18 janvier 1921 : Gallimard ne doit rien à personne

Je connaissais le Gaston Gallimard séducteur, volubile, convaincant, l’homme qui donnait envie de le suivre. Quand je lui ai remis la lettre de Proust qui réclamait – peut-être un peu maladroitement – son argent, j’ai découvert une autre facette de l’éditeur.

La mâchoire de Gaston s’est serrée et son teint est devenu presque blanc, d’un coup. Ses yeux se sont figés et sa voix a pris un ton cassant :

 » Proust ne devrait jamais écrire des courriers pareils. Je ne lui dois rien. Mes écrivains sont tous payés en temps et en heure. Surtout lui qui passe son temps à dépenser n’importe comment. Et il a la mémoire bien courte : moi je le paie alors que Bernard Grasset s’était contenté de l’éditer à compte d’auteur ! « 

A ce moment, Raymond Gallimard, frère et associé de Gaston, nous a rejoint. Il l’a patiemment calmé et a ajouté à mon intention :

 » Nous allons régler Marcel Proust. C’est vrai que la comptabilité de cet auteur est devenue relativement complexe. Entre ses droits sur ses ouvrages déjà parus qui augmentent au gré des ventes, ses avances sur les cahiers qu’il nous remet – ou qu’il nous reprend – et ce que nous pouvons déduire légitimement de ce que nous lui devons car nous lui avons, en fait, déjà versé : je comprends qu’il ai un peu de mal à s’y retrouver. Nous allons lui faire un point exact de sa situation et il verra bien que la maison Gallimard est parfaitement honnête… « 

Gaston redevient serein, tout doucement et me lâche :  » J’en ai un peu marre de cette méchante rumeur qui se répand dans Paris selon laquelle je retiendrais, discrètement, le paiement de mes auteurs pour financer l’expansion, à marche forcée, de ma maison d’édition ! A chaque fois que quelqu’un y fait allusion, cela me met dans une rogne pas possible ! « 

LA NRF, fleuron et pilier de la toute nouvelle maison d’édition Gallimard

11 janvier 1921 : Proust aimerait être payé

 » Vous êtes d’accord sur le fait que je peux parler d’argent à mon éditeur, Gaston Gallimard ?  »

Je réponds par l’affirmative à mon ami Marcel Proust. Il est chaque jour plus pâle, il tousse et me dit avoir parfois de la fièvre. Il s’épuise à rendre ses manuscrits ( Le Coté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe). Il corrige, modifie sans cesse avec la recherche parfois acharnée du détail qui rendra la description la plus juste possible ( » je veux faire aussi bien que Balzac  » ).

La pièce est surchauffée. Je le lui signale doucement. Il s’exclame alors, en se blottissant sous une couverture, qu’il ne ressent plus le chaud et que son corps lui paraît gelé.

Il me fait relire ensuite sa lettre pour Gallimard. Je ne trouve rien à améliorer – oui, Proust sait écrire une lettre – et lui propose de la poster. Cela me donne un prétexte pour quitter cette atmosphère devenue irrespirable par un mélange d’humidité et de fumée d’une cheminée tirant mal.

Je décide finalement de porter le courrier moi-même à Gaston Gallimard. Depuis la guerre, je l’ai croisé plusieurs fois et c’est l’occasion de le revoir…

Proust s’épuise dans un travail acharné pour que ses longs manuscrits, maintes fois corrigés, soient tous publiés…

3 décembre 1917 : Proust éloigne la guerre

 » Je ne peux pas comprendre comment il se fait que votre visage me soit si continuellement présent, que je me rappelle les moindres détentes de votre sourire, la simplicité dont s’enveloppait votre bonté, tant de choses qui de près passaient plus inaperçues… » Paul Morand vient d’être nommé comme secrétaire d’ambassade à Rome. Il va quitter Paris, laissant son ami Marcel Proust inconsolable, jetant ces mots touchants dans une lettre que Paul ne lira peut-être qu’après son arrivée en Italie.

Pendant toute l’année 1917, le couple formé par Paul et sa conjointe, la princesse Hélène Soutzo a fasciné l’écrivain. Ce dernier se dit officiellement ami de Morand et amoureux de sa femme, dans une espèce de triangulation dont il a le secret. Proust observe les deux êtres de façon avide pour remplir son imaginaire et nourrir ses livres. Il faut reconnaître que nul ne peut rester indifférent à Hélène, petite femme jolie, piquante, pleine d’esprit…et très riche, grâce à son père banquier grec et un premier mariage avec un prince, diplomate roumain dont elle garde le nom comme le titre. Marcel n’a pas non plus détourné les yeux de Paul Morand, diplomate de second rang dont il détecte pourtant, avant tout le monde, les talents littéraires, conquis par son intelligence et son exquise finesse.

Enfermé depuis le début de la journée dans sa vilaine chambre du 102 boulevard Haussmann, Marcel peine à émerger depuis sa terrible crise d’asthme d’hier : « J’ai cru que mon coeur allait s’arrêter définitivement et que mes poumons éclataient ! C’est gentil, Olivier, d’être venu me rejoindre. Quand je suis comme cela, je ne vois personne et sens que tout le monde me fuit… » Aujourd’hui, son teint reste horriblement pâle avec de grosses cernes qui lui mangent une bonne partie d’un visage demeurant, malgré la douleur, infiniment doux, presque féminin.

Occupé à détourner son esprit qui ne cesserait autrement de ressasser autour de Morand et tout simplement désireux de lui changer les idées, je lui parle de ses autres nouveaux et nombreux amis de cette année 17. Je lâche, sans succès, les noms de ceux que j’ai pu croiser au Ritz, au Crillon ou dans les soirées des Beaumont, 2 rue Duroc : Jacques Truelle, Jacques de Lacretelle ou le très beau Pierre de Polignac… Pas de réactions ou juste quelques commentaires laconiques. Sur le point de renoncer et de prendre congé, je réussis enfin ma manoeuvre en abordant la situation d’une autre de nos connaissances communes, le président de la Chambre de commerce américaine, Walter Berry. Ce dernier, américain francophile, s’est battu comme un diable pour l’entrée en guerre de son pays aux côtés de la France et a toute ma sympathie. L’oeil de Marcel s’éclaire quand j’évoque avec lui Berry et il lâche, attendri : « Je ne connais rien de plus beau que les yeux de son visage, de plus agréable pour les oreilles que sa voix, comme s’il était peint par Tintoret et orchestré par Rimski. » Je me doutais bien qu’en parlant d’un autre homme fascinant à Marcel, sans doute plus inverti que jamais – même s’il n’aborde jamais la question avec un père de famille rangé comme moi – je pourrais ainsi l’extraire de sa mélancolie.

Marcel change soudain de conversation.  » Vous ne voulez pas acheter une partie de mes meubles ? L’argenterie de table familiale qui ne me sert à rien ? Le tapis de la pièce d’à côté… ou…je ne sais pas…par exemple la commode Louis XVI qui est derrière vous ? J’aimerais amasser un petit pécule que je pourrais donner à la pauvre Mme Scheikévitch, ruinée par la révolution russe ! « .  Je décline poliment, n’ayant vraiment pas la fortune personnelle de Proust. Une bonne partie de mon traitement de fonctionnaire est englouti dans la vie parisienne devenue ruineuse pendant la guerre. Je lui glisse qu’il devrait prendre des nouvelles de la princesse Soutzo qui va se faire opérer de l’appendice. Je n’aurais pas dû ! Je sens d’un coup Marcel fou d’inquiétude. A coup sûr, il va tenter de la rassurer chaque jour, maladroitement, en devenant forcément indélicat ! Il revient alors à Morand, obsédé : « L’idée qu’il partira dans dix jours, que demain, il faudra se dire il n’y en a plus que neuf et après demain huit, cela donne envie de se tourner contre le mur et de prendre une telle dose de véronal qu’on ne se réveille qu’une fois qu’il sera à Rome… »

Je quitte Marcel sur la pointe des pieds. Décidément, je n’ai pas réussi à le rendre gai en ce jour froid de début décembre. Je remonte le boulevard Haussmann, pensif, les deux poings dans les poches de mon pardessus gris. Rencontrer l’écrivain, même s’il est souvent neurasthénique, me change de mes activités auprès de Poincaré et de Clemenceau. A ses côtés, la guerre me paraît un instant s’éloigner. Elle est tenue à distance respectueuse par l’auteur de ces si longues et belles phrases, descriptions fines et minutieuses de son petit monde rendu éternel par la magie des mots réunis en un univers magnifiant les sens et les souvenirs. Le monde de Proust survivra longtemps, n’en doutons pas, à la bêtise meurtrière des hommes d’aujourd’hui.

Paul Morand

Le Boulevard Haussmann

La belle et piquante princesse Soutzo

26 mai 1914 : Proust retrouvé

Le laisser patiemment se détendre, sortir de sa réserve ou de sa pose faussement nonchalante et ironique : je dois toujours faire un effort quand nous nous revoyons avec Marcel Proust. L’approcher comme un animal craintif, l’apprivoiser peu à peu. Plus jeune que moi de trois ans, je reste un repère pour lui, son confident occasionnel depuis le lycée Condorcet puis l’Ecole Libre de Science Politique où je guidais déjà ses pas. 

Marcel m’écoute mais, en fait, ne suit guère mes « judicieux » conseils.
Changer d’éditeur alors que Grasset ne l’a édité qu’à compte d’auteur la première fois et que Gallimard qui l’avait d’abord dédaigné, vient maintenant à la charge pour le reprendre à la prestigieuse NRF ?   » Grasset m’a rendu ma liberté, très élégamment je dois dire. C’est pour cela que je me sens lié à cette maison, je ne peux la quitter pour le moment… « 
Ne plus chercher à voir son secrétaire Alfred Agostinelli, ce brun ténébreux aux yeux marrons, rêveurs et intelligents qui lui tourne la tête et qu’il pare d’autant de qualités qu’il n’a pas ?  » Je ne peux me passer de lui, il ne pourra refuser le magnifique aéroplane que je viens de lui offrir.
J’en conviens, Olivier, j’ai connu des personnes d’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour en son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu’un lieu immense et vague où extérioriser nos tendresses… » 
Je tiens un discours de raison à Marcel mais avec des propos inaccessibles au monde parallèle dans lequel évolue mon ami. Que vaut sa fortune – qu’il dilapide dangereusement – sans le retour de l’être aimé ? Quelle liberté prendre si elle n’est pas à conquérir ?
 
Et toujours cette impossibilité d’établir des rapports sains avec autrui, sans domination, soumission ou engagement total et destructeur. Et son rapport au monde si difficile, entre deux quintes de toux épuisantes, avec cette peur panique de la maladie et de la mort qui le conduit à s’isoler comme un ermite dans sa chambre mal aérée du 102 boulevard Haussmann…
Seule la musique peut le faire sortir, redonner quelques couleurs à son visage si pâle dont les traits se creusent douloureusement à chaque et fréquente crise d’asthme. J’insiste aujourd’hui sur les dernières représentations de Parsifal, sur ces airs fameux d’un Wagner qui vient de tomber dans le domaine public. Je tente d’apporter avec mon enthousiasme, ma passion pour cet opéra, un peu de souffle frais dans cet esprit clos tout concentré, jusqu’à l’épuisement, sur son oeuvre immense, ces dizaines de cahiers d’écriture serrée et de paperolles, cauchemars des relecteurs de Grasset.
 
N’y tenant plus, je m’écrie :  » Il faut sortir, Marcel… Que diable, habillez-vous ! Venez voir ce monde que vous décrivez si bien ! Venez vous emplir d’autres sensations, d’autre senteurs neuves que vous démultiplierez dans vos futurs ouvrages !  » 
Marcel hoche légèrement la tête, me regarde avec ses yeux de biche si tendres, rieurs… mais absents. En guise de réponse, il me récite les vers de Mallarmé qu’il va faire graver sur l’aéroplane offert à Agostinelli.
Alors, se produit un petit miracle dans notre relation : je reconnais le sonnet ! Lentement, je le complète, découvrant, ravi, que pour une fois, Marcel semble me comprendre vraiment : 
 
 » Le vierge le vivace et le bel Aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre… « 
 
Mon ami retrouvé enchaîne, avec son beau sourire reconnaissant :
 
« …Ce lac dur oublié, que hante sous le givre,
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui. »
Nous éclatons soudain d’un rire sonore, tous les deux, comme deux gosses heureux de maîtriser un jeu mystérieux et passionnant, connu de nous seuls !

Alfred AGOSTINELLI; ancien secrétaire de Proust, s'est enfui à Antibes pour échapper à l'amitié étouffante de l'écrivain
Alfred AGOSTINELLI : ancien secrétaire de Proust, il s’est enfui à Antibes pour échapper à l’amitié étouffante de l’écrivain

 

19 avril 1910 : Beethoven se soigne à la chicorée

Les mélomanes l’appellent affectueusement « Le Vieux Sourd » et le peuple fredonne ses airs les plus connus : 5ème et 9ème symphonies en tête. Beethoven est devenu le vrai musicien de notre époque et du fond de son tombeau, il cache les Fauré, Satie, Ravel et autre Malher dont l’audience ne dépasse guère un public restreint et averti.

Les orchestres et les chorales fusionnent pour donner un souffle encore plus puissant aux symphonies, les salles trop petites comme Gaveau jouent à l’infini les quatuors qui font les délices de mon ami Marcel Proust. Quant aux pianistes du dimanche et aux élèves du Conservatoire, ils se jettent avec avidité sur les sonates et s’empêtrent dans des difficultés techniques inextricables, sans jamais renoncer.

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Beethoven est partout en 1910, jusque dans les boîtes de chicorée de la marque « Les Javanaises »

Beethoven plaît, Beethoven est à la mode. Bientôt un siècle après sa disparition, le maître allemand ne choque plus dans ses ruptures de mélodie, n’agace pas à chaque dissonance et ne dérange guère lorsqu’il réveille avec ses cors. De romantique avant-gardiste, il est devenu « classique ». Notre univers de métal et de machines, de jets de vapeur et de sifflets de trains s’accommode bien de ces mouvements d’archets nerveux et puissants. Dans un monde qui aime la paix mais prépare la guerre, arrivent à point nommé ses marches et mesures martiales annoncées par les flûtes puis renforcées d’un coup par l’ensemble ordonné des vents et des cordes.

Les luttes sociales, les bras de fer entre puissances, l’âpreté des luttes entre industries rivales, ont forgé des esprits et des cœurs qui accueillent bien mieux Beethoven que ne pouvaient le faire ses contemporains. Il nous vrille l’oreille mais pour mieux l’emplir d’une énergie faussement brute qui nous oxygène tout le sang : avec lui, les combats prennent un sens. Il nous broie la main mais sa force, dans ce monde incertain, nous rassure finalement. Il nous attrape par le colback et ne nous lâche plus tant qu’il n’est pas sûr de nous avoir entièrement conquis.

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La Frise Beethoven de Gustav Klimt

Enfermé dans sa surdité, il nous délivre le « bénédictus » d’une Missa Solemnis, ce cri d’espoir qui s’élève au-dessus de toutes les médiocrités et nous fait palper le divin. Un violon, quelques voix comme un faisceau de lumière pure au premier abord ; en fait toute une complexe construction de chœurs et d’orchestre formant un escalier à double révolution grimpant vers le paradis. La souffrance de l’artiste devient un sève régénératrice et notre société qui peine à écarter le mal se prend au moins à aimer le beau.

Beethoven est partout : vignettes dans la chicorée du matin, sculptures dans les squares, masques dans les musées, frise de Klimt à Vienne. « Héroïque »,  Pathétique » rentrent dans le vocabulaire courant. Notre société paradoxale qui glorifie l’homme seul, l’individu avec sa richesse et ses droits tout en l’enfermant dans des masses grégaires chères à Gustave le Bon, s’identifie à ce génial solitaire qui sait réunir et transporter les foules.

On se prend à imaginer que le cinématographe du futur recyclera aussi Beethoven… lorsque nous dégusterons, à pleines dents, de drôles d’oranges mécaniques.

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11 décembre 1909 : Proust se paie la tête des diplomates

  « La culture de ces gens éminents est alternée et triennale. Les expressions dont ils émaillent leurs fins propos ne laissent pas de m’étonner. Une année, nous avons le droit à Travailler pour le roi de Prusse, l’année suivante, Qui sème le vent, récolte la tempête pour terminer heureusement par un délicat proverbe arabe, Les chiens aboient, la caravane passe. »

Mon ami Marcel Proust a oublié la partie de dominos que nous avons commencée. Il est caustique, drôle et a décidé, ce soir, de se payer la tête des diplomates.

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«  Vous vous rendez compte, Olivier, de l’importance d’un toast porté en fin de repas ? Tel ambassadeur, invité par mes parents, se délectait d’un simple mot employé par un dirigeant à ce moment et il en saluait l’audace, selon lui, inouïe. Il évoquait le fait -tenez-vous bien – que la France et son pays avaient des… affinités. Pendant une bonne demi-heure, nous avions droit à un commentaire autorisé sur la force et la justesse d’une telle expression jugée originale dans le vocabulaire habituel du Quai d’Orsay. Il évoquait longuement l’émotion suscitée dans les chancelleries par « affinités » et les chroniques variées d’une presse spécialisée dont les sources ne lui étaient pas éloignées. « Affinités ». La France et ce pays avaient des «affinités «  et il répétait ce mot pour en faire découvrir toutes les sonorités chatoyantes, en saluant l’audace de celui qui avait su le suggérer au souverain Théodose. »

Proust, souriant jusque-là, part d’un franc éclat de rire.

« Enfant, je ne voyais pas à quel point mes parents avaient affaire, en la personne de ce diplomate, à un cuistre. Ce qu’il faudra que je fasse, quand je vais en parler dans mon livre, c’est de montrer à la fois l’admiration -héritée de celle de ma famille- que j’avais dans ma prime jeunesse, tout en laissant transparaître mon ironie d’aujourd’hui.

Il faut que mon lecteur sente que le bambin que j’étais ne percevait déjà pas bien pourquoi mon père et ma mère restaient bouche bée devant cet ancien ambassadeur. Et c’est à partir de cette incompréhension mise sur le compte de mon jeune âge, que je pourrais ensuite bâtir un texte qui se chargera progressivement, de vitriol. Seuls les enfants se rendent compte que le roi est nu ! »

L’écrivain s’esclaffe, son regard, habituellement si doux, devient moqueur et presque cruel.

Puis, soudain, ce dernier se fige et se glace. Sa main se porte à sa poitrine pour tenter d’étouffer une envie irrépressible de tousser. Le douleur provoquée par cette gêne physique soudaine fait pâlir Marcel qui pivote sur sa chaise pour tenter de cacher son désarroi.

La toux vient enfin. Sèche, répétée, épuisante et creusant durement les premières rides de mon ami. Je tente de le calmer d’un ou deux gestes parfaitement vains.

Les rires ont disparu. L’homme aux mille talents, à l’esprit si affuté, semble s’effacer devant un être profondément affaibli, presque pitoyable.

Je ne fais pas paraître mon trouble et me contente, la crise calmée, de donner cet ultime conseil à Marcel :

« Vous ne devriez pas travailler autant. Votre bonne m’indique que pendant soixante heures vous ne touchez à aucun repas. Elle se demande même si vous buvez un verre d’eau, tout occupé que vous êtes à noircir des centaines de pages. »

Je sens mes propos inutiles. C’est toute une vie, une pensée qui quitte un corps qui ne répond manifestement plus… pour se mettre en scène dans un ouvrage immense, devenu le seul véritable avenir de Proust.

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5 novembre 1909 : Proust joue une musique qui n’existe pas

  Les notes s’enchaînent comme dans un rêve. L’imagination suit les mains du pianiste et chaque phrase musicale donne naissance à une nouvelle sensation. Impression qui se percute avec une analyse des éléments de la mélodie, complexe, qui ne dévoile ses charmes, un à un, qu’au cours d’un effeuillage infini. Ah, cette sonate de Saint-Saëns ! Après l’avoir découverte dans les cahiers que Marcel Proust me demande de relire, j’ai tenté de la retrouver dans toute la discographie disponible, j’ai épluché les programmes des concerts récents, interrogé des amis. Recherche infructueuse, résultats frustrants. Quelques connaissances me citent la sonate n°1 pour violon et piano qui aurait pu inspirer mon ami écrivain mais rien n’est moins sûr. 

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Je retrouve ce dernier pour une partie de dominos dans un bouillon parisien. Ma question, directe, est à la hauteur de mon impatience :

«  Cette fameuse sonate que vous citez, cette petite phrase musicale qui symbolise l’amour entre Swann et Odette, où puis-je la retrouver ? Vous parlez de Saint-Saëns ? « 

Marcel réfléchit un instant et me glisse :

«  Cela pourrait être aussi des quatuors de Beethoven, une Ballade de Fauré… une architecture musicale que vous croyez connaître, elle vous emmène à chaque audition dans une direction nouvelle qui vous envoûte un peu plus chaque fois. Dans le trouble de votre esprit, vous ne savez ce qui provient de la remontée de souvenirs, d’un travail de mémoire car vous constatez que la musique elle-même vient ajouter des sensations jusque-là inconnues, nouvelles et émouvantes.

Je n’aurais pas dû citer dans mon texte le nom de Saint-Saëns. Trop facile, pauvre ou inexact. J’écris en fait sur une musique qui n’existe que dans mon roman, des notes que seuls mes lecteurs peuvent entendre s’ils se laissent emporter par mon texte. On rêve tous d’une musique merveilleuse et jamais entendue, d’un choc musical et esthétique qui fait presque basculer notre vie dans un avant et un après. C’est cette émotion que je souhaite faire partager, que je voulais décrire tout en préservant son côté insaisissable.« 

Je propose à mon ami de barrer le mot « Saint-Saëns » pour un autre nom de compositeur, imaginaire, qui laissera le lecteur sur sa faim et signifiera tout de suite que nous avons quitté le monde réel pour celui de la littérature. Swann, le héros, évolue dans un monde parallèle au nôtre, suffisamment proche pour que l’on puisse s’identifier à lui mais qui s’éloigne à chaque fois que l’on cesse de faire confiance à l’auteur pour tenter de trouver, dans la vie réelle, les vrais lieux, personnages ou références. Proust évoque un musique fruit d’une partition invisible, composée par un fantôme, mélange complexe de multiples compositeurs qui additionnent leur génie, pour former un être surnaturel capable de nous entraîner au-delà de toutes les sensations déjà connues. La magie de l’écriture de Proust dépasse tout ce que les doigts agiles d’un pianiste peuvent procurer, le texte raturé d’un cahier procure un plaisir, une joie, qu’aucune partition n’avait su créer chez nous.

Concentré sur ses dominos, depuis quelques instants, Proust m’attend :

«  C’est à vous de jouer… » me dit-il.

Le soir, rentré chez-moi, je reprends ma lecture des cahiers, en repensant à ces quelques mots qui m’invitent à un rôle actif, seul capable de faire vivre pleinement le futur roman de mon ami : « c’est à vous de jouer. »

28 décembre 1908 : Que nous réserve Marcel Proust ?

Attachant mais exaspérant. Supérieurement intelligent mais parfois ô combien puéril. Longtemps silencieux dans un groupe puis soudain enflammé, caustique, drôle. Du coeur mais aussi de la cruauté.

Je connais Marcel Proust depuis une dizaine d’années. L’affaire Dreyfus nous a rapprochés. Nous étions à l’époque quelques-uns à faire bloc, à élaborer des stratégies de résistance, à nous passer des informations et à nous soutenir mutuellement.

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En 1908, année charnière, Marcel Proust revient avec passion au roman et commence à écrire véritablement son oeuvre immense…

J’ai eu aussi l’occasion d’assister à un duel entre Marcel et Jean Lorrain, le second ayant sali le premier publiquement. Je devais rendre compte du résultat de ce combat au pistolet à Mme Arman de Caillavet qui tremblait pour son protégé. Résultat ? Deux balles perdues dans le bois de Meudon au petit matin, aucune blessure, deux tireurs très médiocres… et beaucoup d’inquiétude inutile.

Un ami ? Pas vraiment, plutôt une connaissance. Un homme qui marque, qui intrigue, qu’on est heureux de rencontrer dans une soirée sans savoir quand nos chemins se croiseront à nouveau.

Ses articles dans Le Figaro sont plaisants. On oublie presque le sujet abordé (le dernier recueil d’Anna de Noailles chez Calmann-Lévy par exemple) et se laisse porter par une plume alerte, une sensibilité à fleur de peau, une connaissance intime des oeuvres de John Ruskin, de Francis Jammes ou Maeterlinck qu’il cite, de mémoire, en référence.

Une taille moyenne, les épaules tombantes, mince, pas toujours très bonne mine malgré son teint mat. Le physique de Marcel n’impressionne pas au premier abord. Le regard attire en revanche irrésistiblement. Les paupières tombantes en accentuent parfois sa douceur mais la noirceur des yeux ne cache pas longtemps une palette impressionnante de sentiments. Ironie mordante, colère -Marcel est susceptible – volonté de séduire ou d’être séduit, bonté souvent, dureté parfois. Sa main gauche cherche discrètement son visage, cache à moitié ses lèvres, laisse un doigt pour caresser la moustache soigneusement taillée. Timidité et concentration d’un homme de lettres qui transforme chaque instant en exercice de l’esprit.

Certains le résument à un dandy de salon. A tort. Marcel, souvent souffrant -son terrible asthme- sort de moins en moins. S’il a connaissance de ce qui se passe et se dit dans les dîners en ville, c’est par les rapports que lui font quelques ami(e)s fidèles.

Non, maintenant, il écrit. Sa mère est morte. Blessure profonde qu’il ne peut soigner qu’en écrivant encore. Vite, très bien. Les pages se noircissent avec frénésie. Le travail sur la mémoire, la cuisine des souvenirs, une extraordinaire aisance de plume, conduisent à remplir un cahier, puis un second, un troisième… Il s’enferme. Quelques biscuits, un café, un verre d’eau. Il travaille des heures sans notion du temps. Dehors il fait froid, l’air humide, la crainte de la crise d’asthme, de l’étouffement, poussent à rester au chaud, derrière la table, le dos courbé sur les feuillets qui s’accumulent.

Il annonce à qui veut l’entendre un roman appelé « Contre Sainte-Beuve ». Ce ne sera pas un essai mais une fiction complexe, des centaines de pages où se mêlent des entrelacs de souvenirs de sa mère, de Venise, de Combray. Le drame de se coucher seul, la joie de promenades à la campagne, le sifflet des trains, d’autres sons, des odeurs qui reviennent. L’amour, la tentation homosexuelle, le désir de plaire, de ravir l’autre, de le posséder en rêve, jalousement.

Marcel et moi nous retrouvons une fois par mois au café ou au bar du Ritz. Toujours ce jeu idiot des dominos. Prétexte pour qu’il me lise à haute voix sa production de la nuit. De longues phrases, des « que » s’enchaînent sans lasser. Une façon révolutionnaire de construire un roman qui éloigne la perspective de trouver un éditeur.

 » Le mot homosexuel terrifie, l’immoralité de certaines pages fera fuir  » lâche-t-il tristement. Je n’ose pas lui dire que sa maladresse vis à vis des patrons de presse le prive de précieux soutiens. Je crains de trop parler. La peur d’être ridicule face à un génie ou de blesser un être ultra sensible. 

A un moment donné, il ne parle plus, son regard se perd au loin. Marcel Proust m’a déjà quitté par la pensée. Gardera-t-il quelque chose de notre rencontre ? Quel geste ou attitude a priori banale sera relevée et transformée dans son roman en phrase soyeuse, en description inattendue… et d’un seul coup inoubliable ? 

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L’écriture de Marcel Proust… sur des milliers de pages…

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