17 septembre 1911 : La Joconde disparue

 » Arrêtez d’arrêter tout le monde, pour un oui ou pour un non ! » Je viens sans doute de parler avec un peu trop de véhémence. Le juge d’instruction, Monsieur Drioux, qui a répondu à ma convocation se tapit dans le fauteuil qui fait face à mon bureau. On sent l’homme épuisé, fatigué d’être poursuivi par la meute des journalistes, la foule des curieux et l’indiscrétion de ses voisins. D’une voix faible, il commente sa triste vie :  » L’instruction du vol de la Joconde s’est transformé en véritable cauchemar. Fin août, quand le cambriolage a été constaté au Louvre, j’étais très fier que l’affaire me soit confiée. Cela me changeait des larcins sur les chantiers ou des disparitions de colliers dans les demeures bourgeoises des beaux arrondissements. Enfin l’occasion d’être connu, que l’on parle un peu de moi…  J’ai été servi. Pas une minute de calme. La presse enquête pour moi. On se moque parce je ne vais pas assez vite et que la toile n’a toujours pas retrouvé sa place dans le Salon Carré. »

L'espace laissé libre après le vol de la Joconde, fin août au Louvre

Je rétorque, un peu amusé : « Effectivement, votre surnom  – le « marri de la Joconde » – est assez bien trouvé…  » Drioux rougit et lâche, honteux :  » Même mon épouse a pouffé de rire quand elle l’a lu dans Le Gaulois. »

Je reprends :  » En attendant, le gouvernement apprécierait que vous cessiez de jeter en taule tout ce que Paris compte de poètes et de peintres, sans compter les mythomanes qui s’accusent pour faire parler d’eux. Votre enquête devrait se faire dans la discrétion. Nous regrettons la mise sous mandat de dépôt de Guillaume Apollinaire, pendant une semaine, le trop long interrogatoire de Pablo Picasso et j’en passe… Vous devriez faire confiance à la méthode Bertillon. La recherche des preuves scientifiques, les empreintes digitales, la consultation des fichiers… Il n’y a que ça de vrai. »

Le juge me promet plus de retenue et quitte mon bureau à reculons, en saluant maladroitement et en bredouillant quelques phrases incompréhensibles qui doivent être des excuses.

Il est suivi par Théophile Homolle, le pauvre et ex-directeur du Louvre, en vacances pendant les faits et qui a dû présenter sa démission. On m’a demandé de recaser dignement ce brillant normalien, agrégé d’histoire, qui a mené d’une main de maître les fouilles de Delphes. Je lui propose la direction de l’Ecole Française d’Athènes, ce qu’il accepte, sans discuter, ravi de pouvoir retourner à ses passions hellénistiques. Lui aussi quitte mon bureau à reculons, en saluant avec son chapeau melon, la canne sous le bras, un peu raide.

Théophile Homolle, le pauvre directeur "démissionné" du Louvre

Nous sommes le 17 septembre. La Joconde a été volée depuis le 22 août. L’enquête piétine, patine et n’aboutit à aucun résultat. Caillaux m’a demandé :  » Puisque la justice et la police n’arrivent à rien, assurez-vous au moins qu’ils ne fassent pas de dégâts ! »

Ce jour, j’ai donc demandé au juge de se calmer et j’ai trouvé une place au directeur du Louvre renvoyé. Mission accomplie.

Pour en savoir plus sur le vol de la Joconde

18 septembre 1910 : Ce Matisse ne rentrera pas dans mon salon !

Il ne tiendra jamais dans le salon !

Ma collègue regarde le dernier Matisse « La Danse » avec une mine peu engageante. Rien ne lui va : trois couleurs seulement, une perspective bizarrement rendue, une simplicité des traits qui rappelle les dessins d’enfants.

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Elle lâche ironiquement avec une pointe de mépris :  » On dirait un peu du Gauguin ». Henri Matisse écoute la dame en restant de marbre.
En quelques mots, on critique un an de recherche et de travail dans son atelier d’Issy-les-Moulineaux.  Je suis atterré. J’aurais tellement aimé trouver un acheteur français pour cet ami. Au lieu de cela, ce sera encore un riche Américain ou un aristocrate russe qui emportera l’oeuvre chez lui, après le Salon d’automne et loin de nos regards trop conservateurs.

Matisse, le regard malicieux répond à ma collègue : « Chère Madame, la Danse ira orner la demeure de Monsieur Sergei Chtchoukine. Son hôtel particulier, rue Bolchoï Znamenski à Moscou, est plus grand que votre appartement de fonctionnaire et ma toile viendra revigorer ses hôtes dès qu’ils auront gravi les marches de son escalier monumental et auront atteint le premier étage. « 

Je repense à ce que Gustave Moreau disait d’Henri, son élève :  » Toi, tu seras le simplificateur de la peinture… »

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Le célèbre collectionneur russe Sergei Ivanovitch Chtchoukine

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1er juillet 1910 : L’Oiseau de Feu enflamme Paris

Tous les ingrédients pour obtenir un succès auprès du public français sont au rendez-vous : le folklore russe, de nouveaux rythmes, des mélodies endiablées, des costumes et une chorégraphie d’une beauté à couper le souffle.

« L’Oiseau de Feu » d’Igor Stravinski arrive au moment où notre pays découvre le monde russe (Tolstoï, Moussorgski, les Ballets russes…). Le petit monde de l’Entente cordiale se rapproche et les Français fantasment sur les immenses plaines de l’Est, portes de l’Orient, lisent à leurs enfants ces contes slaves mystérieux et découvrent des romans enfin traduits qui leur ouvrent les portes de Moscou, de Saint-Petersbourg ou de la Sibérie.

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Tamara Karsavina et Michel Fokine 
dans L´Oiseau de feu, 1910

Le fait d’arriver au bon moment n’est pas forcément synonyme de succès. Encore faut-il du talent. Et le jeune Stravinsky qui aura bientôt 28 ans n’en manque pas.

Son ballet a été écrit dans la fièvre : la commande de Serge Diaghilev date de l’hiver et les pages du livret ont été écrites et montée en chorégraphie au fur et à mesure pour que tout soit prêt fin juin. L’urgence qui aurait pu être un handicap s’est transformée en atout : dès le départ, les contraintes des danseurs, les idées originales du chorégraphe, les premiers croquis des décorateurs ont aidé à modeler l’œuvre. Cette dernière bénéficie donc de l’apport de toute une équipe d’artistes inspirés et tendus vers un même but.

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Le résultat est stupéfiant et séduit. Nous cheminons au côté d’un prince Ivan Tsarévitch qui s’égare dans le jardin enchanté de Kachtcheï. Dans un arbre aux pommes d’or, il arrive à capturer un oiseau de feu. L’animal aux milles couleurs retrouve sa liberté en échange de l’une de ses plumes aux pouvoirs magiques. Notre héros rencontre ensuite treize princesses dont l’une d’entre elle, à la beauté sublime, deviendra sa bien-aimée. Fait prisonnier par les « monstres gardiens », menacé d’être changé en pierre par un sortilège diabolique, Ivan Tsarévitch n’est sauvé que par la plume de l’oiseau de feu.

La danse chasse les ténèbres et met un terme aux sinistres enchantements. Le héros et sa dulcinée peuvent retrouver leur liberté et vivre leur amour.

Les pas de deux, les portés et les sauts ont eu raison des forces du mal. La beauté, les couleurs resplendissantes, les mélodies enjouées peuvent désormais régner sans partage.

En ces périodes d’incertitudes, d’interrogations sur l’avenir, Stravinsky apporte des remèdes simples tout en ouvrant de nouvelles perspectives à la vie artistique. Un auteur à suivre de près.

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Pour voir Stravinsky dirigeant lui-même L’Oiseau de Feu… Rejoignez le groupe des amis du site

« Il y a un siècle »….

28 juin 1910 : Stravinsky, le mince qui va vite

L’homme est mince voire fluet. De fortes lunettes de myope. Il paraît un peu écrasé par la présence et la carrure puissante de son impresario Serge de Diaghilev qui ne le quitte plus. Igor Stravinsky parle doucement, d’une voix bien timbrée. Il raconte sa courte vie d’homme de 27 ans déjà couvert de gloire alors que son arrivée à Paris ne date que de quelques mois. Le succès de l’Oiseau de Feu donne des ailes à ce jeune compositeur qui n’est que d’apparence timide.

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Les journalistes l’interrogent :

Non, il n’a pas fait le conservatoire et a préféré apprendre l’orchestration auprès de Rimski-Korsakov.

Oui, il est juriste de formation mais s’est ennuyé à mourir en faculté de droit de Saint-Pétersbourg, ville où il a grandi.

Stravinsky se laisse aller à parler de ses parents, musiciens connus dans la capitale russe : un père chanteur d’opéra, une mère excellente pianiste.

Mis en confiance, il explique qu’il a appris beaucoup par lui-même (l’harmonie et le contrepoint) même si Rimski-Korsakov a été un maître lui montrant l’exemple par des leçons particulières très stimulantes.

Il parle vite (son français se révèle impeccable), réfléchit vite et compose tout aussi rapidement. En quelques mois, l’oiseau de Feu a été bouclé et sa réalisation n’a aucun des défauts habituels des œuvres de jeunesse.

Je m’approche et demande à ce compositeur qui semble aimer la synthèse, de décrire ce qu’il imagine être son avenir avec le public français. Il me répond, droit dans les yeux et concentré :

«  Me renouveler, surprendre et ne jamais lasser ».

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Tamara Karsavina danse dans « L’Oiseau de Feu », un ballet dont la musique est de Stravinsky

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20 juin 1910 : Au moins 200 000 tracts sur la tête

« Les gondoles sont des balançoires à crétins ! » Les peintres et poètes futuristes n’y vont pas par quatre chemins. Boccioni, Russolo, Marinetti, Buzzi et quelques autres encore sont juchés en haut de la tour de l’Horloge et jettent 200 000 tracts multicolores aux centaines de spectateurs amusés de la place Saint-Marc. Ils poussent de grands cris et s’esclaffent bruyamment : « Il faut détruire Venise, raser cette ville pleine d’amants fatigués et de courtisanes cosmopolites ! Il faut redonner à ce lieu sa vocation militaire et intellectuelle. »

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Venise en 1910

Les artistes arpentent ensuite les rues en beuglant d’autres provocations : « Commerçants, arrêtez vos commerces louches et vos brocantes minables ! Vénitiens, redressez-vous, sortez de votre torpeur et mettez fin à vos petites lâchetés ! Faites sortir les étrangers et tous les touristes qui vous avilissent !» Ils s’arrêtent devant un cabinet d’architecte et prennent par le bras l’occupant des lieux. « Venez mon bonhomme, on va vous montrer comment il faut traiter cette ville putride ! Les palais ? Nous les raserons. Les canaux, nous les comblerons ! » Le pauvre architecte, les binocles de travers, se demande s’il rêve ou s’il a affaire à des fous. Marinetti s’est mis à chanter avec une belle voix de ténor : « Vive les ponts métalliques et la reine Electricité ! Vive l’essor des fabriques et l’arrivée de la modernité ! »

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Quelques policiers tentent mollement de s’interposer puis abandonnent, faute de recevoir des ordres clairs d’une hiérarchie lointaine et dépassée. En attendant, les artistes hilares font tomber les képis et leur demandent des armes « pour se battre contre l’ennemi héréditaire autrichien ». Tout se termine dans un café où le vin coule à flot dans une rivière de rires et d’histoires salaces.
 

Pendant ce temps, la ville a retrouvé son calme, les tracts jonchent le sol. Personne ne comprend bien ce que veut dire « futurisme ». Personne ne voit où ces peintres et poètes veulent en venir. Le responsable de la voirie commande à ses agents : « Vous me ramassez tout ça. Du balai, du savon et de l’eau. Qu’il ne reste rien de cette manifestation idiote ! »
 

Assis sur un banc, un journaliste français écrit, pour son journal parisien, un papier ridiculisant les artistes fantasques. Dans son for intérieur, il les remercie pourtant de lui avoir donné des idées qui lui évitent de parler des musées de Venise… qui n’intéressent ni ses lecteurs ni lui.

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Allez plus loin en rejoignant les amis du site. Un jour, le Campanile s’effondre…

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10 mai 1910 : Paris-Rome Express

« Toutes les œuvres de mon époux devront quitter la France ! »

Nous sommes, avec ma femme, dans l’express Paris-Rome.

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Le Paris-Rome Express est un train de la Compagnie internationale des Wagons-Lits

Plus de vingt heures de voyage qui laissent le temps de bien connaître les autres occupants du compartiment.

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Au restaurant dans le Paris-Rome Express : nous nous faisons très rapidement des connaissances

Nous cheminons en face de Léontine Gruvelle, la veuve du peintre Guiseppe de Nittis, peintre italien génial, disparu prématurément à l’âge de 38 ans en 1884. Léontine a été son modèle, son égérie et son amante. Elle entretient à présent pieusement sa mémoire et veille sur toutes les toiles qui n’ont pas été vendues.

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Giuseppe de Nittis : « Les Courses à Boulogne »

« Je souhaite qu’après ma mort, les Italiens et plus particulièrement les habitants de Barletta, sa ville natale, redécouvrent les tableaux de cette époque magique qu’avait sue saisir Guiseppe. »

« Epoque magique » : le mot clef est lâché.

Après avoir quitté la veuve de Nittis, nous découvrons Rome. Le mélange des époques -toutes effectivement plus magiques les unes et les autres – est saisissant. L’Antiquité, la Renaissance, l’Art moderne se concentrent et se fondent dans cet espace bienveillant, cette capitale immense qui a su garder des allures de ville de province où la vie reste douce.

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La fontaine de Trevi

Immensité des églises à l’échelle de la foi vibrante du peuple, grandeur des monuments de Romains qui ont su conquérir le monde mais simplicité d’un moment passé à boire un cappuccino sur la Piazza Navona. Les siècles se mêlent entre eux dans un continuum esthétique, dans une recherche continue du beau et du sacré mais sont présentés par des Romains avenants, souriants et détendus. On parle avec force gestes, on met son discours en scène, roule des yeux, bombe le torse et ménage ses effets : au pied de ses chefs d’œuvres, le Romain aime plaire et se faire remarquer.

Nous ne l’écoutons déjà plus et nous partons, délibérément, nous perdre dans ces petites rues du Trastevere qui tournent et serpentent… à l’infini.

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Mon autre site : Il y a trois siècles

21 avril 1910 : Les artistes sont-ils malpolis ?

 « Les artistes sont des rustres ! » s’écrit Robert Pellevé de la Motte-Ango, marquis de Flers, un ancien camarade du lycée Condorcet. Ce fils de sous-préfet a préféré le monde des planches à celui des ministères, les tirades de comédies légères aux discours d’inauguration de nouvelles écoles.

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Mon ami Robert, le très distingué Marquis de Flers

Dans la maison familiale de sa femme où il m’a invité, à Marly-le-Roi, il me tient des propos peu amènes sur le monde du spectacle. Comme descendant d’une noble et respectable famille de Normandie, il peine à supporter le « manque complet d’éducation » des acteurs et des auteurs qu’il côtoie maintenant chaque jour.

Anna de Noailles ? «  Elle n’écoute qu’elle. Impossible d’en placer une, tellement elle est bavarde. Elle n’enchaîne que de longs monologues. Lorsqu’elle entre dans une pièce, on a l’impression qu’elle la remplit d’un coup totalement et quand elle la quitte, on dirait qu’une foule s’en va ! »

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Anna de Noailles, la trop grande bavarde…

Son appréciation la plus dure vise Pierre Loti, l’officier de marine -et fier de l’être – devenu écrivain célèbre et toujours passionné de voyages.

«  Il est toujours ridicule à plastronner avec toutes ses médailles, fier comme un paon, la peau du visage poudrée et le menton relevé. Pendant une soirée, il peut s’isoler dans un coin et ne pas décrocher un mot, y compris à ses hôtes, alors qu’il devisait gaiement, en venant, avec le chauffeur du taximètre. Jeux de mots douteux et contrepèteries constituent en outre son fonds de commerce. Victorien Sardou, mon beau-père, l’avait un jour bien remis à sa place… »

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Pierre Loti, menton relevé, visage poudré…

Je demande à en savoir plus. Robert ne se fait pas prier : « Loti avait écrit à beau-papa une lettre dont l’adresse était ainsi rédigée : Victorien Sardi, à Marlou. »

Mon beau-père lui a répondu, en commençant son courrier en ces termes : « Mon cher Pierre Loto, Capitaine de Vessie ! »

19 avril 1910 : Beethoven se soigne à la chicorée

Les mélomanes l’appellent affectueusement « Le Vieux Sourd » et le peuple fredonne ses airs les plus connus : 5ème et 9ème symphonies en tête. Beethoven est devenu le vrai musicien de notre époque et du fond de son tombeau, il cache les Fauré, Satie, Ravel et autre Malher dont l’audience ne dépasse guère un public restreint et averti.

Les orchestres et les chorales fusionnent pour donner un souffle encore plus puissant aux symphonies, les salles trop petites comme Gaveau jouent à l’infini les quatuors qui font les délices de mon ami Marcel Proust. Quant aux pianistes du dimanche et aux élèves du Conservatoire, ils se jettent avec avidité sur les sonates et s’empêtrent dans des difficultés techniques inextricables, sans jamais renoncer.

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Beethoven est partout en 1910, jusque dans les boîtes de chicorée de la marque « Les Javanaises »

Beethoven plaît, Beethoven est à la mode. Bientôt un siècle après sa disparition, le maître allemand ne choque plus dans ses ruptures de mélodie, n’agace pas à chaque dissonance et ne dérange guère lorsqu’il réveille avec ses cors. De romantique avant-gardiste, il est devenu « classique ». Notre univers de métal et de machines, de jets de vapeur et de sifflets de trains s’accommode bien de ces mouvements d’archets nerveux et puissants. Dans un monde qui aime la paix mais prépare la guerre, arrivent à point nommé ses marches et mesures martiales annoncées par les flûtes puis renforcées d’un coup par l’ensemble ordonné des vents et des cordes.

Les luttes sociales, les bras de fer entre puissances, l’âpreté des luttes entre industries rivales, ont forgé des esprits et des cœurs qui accueillent bien mieux Beethoven que ne pouvaient le faire ses contemporains. Il nous vrille l’oreille mais pour mieux l’emplir d’une énergie faussement brute qui nous oxygène tout le sang : avec lui, les combats prennent un sens. Il nous broie la main mais sa force, dans ce monde incertain, nous rassure finalement. Il nous attrape par le colback et ne nous lâche plus tant qu’il n’est pas sûr de nous avoir entièrement conquis.

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La Frise Beethoven de Gustav Klimt

Enfermé dans sa surdité, il nous délivre le « bénédictus » d’une Missa Solemnis, ce cri d’espoir qui s’élève au-dessus de toutes les médiocrités et nous fait palper le divin. Un violon, quelques voix comme un faisceau de lumière pure au premier abord ; en fait toute une complexe construction de chœurs et d’orchestre formant un escalier à double révolution grimpant vers le paradis. La souffrance de l’artiste devient un sève régénératrice et notre société qui peine à écarter le mal se prend au moins à aimer le beau.

Beethoven est partout : vignettes dans la chicorée du matin, sculptures dans les squares, masques dans les musées, frise de Klimt à Vienne. « Héroïque »,  Pathétique » rentrent dans le vocabulaire courant. Notre société paradoxale qui glorifie l’homme seul, l’individu avec sa richesse et ses droits tout en l’enfermant dans des masses grégaires chères à Gustave le Bon, s’identifie à ce génial solitaire qui sait réunir et transporter les foules.

On se prend à imaginer que le cinématographe du futur recyclera aussi Beethoven… lorsque nous dégusterons, à pleines dents, de drôles d’oranges mécaniques.

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3 mars 1910 : Les bonds du fauve dans un théâtre

Le lieutenant de hussard prussien, confiant dans son pouvoir de séduction, glisse sa main dans celle d’Anne-Charlotte. A chaque pas, il sent le froissement de la robe cintrée de la belle aristocrate contre son pantalon d’uniforme, la douceur d’un tissu féminin contre la toile rêche. L’essence d »Ambre Antique » de Coty l’enchante dès qu’il s’approche pour lui glisser un mot.

Anne-Charlotte laisse agir son charme et sert doucement les doigts de l’officier qu’elle trouve musclés mais fins.

Cet après-midi, le couple improbable réunissant l’espionne et l’adjoint d’attaché militaire allemand, a choisi de profiter de la future saison russe, de découvrir les prochains ballets qui feront les joies de la foule au Théâtre du Châtelet.

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Il assiste à une répétition grâce à la « carte de circulation » d’Anne-Charlotte de Corcelette : ce précieux sésame donne accès aux loges des artistes, aux sièges d’une salle vide car fermée au grand public permettant d’avoir une vue imprenable sur l’entraînement des danseurs issus du ballet impérial de Saint-Pétersbourg, d’entendre l’orchestre s’accorder avant de s’élancer dans l’interprétation des dernières pages fiévreuses écrites par Stravinsky qui produit dans l’urgence.

Nos deux tourtereaux s’assoient dans la pénombre, placés par le gardien du théâtre qui connaît bien Anne-Charlotte. Un peu plus loin à droite, on devine la stature imposante du producteur Serge de Diaghilev qui cache le frêle Stravinsky continuant à composer pendant que l’on joue ses lignes créées le matin même.

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Serge de Diaghilev

Tous les sens sont mis à contribution : des sons originaux, des décors dont les couleurs chatoyantes font oublier le pâle noir et blanc des ballets français, une chorégraphie faite de danses traditionnelles coupées d’élans très modernes, des costumes rappelant aussi bien la Cour de Catherine II que celle d’un sultan d’Orient. La prochaine saison mélange savamment le folklore des steppes et l’ambiance des Mille et une Nuits ; un oiseau de feu frôle les femmes lascives d’un harem ; des chevaliers encouragés par des fées font preuve de bravoure ; des magiciens protègent des belles menacées par la folie des hommes et les caprices de mystérieuses divinités.

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Un costume des Ballets russes

Anne-Charlotte est aux anges. Elle retire sa main de celle du lieutenant allemand inculte qui l’ennuie depuis de longues minutes et l’empêche de profiter pleinement du spectacle. Le jeune officier s’en aperçoit, regarde sa montre et prend congé, proposant un autre rendez-vous accepté du bout des lèvres par celle qui ne lui jette qu’un vague regard en le quittant.

Anne-Charlotte, enfin seule, se laisse emporter par le rêve d’Orient qui hypnotisera demain tout Paris. La Russie comme personne ne l’a jamais vue, un pays qui a changé depuis Napoléon, des contrées plus mystérieuses que les récits français du XIXème siècle pouvaient le laisser supposer.

Soudain, le miracle.

Un être presque surnaturel, aux muscles de caoutchouc et doué d’une vivacité de fauve, s’élance sur scène. Un saut de plusieurs mètres, puis deux et enfin un troisième encore plus impressionnant. Nijinski qui est en passe de devenir le danseur le plus célèbre d’Occident, traverse l’espace sans effort apparent. Sa respiration et sa concentration ont raison de son poids : il vole presque.

Anna-Charlotte tremble soudain devant cet homme exceptionnel à la gestuelle érotique, au corps parfait, à la détente de mâle sauvage. Oubliés, d’un coup, les officiers que le Deuxième Bureau lui demande de côtoyer, évaporé son mari Jules fonctionnaire et juriste : ne reste que Nijinski et sa démarche de panthère rattrapant sa proie prête à se laisser dévorer pourvu que cela lui procure quelques plaisirs. Les frissons envahissent l’élégante qui se lève alors pour être remarquée de l’artiste si fascinant.

Le danseur descend de la scène au même moment et se dirige vers elle. Anne-Charlotte ne sait plus quelle contenance adopter. Une main dans les cheveux, une autre serrant son chapeau. La passion soudaine la rend toute gauche.

Nijinski pose un instant ses yeux noirs sur le diamant de son collier qu’un projecteur fait briller par hasard mais il reste indifférent. Ses pas le mènent en fait à Diaghilev, le mentor, le grand frère, le maître.

Lorsque les deux hommes se retrouvent, le producteur russe passe une main sur les hanches de Nijinski qui se cambre légèrement. Il profite de l’obscurité pour l’embrasser dans le cou, d’un mouvement aussi fougueux que bref.

Anne-Charlotte regarde, interdite, avec sa main gantée de blanc cachant sa bouche grande ouverte de surprise. Elle grave dans sa mémoire cette manifestation de passion entre les deux invertis ; ces deux êtres qui ont décidé de bouleverser tous les tabous, toutes les règles de notre époque. Ces deux Russes vont entraîner notre siècle dans un bond en avant gigantesque, à couper le souffle.

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19 janvier 1910 : Quel est le point commun entre Fauré et Beethoven?

« Quel est le point commun entre Fauré et Beethoven ? » Devant mon regard interdit, mon collègue Pierre laisse passer un silence pour conserver l’intégralité de son effet. Comme un comédien de boulevard, il articule ensuite quelques mots, avec force mouvements de lèvres, sans prononcer un son. Devant mon étonnement qui grandit, en éclatant de rire, il ajoute, narquois : « Il est sourd comme un pot ! »

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Gabriel Fauré

Gabriel Fauré a bientôt 65 ans, directeur du Conservatoire national de musique, c’est aussi un musicien reconnu, très apprécié pour sa musique de chambre au sein de laquelle il glisse quelques audaces de composition -attendues des mélomanes – tout en préservant une ligne harmonique de bon aloi à laquelle les cercles bourgeois restent attachés.

Fauré le surdoué ? On connaissait ses sonates et ses romances, ses trios et ses quatuors, il a su bâtir « Prométhée », œuvre lyrique ambitieuse jouée devant 14 000 spectateurs. Il passe ainsi du piano, son instrument de composition et de prédilection à l’art lyrique, l’art noble auquel doivent se confronter les meilleurs. Ses mesures n’enchantent plus seulement quelques salons parisiens au public choisi de hauts fonctionnaires et de grands financiers, charmés par ses équivoques tonales et ses modulations charmeuses, complexes et finalement inattendues. Il a montré qu’il savait aussi, au soir de sa vie, voir grand et amener à lui la foule des amateurs du dimanche, le peuple qui aime siffloter les grands airs.

Qu’arrive-t-il donc à notre Fauré national ? Légion d’honneur, une place enviée de critique au Figaro, un fauteuil à l’Institut et la présidence d’innombrable jurys : il ne lui manque rien des attributs de la reconnaissance républicaine, Paris lui a tout donné. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Les vieilles jalousies un moment éteintes ressurgissent. Ceux -souvent incompétents – qui ont eu à souffrir des réformes qu’il a mené à la tête du Conservatoire national (ils l’appelaient « Robespierre ») se rappellent à son bon souvenir comme des fantômes. On l’attaque dans le dos. Non sur son talent -immense – ni sur son caractère qui reste paradoxalement effacé et discret mais sur son physique. C’est infâme.

Les sons aigus et graves se déforment dans la pauvre tête de notre musicien qui souffre le martyr de ne plus pouvoir entendre ses œuvres autrement que bizarrement déformées. A cette peine, s’ajoute celle de voir ces faiseurs de notes rabougris, ces cloportes aigris, ces anciens partisans d’un art académique qu’il a chassé par la porte quand ils s’attaquaient aux audaces de son élève Ravel, venir lui mordiller les mollets voire monter une cabale contre lui.

« Il est sourd ? Il ne peut donc plus diriger un conservatoire aussi prestigieux que celui de la capitale ! » Le raisonnement brille autant par sa simplicité que par sa stupidité mais il fait des ravages. Mon collègue Pierre, du cabinet comme moi, s’est laissé prendre et il a déjà une liste de remplaçants au poste de directeur qu’on lui a obligeamment glissé dans la main. J’y reconnais toute la petite clique qui tourne autour de Vincent d’Indy, l’autre grand musicien rival qui a longtemps combattu Debussy et prôné un art conventionnel, rassurant pour ceux qui pensent que Bach a déjà tout inventé et que tout s’arrête donc après lui.

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Vincent d’Indy, le grand musicien rival

Ma réaction en lisant le papier est à la hauteur de mon haut-le-cœur : « Fauré est peut-être sourd mais moi, je ne suis pas aveugle. On tente de profiter d’un début de handicap lié à l’âge pour l’écarter alors qu’il peut encore beaucoup donner à ses élèves qui l’admirent tant. »

D’un geste décidé et libérateur, je déchire le document en sifflant doucement le début de l’Élégie pour violoncelle et piano, ce court morceau fait de tristesse pudique, de mélancolie sans pathos, ce petit diamant de Fauré dont chaque reflet magique écarte les forces obscures de la médiocrité.

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Le Conservatoire National de Musique et de Déclamation, rue du faubourg Poissonnière

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