27 janvier 1911 : Que répondre à Franz Kafka ?

Je ne sais plus guère que répondre aux lettres de Franz Kafka. Sensibilité exacerbée, désir d’introspection aussi brûlant que dévastateur, doute sur ses qualités littéraires, incapacité à faire correspondre ses lignes jetées fébrilement sur le papier et ses sentiments profonds.

Son dernier courrier évoque cette triste scène où l’un de ses oncles, dans une réunion de famille, s’empare des premières pages de son futur roman et, sans même les avoir lues complètement, s’exclame, à la cantonade : « le fatras habituel ! » Appréciation terrible, méprisante, qui a enfermé mon ami dans le silence et l’isolement.

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Franz Kafka, mon jeune ami rencontré à Prague, a 27ans. Il n’a pas encore écrit de roman mais ses lettres sont remarquablement écrites.

Que raconte-t-il dans son roman ? Le corridor d’une prison, le silence et le froid qui y règne, la rivalité de deux frères… Que ressent-il après les paroles humiliantes entendues lors de la réunion ? La solitude au sein d’un monde hostile où les rapports entre humains ne génèrent aucune chaleur, où la recherche d’un feu hypothétique ne peut faire oublier la glace qui nous sépare tous, le vent polaire qui nous courbe et nous rend sourds aux autres.

Mais quelle exploration littéraire ! Quelle recherche acharnée du mot juste, de la description exacte de cette face cachée et sombre de nous-même ! Le malaise ? L’absurde ? L’aliénation ? Tellement bien racontés que l’on s’en délecte, construction géniale en labyrinthe où chacun s’égare ivre et avide d’aller plus loin dans le moi profond.

Kafka dans ses lettres me pousse sur un escalier glissant jusque dans ses cauchemars qui deviennent les miens, où chaque phrase me fascine, me tourmente délicieusement.

Mais je ne sais quoi lui répondre…

1er février 1909 : Franz Kafka, fonctionnaire modèle

« La jeune ouvrière de l’usine de porcelaine descend l’escalier de fer avec une énorme pile d’assiettes. C’est la fin de la journée, la cloche de la fermeture va bientôt retentir. Soudain, elle trébuche. Pour rattraper la vaisselle qui s’apprête à tomber, elle se penche en avant dangereusement et c’est la chute. »

Société à visiter. Risque à reconsidérer.

D’une écriture souple et rapide, le secrétaire de la Compagnie d’assurances contre les accidents du travail du royaume de Bohême, annote, en allemand, le dossier de sinistre qui lui passe entre les mains. A lui de proposer une décision à son chef, l’inspecteur principal Eugen Pfohl : refus motivé, remboursement immédiat, enquête à faire pour réévaluation du risque…

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Prague, photographie hiver 1909

Pfohl s’impatiente un peu :

– Vous pensez avoir fini vos dossiers avant votre départ à deux heures, monsieur Kafka ?

– Monsieur le principal, vous savez que je ne quitte jamais mon service avec du travail en retard. J’apprécie trop mon emploi à « fréquentation simple » (je suis libre les après-midi) pour me mettre dans une situation où l’on pourrait me faire des reproches.

Le ton du chef de service se fait plus paternel :

– Franz, ne vous inquiétez pas, votre conscience professionnelle est reconnue et vos rapports de visites sur place des fabriques pragoises restent un modèle de clarté et de concision. Votre esprit de synthèse et la perspicacité de vos analyses impressionnent favorablement la direction qui pense à vous promouvoir comme rédacteur. »

Il est maintenant deux heures de l’après midi. Le fonctionnaire modèle Kafka range son encrier, plie ses manchettes de lustrine et ferme la sangle de la pochette du dernier dossier du jour. Il enfile son manteau sombre et ses gants de cuir, visse son chapeau melon en faisant attention de ne pas trop décoiffer ses cheveux très noirs.

En descendant l’escalier de bois plus prestement que l’ouvrière de l’usine de porcelaine, il sourit déjà en imaginant la tête joyeuse de son ami Max Brod qui l’attend, comme chaque jour, patiemment, devant la Tour poudrière de Prague.

Max : l’ami, le frère, le double, celui qui le pousse à écrire, qui le console de ses peines et l’aide à supporter les contraintes de la vie.

Franz est toujours en retard. Avec un sourire enjôleur, dès qu’il le rejoint, il tend la main à son ami moins élancé que lui et, sans le lâcher, le pousse à marcher d’un bon pas vers le café Arco.

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Le café Arco en 1909

Les deux amis ont faim. Le cafetier Josef le sait et a déjà préparé des bières, deux saucisses et du chou. Tout cela disparaît des verres et des assiettes en quelques instants. Max et Franz échangent, la bouche pleine d’idées neuves, sur les derniers poèmes de Werfel. 

Franz passe de l’enthousiasme à la tristesse :  » ce qu’il écrit est diaboliquement génial, ce qu’il récite le soir, devant nous tous, me donne la chair de poule. Sa voix me charme, ses textes me fascinent. Je ne serai jamais capable de faire comme lui.  » 

Brod pose doucement la main sur le poignet de Kafka :

 » Ne cherche pas à être lu, écrit pour toi, jette sur le papier le produit de ton imagination ô combien fertile. Laisse courir ta plume pour qu’elle reproduise toute seule le monde bizarre qui remplit ton esprit. Oublie ton administration et la logique juridique, laisse le roman fantastique qui est en toi t’étourdir. Je serai ton premier lecteur et je te guiderai.  »

Kafka avale une dernière gorgée de bière, son regard embrasse les convives du café, les passants dans la rue. Ils pourraient être les personnages d’un récit ? Mentalement, son oeuvre semble un instant prendre forme par morceaux successifs mais fragiles, elle se construit… puis s’effondre à nouveau.

D’une voix blanche, il confie à Max :  » Non, décidément, je n’y arriverai jamais.  »

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Le café Arco, à Prague en 1909

16 avril 1908 : Lettre à Frantz Kafka

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Frantz Kafka, que j’ai rencontré à Prague, en début d’année (voir journal du 30 janvier 1908). Ma lettre est traduite de l’allemand. 

Cher Frantz

J’ai bien reçu ton courrier où tu me fais part de tes souhaits de changer d’activité professionnelle et de quitter les assurances Generali. Ton poste, effectivement mal rémunéré, t’occupe la majeure partie de ton temps et ne te laisse guère le loisir d’écrire. Je ne peux que t’encourager à aller jusqu’au bout de ton désir d’intégrer les assurances contre les accidents du travail du Royaume de Bohème, qui pourraient accepter que tu ne fréquentes le bureau que le matin, laissant ton après-midi libre pour les lettres.

A ce sujet, j’ai lu avec attention ton projet de nouvelle que tu joignais à ta correspondance.

Je suis fasciné par le contraste entre ta langue limpide, claire, qui trahit ton activité de juriste et le monde incompréhensible dans lequel évolue ton personnage principal Gregor.

Celui-ci se réveille un matin transformé en cancrelat. Il ne peut plus communiquer et sa famille reste donc dans l’ignorance de ce qu’est devenue sa personnalité. Ses parents se contentent de nourrir l’animal monstrueux, par obligation morale et en souvenir du Gregor disparu. Au fur et à mesure que le temps passe, chaque membre de la famille se détache peu à peu du pauvre Gregor qui reste confiné, impuissant, dans sa chambre. Ce dernier finit par mourir, abandonné de tous, dans un monde qu’il ne comprend plus. Son départ est un soulagement pour ses proches.

Quelle fable inquiétante ! Gregor représente t-il le pauvre clochard que nous ne voulons pas voir au bas de notre immeuble ? Ou est-ce l’être complexé que nous sommes parfois, craignant d’être rejeté en cas de baisse des performances ?

L’absence de communication, la bonne conscience douteuse se substituant à une morale authentique, le rejet de l’autre différent, l’incapacité à comprendre un monde obéissant à des règles absurdes … Est-ce ta vision de notre XXème siècle qui s’annonce, mon cher Frantz ?

Tu me demandes de te proposer un titre pour cette nouvelle.

« Le Cancrelat » risque de faire fuir les lecteurs et interdirait que l’on parle de ton ouvrage dans les dîners en ville ; « Gregor » ne serait guère explicite.

« La Métamorphose » , mot un peu savant mais bien révélateur de l’état que tu t’efforce de décrire, pourrait faire l’affaire. Ton héros se soumet en effet à en changement physique (et sans doute mental) profond sur lequel il n’a aucune prise et qui le transforme totalement. A travers un tel titre, tu peux suggérer une réflexion plus large sur les « métamorphoses » en général qui, selon toi,  auraient des relents inquiétants voire meurtriers. L’être humain peut basculer à tout moment dans un état qui l’isole brusquement des autres, le prive d’affection et le condamne à progressivement disparaître.

Pour ma part, c’est une métamorphose heureuse comme écrivain à part entière que je te souhaite. Ce que tu racontes ne laissera personne indifférent , on te lira d’une traite, et l’histoire continuera à marquer, comme un coup dans le ventre, longtemps après sa lecture.

Dans la pièce à côté se retourne le Gregor de nos angoisses, le Gregor de nos complexes et de nos mauvais rêves. Paralysé, nous ne pouvons qu’attendre un destin funeste qui nous échappe mais dont notre esprit nous fait sentir chaque étape horrible menant à une déchéance définitive.

Mon cher Frantz, j’attends que tu écrives d’autres nouvelles aussi prenantes. Je te lirai à nouveau avec un peu d’appréhension mais non sans plaisir. Tu trempes ta plume dans un poison délicieux dont nous mourrons tous, mélange d’une intelligence lumineuse et d’un pessimisme absolu.

Bien à toi. 

30 janvier 1908 : Dîner chez le banquier Brod

Lors d’un déplacement professionnel, il est toujours agréable de fuir la chambre d’hôtel anonyme et de répondre à l’invitation de nouveaux amis, ravis de faire découvrir « leur ville ».

Le correspondant à Prague de l’ambassade de France à Vienne m’a permis d’entrer en contact avec Adolf Brod, riche banquier juif, directeur de l’Union-Bank.

Les échanges dans son bureau, cet après-midi, ont effectivement duré plus longtemps que prévu. Il m’a exposé la situation économique de la Bohême, ses liens qui se distendent avec le pouvoir viennois. Il m’a longuement parlé du positionnement des bourgeois juifs praguois, proches des Allemands et souvent peu aimés des Tchèques.

Constatant que je n’avais pas d’obligations pour la soirée, il m’a ensuite proposé de partager un moment, chez lui, avec sa famille. J’ai accepté avec joie cette occasion unique de découvrir Prague « de l’intérieur ». Ma bonne connaissance de l’allemand, qui m’avait déjà beaucoup servi à Vienne, m’ouvre ainsi de nouvelles portes.

Outre son épouse, Adolf Brod dîne ce soir avec son fils Max, fonctionnaire à la Poste et un ami de son fils, Franz Kafka, jeune employé aux Assurances Generali.

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Les deux jeunes amis, Franz Kafka et Max Brod

A table, curieux, je bombarde de questions les deux jeunes gens âgés de 25 ans à peine. Ils me parlent de leurs journées de travail dans de grosses administrations ennuyeuses, de leur joie de se retrouver en fin de journée pour fréquenter des lieux comme le Café Louvre de la rue Ferdinand ou le salon de Berta Fanta, sur la Place de la Vieille Ville. On y parle, me disent-ils, de Kant, de Hegel, de littérature ou de politique. On peut y écouter de la musique de salon deux fois par jour (les Praguois sont d’excellents musiciens et pratiquent presque tous un instrument).

Le jeune Franz Kafka va reprendre ses études et espère ensuite intégrer une administration publique chargée de gérer les accidents du travail. Il pense que l’avenir se trouve dans les assurances sociales qui ne manqueront pas de se développer. Il faudra, m’indique-t-il, assurer des pensions aux vieux et proposer des aides importantes pour que tous les malades puissent se soigner (je me fais la réflexion que tout cela va coûter un argent fou !).

Guère passionné par le sujet des assurances sociales …surtout à une heure tardive, j’oriente la conversation sur la littérature. Les deux garçons deviennent alors intarissables. Franz, au regard sombre mais rayonnant d’intelligence, me décrit tout ce qu’il a lu récemment. Je lui demande s’il compte lui-aussi écrire un jour.

Son ami, un peu protecteur, répond à sa place :

 » Franz a un style unique, dépouillé. Il a beaucoup d’idées de nouvelles ou de romans ; des histoires souvent cauchemardesques mais passionnantes … »

Franz l’interrompt doucement et me glisse que je ne lirai sans doute jamais rien de lui.

 » Si j’écris, c’est pour moi. Je jette souvent mes manuscrits,  je les trouve mauvais … »

Je lui propose pourtant de correspondre par lettres quand je serai rentré à Paris. Il accepte avec son demi-sourire de timide, en passant sa longue main dans ses cheveux très noirs.

Je vais ainsi pouvoir entretenir mon allemand en lisant quelqu’un qui rédige bien !

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