Télégramme inquiet de notre ministre en Chine : Yuan Shikai est tombé en disgrâce. L’homme fort du régime, celui qui avait la confiance de l’Empereur et de l’Impératrice avant leur décès à tous les deux, se voit écarté du pouvoir.
On nous indique même que son assassinat n’est nullement à exclure.
Yuan Shikai menacé
Yuan Shikai ? Un homme affable, redoutablement intelligent, comprenant bien les intérêts des puissances occidentales.
Lorsqu’il était gouverneur de province, il a su, par exemple, rester à l’écart de la révolte des Boxers qui était dirigée contre nous. Lors de ces émeutes sanglantes, il s’est gardé de prendre la moindre responsabilité et s’est préservé. La crise terminée, lorsqu’il a fallu renouer des liens internationaux, il est apparu comme l’homme de la situation et il est devenu vice roi de Zhili et l’un des dirigeants locaux les plus écoutés du pouvoir central.
Parvenu au poste de ministre des Finances, il pousse la Chine à se moderniser : création d’un ministère de l’Education, renforcement de la police, extension du réseau de chemins de fer, restructuration de l’armée avec achat de matériels de guerre performants. En outre, il défend l’égalité entre les Chinois d’origine Han et ceux qui viennent de Mandchourie.
Jusqu’à ces derniers jours, il était l’un des hommes les plus riches de ce grand pays et une armée dévouée se tenait prête à défendre ses intérêts.
Brutal retournement de situation : Yuan Shikai n’est plus rien. Officiellement, un problème de pied qui l’oblige à rejoindre son village natal de Huanshang dans la province du Henan pour y recevoir des soins. Le prince Chun qui assure la régence n’a plus confiance en lui et l’écarte en le relevant de tous ses postes.
Notre ministre a rencontré Yuan Shikai : on peut être inquiet pour sa vie. Les intrigues au sein d’un pouvoir central en pleine ébullition peuvent mener au pire. Un mauvais café cache parfois un bon poison et ferait disparaître cet homme qui gêne certains intérêts en place.
La Chine bascule donc dans l’incertitude : la venimeuse Cour Qing d’un côté, la montée en puissance des révolutionnaires de l’autre. Aucun dirigeant de talent pour réguler tout cela. L’immense pays devient un vaste sable mouvant.
Le télégramme retransmis par le Quai se termine par cette question : « donnez-vous votre accord pour assurer, avec l’aide de l’Angleterre et des Etats-Unis, une protection rapprochée de ce dirigeant en disgrâce ? »
Clemenceau vient de répondre en marge du document : « accord. Et surveillez bien le café qu’il boit. »