire, sur un ton sec, mon beau chapeau melon.

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23 novembre 1909 : Glissades ridicules d’un grand bourgeois

La chute est violente mais chacun éclate de rire. L’homme essaie d’attraper son chapeau : il tombe dessus lamentablement. Personne ne lui porte secours, aucune main prévenante ne le sauve de cette situation embarrassante. Les pieds en l’air, le costume et les gants déchirés, le monocle perdu, un trou au plus mauvais endroit du pantalon, le dandy n’est plus que l’ombre de lui-même. Il tente à nouveau de se redresser, fait quelques pas en écartant les bras, les yeux révulsés de terreur. Autour de lui, on glousse, on siffle et se tape la cuisse. Va-t-il enfin parvenir à patiner ? Le beau Max Linder qui est arrivé en habit jusque sur la glace de cette patinoire extérieure, l’élégant bourgeois, l’homme du monde raffiné, provoque l’hilarité générale.

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L’acteur Max Linder aime jouer le dandy ridicule

Le film est bon, le public qui assiste à la projection a autant d’enthousiasme que celui qui s’était massé autour des techniciens pendant le tournage. Louis Gasnier, le metteur en scène, regarde son œuvre pour la dixième fois depuis sa sortie fin 1908. L’acteur principal est devenu une vedette. Ce n’est plus le Gabriel Leuvielle (quel nom!) des débuts. Il a emprunté au comédien Max Dearly, son prénom et à la célèbre Suzanne Lender, son nom, en le déformant joliment. Max Linder ! Un patronyme international, prêt pour la conquête des salles des capitales d’Europe !

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Les studios Pathé se frottent les mains d’avoir ainsi remplacé leur comique André Deed parti pour l’Italie. « La première sortie d’un collégien », « La vie de Polichinelle » bientôt « Le petit jeune homme » : la foule afflue pour partager des moments de franche gaieté. Le contraste entre le Max Linder tiré à quatre épingles, au port de tête et au regard hautains, dans ses grands appartements et servi par des domestiques stylés d’une part et ses aventures ridicules d’autre part est saisissant. Le grand bourgeois rabaissé fait rire, l’élégant dandy se prend les pieds dans des scénettes qui tournent en dérision les gens « de la haute ».

Au fond de la salle obscure, un homme regarde en silence. Sa petite taille, ses traits fins le rapprochent de Max Linder . Il a, comme lui, l’envie de percer, de briller de mille feux. Il cherche un modèle. Il apprécie que Linder ait déplacé l’humour du cinématographe vers autre chose que les tartes à la crème et les poils à gratter. Le public suit maintenant une vraie histoire, le héros campe un personnage complexe et entraîne son monde vers des émotions variées.

Mais pourquoi ne pas utiliser le gros plan sur les visages ou mettre des planches sous-titres qui permettraient de mieux expliquer des scènes plus subtiles ? Pourquoi ne pas créer un personnage plus proche des gens, évoluant dans un monde moins ouaté que celui de Linder ?

L’homme plisse le front, réfléchit. Lui aussi fera du cinéma un jour. Les représentations aux Folies Bergères ou à la Cigale dans la troupe de Fred Karno lui permettent de (bien) manger mais sont répétitives, sans grande imagination et finalement frustrantes.

« Je serai le Max Linder anglais ! » répète à voix basse notre comédien inconnu en serrant les poings.

A tout hasard, il laisse sa carte à l’hôtesse de la maison Pathé qui la range distraitement dans sa poche, après avoir jeté un bref regard sur le nom écrit en minces lettres noires, d’une élégante police « Garamond » : « Charles Chaplin ».

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25 mai 1909 : « Je fais disparaître la femme du Président de la République »

« Imaginez : la femme du Président rentre dans une boîte rectangulaire, composée de trois cubes réunis, posés debout sur la scène. Par une ouverture, on voit sa jolie tête souriante, par deux autres, sortent ses bras nus et enfin, ses pieds dépassent de deux derniers trous prêts du sol. Je prends à pleines mains la partie haute de la boîte en laissant les deux autres au sol. Je pose ce morceau plus loin sur la scène… et surprise, la tête de l’épouse du Président continue à apparaître par l’ouverture ! Comme si le corps de la première dame de France avait été disloqué ! Les spectateurs sont d’autant plus éberlués que lorsque j’ouvre les autres trous des autres parties de la boîte qui sont restés à leur place initiale, on continue à voir s’agiter, ici, les bras de Mme Fallières et là, ses pieds ! Vous imaginez le succès d’un tel tour ! Le lendemain, toute la presse en parle !  »

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Le célèbre magicien américain Harry Houdini se déchaîne et nous propose un tour peu commun…

Je réponds, avec un sourire jaune :

– Et le surlendemain, je suis viré du cabinet sans indemnités et je finis ma carrière aux archives de la préfecture de police comme manutentionnaire de deuxième catégorie ! Monsieur Houdini, vous êtes fou ! Le public français en général et le sommet  de l’Etat en particulier n’ont pas le même sens de l’humour que vous, les Américains. Je suis effectivement chargé de négocier avec le grand prestidigitateur que vous êtes, quelques amusements pour la fête privée à l’Elysée qui suivra le défilé du 14 juillet. Et comme héritier de notre magicien national Robert-Houdin, vous vous imposez comme l’homme idoine. Je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants. Mais la femme du Président… vous n’y pensez pas !

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M. Houdini, je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants mais la femme du Président, vous n’y pensez pas !

– Monsieur le conseiller, il faut dépasser les spectacles de Robert-Houdin, homme finalement médiocre aux tours usés avec le temps. La disparition dans une boîte a été tellement vue et revue qu’il faut renouveler le style en faisant participer des personnes célèbres ! Ou alors, il faut augmenter la dose de risque : le public new-yorkais me voit plonger dans une boîte en feu ou me noyer dans un bidon rempli d’eau et je fais le tout, les mains attachées dans le dos !

– Renoncez à la première dame de France. Prenez un garde républicain, il sera bien entraîné et vous aidera à faire le spectacle comme il faut !

– Mais non, un soldat ne fera rêver personne. En revanche, un bureaucrate comme vous, cela peut être plus drôle ! Il vous faut un peu de souplesse pour vous glisser à toute vitesse sous la scène et apparaître, dans les cubes, à l’endroit où le magicien attire l’attention des spectateurs. Par votre rapidité de mouvement sous une scène pleine d’ouvertures cachées au public, vous donnez l’impression d’être partout à la fois.

Rapidité et ubiquité, ce sont, j’imagine, les qualités attendus d’un conseiller des plus hauts personnages de l’Etat… même en France ? »

Madame Fallières, première dame de France, ne sait pas à quoi elle a échappé…

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Harry Houdini, magicien et prestidigitateur américain, a 36 ans. C’est l’héritier du Français Jean Eugène Hubert-Houdin, décédé en 1871.

3 avril 1909 : La femme enfermée dans un coffre…

Le coffre porté par quatre esclaves est posé au sol. Ida Rubinstein se rêve ouvrant le couvercle doré, enveloppée de fins rubans qu’elle retire lentement devant des spectateurs suffoqués. Elle s’imagine, elle, la discrète et la timide, provoquer le scandale par cette danse d’un érotisme si nouveau devant une assistance parisienne friande de nouveautés.

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Ida Rubinstein a seulement vingt-cinq ans et sa célébrité ne fait que croître

Son corps mince et souple se déhanche lentement ; ses bras longs, si longs, ondulent au-dessus de sa tête, les mains caressant des formes imaginaires. Son somptueux déshabillé blanc presque transparent dessiné par Bakst magnifie chacun de ses gestes. Elle est Cléopâtre, elle n’oublie pas qu’elle fut aussi Salomé au sept voiles. Elle se prépare au rôle de Saint Sébastien et s’imagine aussi en Shéhérazade plus tard.

Toujours sur scène, infatigable, dans des salles conquises par l’audace d’une chorégraphie inspirée des ballets russes et des danses orientales. Objet de spectacle et de désir d’un public qui occupe jusqu’au dernier fauteuil d’une salle du Châtelet surchauffée.

Ida Rubinstein reste dans ses songes où le poids n’existe pas et où le saut de félin des danseurs peut les porter sur des distances infinies. Le chant des choeurs porte chacun de ses pas en rythme, le regard fasciné des Parisiens la transcende littéralement.

Ida la jeune juive russe, héritière de la fortune de ses parents morts trop tôt, Ida élevée dans le luxe et le confort des appartements immenses de grande bourgeoisie de Saint Petersbourg, Ida l’admiratrice des écrivains, des poètes et des musiciens, aime se plonger dans un bain d’art et un océan créatif fait de mimes, de chants et de danses soutenus par un orchestre endiablé. Elle, l’enfant de riches, à laquelle tout a été donné, aime se mettre en danger avec une chorégraphie originale, difficile à exécuter.

Public français aujourd’hui, anglais, allemand ou américain demain, Ida qui pratique couramment toutes les grandes langues européennes, s’imagine voguant d’une rive de l’Atlantique ou de la Manche à l’autre, réunissant les cultures autour d’un même culte de la performance artistique.

Ida Rubinstein repense alors à cette phrase d’Alfred de Musset qui est sa devise quand elle est sur scène : « Quoi de plus léger qu’une plume? la poussière. De plus léger que la poussière? le vent. De plus léger que le vent ? la femme. De plus léger que la femme? Rien.  »

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Ida Rubinstein par Antonio de la Gandara : danseuse, égérie, elle se rêve un jour mécène

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30 mars 1909 : Gabriele d’Annunzio, le tombeur masqué

Visiteur du soir, masqué par un loup, chapeau noir à larges bords, les mains gantées de cuir : nous ne sommes pas dans un roman d’Alexandre Dumas mais à mon domicile, je ne reçois pas un mousquetaire mais Gabriele d’Annunzio, écrivain, poète, en délicatesse avec ses créanciers en Italie.

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Gabriele d’Annunzio, le tombeur de ces dames, porte ce soir un masque

Sitôt entré, il s’installe confortablement sur une bergère, croise les jambes et allume un fin cigare dont il tire voluptueusement quelques premières bouffées en s’entourant d’une fumée protectrice. Ses doigts fins tire-bouchonnent nerveusement le bout de ses moustaches quand il achève ses longues phrases prononcées avec un accent transalpin, précieux et chantant à la fois.

Ses yeux noir profonds ne me quittent guère et m’invitent à lui apporter des réponses précises :

– Non, l’Etat français n’a pas de dossier fiscal le concernant et ses créanciers n’ont pas saisi notre justice.

– Oui, il pourra continuer à toucher ses droits sur ses romans traduits ; L’Innocente, Les Vierges au Rocher ou Le Feu.

– Son projet mené avec Debussy portant création d’un opéra mettant en scène le Martyre de Saint Sébastien sera le bienvenu sur une scène française.

D’Annunzio se réjouit d’avance de cette future production : un ballet opéra total. Des noms prestigieux sont déjà évoqués : Ida Rubinstein, la belle danseuse juive russe qui se déshabille actuellement complètement dans la danse des sept voiles du Salomé d’Oscar Wilde, André Caplet comme chef d’orchestre, des décors et des costumes qui pourraient être de Léon Bakst.

Le poète conclut :

– Je suis comme Saint Sébastien, aucune flèche ne peut m’atteindre vraiment. Mes ennemis italiens ne franchiront jamais les Alpes pour me retrouver. Je partage avec le saint le même attachement à la beauté du corps… mais ce sont les femmes que je préfère charmer.

Pendant toute notre conversation, une voiture attend au bas de notre immeuble. Par la fenêtre, j’observe à la dérobée une jeune brunette qui attend patiemment, un livre à la main, que Gabriele veuille bien le rejoindre. A chaque heure, elle fait monter son valet de pied qui rappelle sa présence et tente, sans succès, de faire descendre le poète. Ida Rubinstein ? Romaine Brooks ? Une autre conquête ? A cette distance, je ne suis pas sûr. Les élégantes Parisiennes et les belles étrangères égéries du monde des arts s’arrachent déjà l’écrivain avant même son installation définitive dans la capitale.

Gabriele d’Annunzio me confie en me quittant : « Ces demoiselles devraient se méfier de moi. J’ai beau me comporter en mufle, elles ne me quittent pas d’une semelle. D’autant plus forte est l’ivresse que plus amer est le vin !  »

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Ida Rubinstein par Valentin Serov

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