27 mai 1910 : Les Parisiens sont plus grands que les autres

Les Parisiens sont-ils plus grands que les autres ? Arrivent sur mon bureau quelques statistiques du ministère de la Guerre. Les conscrits sont mesurés par l’armée à leur incorporation et il est ensuite possible de comparer les origines géographiques et la taille des populations.

Suivant les régiments venant principalement de la capitale, nous sommes à 1m 65 voire 1m 68. C’est une stature plutôt élevée comparée à ce que donne celle des régiments venant de Provence, du Massif central ou des Alpes qui plafonnent à 1 m 60 ou 61 en moyenne.

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Détail : les incorporés des beaux quartiers (VIIème ou VIIIème arrondissements ou les quartiers neufs du XVIème par exemple) paraissent encore plus grands et ajoutent un ou deux centimètres à cette stature moyenne. Plus on est riche, plus on est grand ?

Curieux d’observer l’évolution dans le temps, j’ai repris des chiffres beaucoup plus anciens et notamment certains remontant à la Révolution. Conclusion : les Parisiens ont toujours été grands et ont gardé cette taille élevée de 1m 65. Un ami professeur à la Sorbonne me fait remarquer que les mesures des années 1790, 1800 ne sont pas toujours fiables. Les appelés se déchaussaient-ils avant de passer sous la toise ? C’est vrai, si on garde ses souliers, ce n’est pas du jeu.

Pourquoi les Parisiens sont-ils donc plus grands ? Une meilleure alimentation ? Un accès aux soins des médecins plus facile au cours de l’enfance ? Des métiers en moyenne moins pénibles (port de charges lourdes) ? Leurs origines familiales se situant plus souvent en Normandie, dans le Nord ou en Picardie – où l’on constate aussi des tailles élevées – pourraient aussi expliquer cette situation.

Je sens que si la presse parisienne s’empare du phénomène et écrit : « les Parisiens sont plus grands que les autres Français » , cela va gonfler d’orgueil des habitants qui ont déjà, dans tout le pays, une solide réputation d’arrogance. Cela agacera inutilement nos amis des régions méridionales et provoquera leurs moqueries. Notre pays souffre de ces dissensions entre provinces et nous autres fonctionnaires, devons agir pour ne pas les provoquer.

Compte tenu du caractère non financier des informations que je manie, je décide donc, sans en parler à personne, de modifier les chiffres avant transmission au Petit Parisien. Avec ma plus belle plume, j’ajoute trois centimètres à la taille des Marseillais, deux aux Bretons, quatre aux Auvergnats…

Au bout de deux heures de ce travail de faussaire et très heureux de ma petite manipulation, je communique les données aux journalistes.

Le lendemain, je peux lire avec satisfaction le gros titre suivant qui répond à mon souci de cohésion républicaine : « Au moins, les Français sont tous égaux devant la toise. »

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17 mai 1910 : Le goût pour les zoos humains

« Il faut mettre fin à ces exhibitions scandaleuses ! » La colère m’étrangle. Mes deux interlocuteurs, M. Deporte, directeur du Jardin d’Acclimatation et M. Martineau, « marchand d’indigènes » comme il se fait lui-même appeler, semblent surpris.

M. Deporte prend la parole en premier : « Nous avons déjà eu des reproches du préfet Lépine, maintenant les vôtres. Mais pourtant, montrer des peuplades primitives correspond à une attente des Parisiens. Ils veulent voir des sauvages, leurs costumes pittoresques, leur anatomie, leurs multiples femmes, les jeux de leurs enfants. Cela les amuse et leur change les idées après leur journée de travail. Ils jettent des pièces dans les bassins pour les voir plonger. Tout cela est à la fois amusant et instructif. » 

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Les scandaleux zoos humains à Paris

Les Nubians et les Eskimos en 1877, les Somalis en 1890, les Indiens Galibis et les guerriers Achantis en 1892, les célèbres Amazones du royaume d’Abomey en 1893… Les spectacles recrutant des êtres humains des régions lointaines ne sont ni nouveaux ni propres à la capitale française. Bruxelles, Londres, Berlin, Francfort, Chicago mais aussi Amiens, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Tours et beaucoup d’autres villes de province accueillent ces attractions bizarres où des familles entières sont parquées derrière des grilles et montrées, dans leur vie quotidienne à la population enthousiaste, charmée par l’exotisme des scènes.

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M. Deporte pense avoir trouvé le bon argument : « Nous travaillons pour les savants et la renommée de Paris. Le matin, nos Pygmées sont étudiés par l’Académie de Sciences. L’après-midi, ils sont libres dans mon Jardin et amusent les visiteurs. Le soir, ils s’adonnent à leurs danses favorites au Moulin Rouge ou aux Folies Bergères. Vous voyez, notre organisation est parfaite et bien pensée. »

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Sur un ton glacial, je rappelle à mon interlocuteur le nombre de pauvres gens morts de froid, de maladie voire de faim lors des précédents spectacles. Je montre les rapports de la préfecture de police et explique mon intention d’interdire ce type de manifestation.

M. Martineau me répond, calmement, en roulant une cigarette : « Nous avons décidé d’arrêter de promener des familles de Noirs comme des animaux en cage. Non pour des raisons morales, cher monsieur, mais parce que le public commence à se lasser. Nous proposons maintenant de reconstruire des villages entiers dans Paris. Un village sénégalais ou un campement maure : voilà qui peut aider notre peuple à prendre conscience de sa mission civilisatrice et pousser nos députés à voter des crédits pour nos colonies. » Le parti colonial, l’allié idéal pour ce marchand ! Des gens puissants, de l’argent de certains banquiers, des journalistes convaincus, des parlementaires qui ont des intérêts personnels dans ces affaires : Martineau sait manœuvrer et s’appuyer sur des groupes influents. Le sourire radieux, il se lève et me tend une autorisation déjà signée par le directeur de cabinet de Briand. « Désolé mon vieux, vous avez perdu. Vos bons sentiments m’amusent. Changez de camp. Laissez-vous aller à ce type de spectacle, vous verrez, en vieillissant, on y prend goût ! »

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« Il y a trois siècles » !

12 mai 1910 : Pour se soigner, il suffit de rêver !

Se soigner sans puissants médicaments, sans chirurgie périlleuse, tout simplement en dormant : Une utopie ? Non, cela devient bien une réalité.

Des médecins français et américains travaillent très sérieusement autour des rêves et essaient d’utiliser leurs caractéristiques – déjà analysées par Bergson – pour apporter un vrai réconfort aux malades des nerfs.

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Le philosophe Henri Bergson a déjà beaucoup écrit pour expliquer les rêves

Qui ne s’est pas senti très en forme après une bonne nuit peuplée de songes sympathiques ? Le rêve détend le cerveau et les muscles, il permet au corps de se reposer complétement tout en laissant vagabonder l’esprit à sa guise. C’est à partir de ce constat simple que les scientifiques travaillent.

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Le Rêve du Douanier Rousseau

Il fallait relever deux défis : comment provoquer l’activité onirique ? Et surtout comment faire en sorte que le patient ne sombre pas dans des cauchemars ?

Les deux points sont maintenant résolus, avec ingéniosité, à partir d’expériences simples.

Provoquer un rêve précis :

Le patient part dans une campagne qu’il affectionne beaucoup et passe un heureux séjour d’un mois. Pendant toute cette période, il doit sentir régulièrement un flacon contenant un parfum puissant et facilement reconnaissable. De retour en ville, à son domicile, des gouttes du parfum sont mis sur l’oreiller de l’intéressé pendant son sommeil… provoquant ainsi chez lui des rêves réparateurs de campagne bucolique.

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Luigi Russolo peint aussi le rêve avec Profumo

Déclencher des rêves heureux :

Allongé sur un confortable divan, le malade est endormi grâce à une potion légèrement hypnotique, tout en fixant son attention sur un point lumineux tournant sur lui-même dans une pièce sombre. Pendant son sommeil, sont diffusés des images sur un écran et des sons enregistrés bien déterminés : les couleurs sont agréables et la musique harmonieuse. De doux rêves ne tardent pas dès lors à venir et à son réveil, le patient « se sent mieux ».

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Toutes ces expériences de conception et de réalisation aisées pourraient être généralisées à toute la population.

Pour surmonter tous les soucis d’une époque parfois sombre et troublée, endormons les Français ! Et surtout, faisons-les rêver !

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11 mars 1910 : Chut ! Laissons-les mourir…

Que s’est-il passé d’épouvantable et de mystérieux dans le village de Touloug’nou dans le bassin du Congo ? Si les cases se dressent bien là, intactes, le soleil de plomb éclaire pourtant une scène de désolation.

Trois cadavres d’hommes noirs encombrent le passage de la grand-route. Une odeur pestilentielle se dégage de chaque lieu d’habitation. Les soldats français qui s’approchent ouvrent une première porte : une famille entière est affalée, sur des nattes, râlant faiblement, délirante entre deux phases de sommeil. La maigreur des parents comme des enfants fait peine à voir. Là encore, dans cette hutte, deux individus sont déjà décédés et plus personne ne semble prendre la peine de procéder à leur enterrement. Dehors, seul le bruit désagréable des criquets vient troubler un silence oppressant et lourd de menace.

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« Ils ont tous la maladie du sommeil… » diagnostique le médecin militaire

« Ils ont tous la maladie du sommeil ». L’officier médecin, malheureusement habitué de ce type de situation, vient de poser le triste diagnostic. La tribu entière est touchée par cette inquiétante maladie véhiculée par la mouche tsé-tsé. Maigreur absolue des malades, fièvre prolongée, phase de plus en plus longue de sommeil irrepressible puis de coma, délires fréquents, impossibilité à s’alimenter, vertiges et douleurs articulaires intenses… tous les symptomes du terrible mal sont réunis sur ces quelques hectares de désolation.

Le rapport établi par le médecin remonte au gouverneur puis au ministère des colonies. Il vient compléter des centaines de pages déjà transmises par d’autres officiers sur l’ensemble de notre Empire : l’Afrique se meurt.

La maladie du sommeil dont on connaît maintenant l’origine – un parasite microscopique, le trypanosome, transmis par piqûre de mouche – envahit sournoisement nos chères colonies. Elle paralyse les forces vives de territoires que nous souhaiterions mettre en valeur. Elle touche les noirs mais aussi, nous l’avons appris récemment, les blancs.

Nos soldats sur place paraissent complètement démunis. Nous n’avons pas ou peu de traitements en nombre suffisant : les injections d’un mélange énergique à base d’arsenic, recommandées par une partie du corps médical, sont encore peu répandues et on se pose des questions sur leurs effets secondaires.

Dans les tribus noires, chacun se réfugie dans une foule de croyances sur la maladie : elle se propagerait, disent les marabouts, dans les groupes où l’on parle d’elle. Seul le silence total pourrait vaincre la diffusion de l’épidémie. De même, l’enterrement des victimes devrait s’effectuer sans bruit, afin de ne pas réveiller le mort et de ne pas contaminer les survivants.

Superstition chez les noirs, affolement chez les blancs, le terrible mal gagne du terrain : Congo, Oubangui-Chari, Tchad… On signale déjà des cas en AOF et le gouverneur général de Dakar, William Merlaud-Ponty partage l’inquiétude de son collègue de Brazzaville, Martial Henri Merlin.

Que fait Paris pendant ce temps ? On échange des notes alarmistes mais sans solution, on tergiverse, les réunions se succèdent sans décision ; les crédits qui devaient être débloqués restent en caisse, les fonctionnaires de la rue de Rivoli estimant que les arbitrages n’ont pas été rendus dans les formes et que rien n’est décidé d’efficace. L’armée hésite quant à elle à mobiliser ses trop rares médecins sur place, déjà pris pour d’autres tâches urgentes.

Et là-bas, l’Afrique, notre bel avenir colonial, se meurt petit à petit… sans bruit.

8 février 1910 : Voulez-vous regarder le téléphote ou la télévision ?

Le téléphote ou la télévision ? Quel nom Maurice Gratte, journaliste au Petit Parisien, pourrait-il populariser ?

La télévision est un concept, une analyse scientifique dont la paternité revient à Constantin Perskyi qui avait su intéresser les foules avec un article publié lors de l’Exposition Universelle à Paris en 1900. Derrière le professeur d’électricité russe Perskyi, il n’y avait qu’une réflexion sur les qualités photoélectriques du sélénium vitreux et sur la décomposition de l’image en points lumineux reproduits à distance. Mais derrière l’article, aucune invention particulière. L’auteur citait les travaux de Nipkow mais n’en montrait pas de nouveaux.

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La télévision, telle qu’on l’imagine en 1910. Interactivité, grand écran, image haute définition, tout y est. On imagine cependant Madame avec un grand chapeau et Monsieur ne parvient guère à se passer des services d’un domestique pour actionner l’appareil…

Rien de tel avec le téléphote de Georges Rignoux qui existe bel et bien. Machine ingénieuse utilisant aussi le miraculeux métalloïde sélénium mais aussi système de transmission de l’image par fil puis, au fur et à mesure des perfectionnements, par ondes électriques.

Maurice Gratte hésite. Le téléphote est français. Rignoux lui avait fait une démonstration après avoir déposé son brevet. On observait une image – fixe et de mauvaise qualité – reproduite sur une glace pendant que son auteur levait les bras au ciel en signe de victoire. « Télévision » vient quant à elle de l’imagination fertile d’un Russe mais ne correspond qu’à une utopie. On ne peut imaginer pour l’instant voir quelqu’un reproduit, dans ses moindres mouvements, de façon instantanée, sur un écran distant de 100 kilomètres.

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L’article de Constantin Perskyi, professeur d’électricité à l’école militaire d’artillerie de l’armée russe

Comment intéresser le lecteur ? Lui parler d’un appareil bien réel mais aux résultats décevants ou évoquer une invention futuriste qui fait rêver mais que personne ne verra à court terme ?

Maurice a soudain l’intuition géniale. En faisant une petite entorse à la vérité scientifique, il peut mêler les deux idées. Le lecteur moyen n’y verra que du feu.

La plume glisse soudain facilement sur le papier. Oui, la télévision est pour demain. Oui, il l’a vu fonctionner. Un peu de sélénium par-ci, d’ondes électriques par-là, une allusion au cinématographe et au téléphone qui, eux, existent bel et bien et le tour est joué. En gloussant de plaisir, il se prend même à citer le physicien Édouard Branly, l’un des pères de la Tsf. Ce dernier rencontré par hasard à la sortie d’une conférence l’an dernier, lui avait glissé, en attendant un fiacre, quelques mots sur les recherches qui avaient des chances d’aboutir prochainement. Il n’avait pas spécialement évoqué la télévision mais peu importe. Il vaut mieux se référer à lui en déformant ses propos que de ne donner aucune caution solide à son article.

Maurice Gratte se remplit de fierté à l’idée de populariser à nouveau ce joli nom de « télévision ». Incapable de décrire le mécanisme auquel il ne comprend goutte, il préfère se transformer en Jules Verne au petit pied. L’opéra que l’on peut suivre de chez soi (le ténor filmé en gros plan la main sur le coeur ! ), l’amie chère qui nous embrasse sur un écran et que l’on pourrait presque prendre dans ses bras tant l’image reproduit fidèlement la réalité : voilà de quoi impressionner le public.

Maurice Gratte n’a pas parlé de meurtre aujourd’hui. Sa mère qui a lu ses articles de la veille où il se répandait sur trois horribles assassinats n’avait guère apprécié ses lignes sanguinolentes. Maurice sait qu’elle préfère un papier « sage » comme celui qu’il vient de rendre sur la « télévision ». Faute d’être forcément un bon journaliste, Maurice Gratte reste un bon fils.

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Le brevet du téléphote de Rignoux

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23 juin 1909 : La France sous la menace d’une épidémie ?

« La douleur augmente et devient difficilement supportable. L’homme se regarde dans une glace. Le bubon qui a grossi au niveau cervical prend une forme plus allongée ; il est rempli d’un liquide contenant des germes qui semblent se répandre dans le corps. La fièvre augmente, chaque mouvement devient plus difficile. L’appétit a disparu et l’ingestion d’eau ou d’aliments se révèle très pénible. Si la peau autour du bubon a rougi, elle blanchie et se nécrose ailleurs. L’homme a les traits tirés, sa respiration sifflante le fatigue de plus en plus…  »

J’interromps Alexandre Yersin, médecin du corps de santé colonial qui me décrit, avec force détails, les symptômes de cette maladie terrible qu’est la peste. C’est lui qui a découvert, il y a une quinzaine d’années, le bacille à l’origine de ce fléau légendaire. Directeur des instituts Pasteur de Nha Trang et de Saïgon, il continue ses recherches pour aboutir à un traitement.

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La maison d’Alexandre Yersin à Nha Trang en Indochine

 » En attendant, le monde entier est soumis à un risque d’épidémie. Hier la Californie et le Japon, aujourd’hui Madagascar et Java, demain, ce peut-être Marseille ou Paris. Il suffit de quelques puces et de rats contaminés ou d’une viande avariée et infectée vendue à plusieurs familles… Les victimes se compteront par centaines : des jeunes en pleine forme basculeront d’un coup dans un état lamentable, l’économie s’arrêtera, les gens se cloitront chez eux, les médecins ne seront pas assez nombreux pour faire face et aucun traitement sérieux ne sera disponible.  »

Yersin parle avec de grands gestes. Il veut me convaincre de faire organiser une surveillance renforcée des principaux ports français par la police ou la douane. Il fait allusion aux mesures efficaces décidées contre la propagation du choléra en 1884. A cette époque, des mesures spéciales de désinfection avaient été prises dans la gare de Lyon même, vis à vis des voyageurs en provenance de Marseille ou de Toulon, villes touchées par l’épidémie en provenance de l’Italie.

Je réponds que la peste n’est pas le choléra et qu’il convient d’éviter d’affoler la population par une action trop visible des pouvoirs publics :

« Il faut agir discrètement. Nier publiquement les risques, éloigner la presse, rassurer tout le monde… tout en préparant discrètement le corps médical et les forces de l’ordre. »

Yersin s’exclame :

 » Vous ne croyez pas qu’un langage de vérité est plus respectueux de nos concitoyens ? Comment être rassuré par un Etat qui ne diffuse pas l’information en sa possession ? Tout finit par se savoir et ceux qui ont caché les faits perdent leur crédibilité.  »

La peste, le choléra, une grande grippe, la variole… Et puis quoi encore ? Le malheur rôde… mais l’information n’a pas quitté mon bureau.

Dehors, il fait beau, les enfants s’amusent dans les squares, les mères promènent leurs bébés, les cols blancs se rendent d’un pas pressé à leur bureau par cette belle journée de juin, les amoureux s’embrassent sur les bancs publics.

Je préfère garder pour moi les propos confiés par Yersin. Il exagère, j’en suis sûr. Je croise les doigts… je le raccompagne jusqu’à la sortie et passe à un autre dossier, en sifflotant.

14 avril 1909 : Le rayonnement de Marie Curie sur ma fille

Nous avons beaucoup parlé à notre fille Pauline de Marie Curie. La première femme à enseigner à la Sorbonne, qui a découvert le polonium puis le radium et a travaillé sur les radiations.

Le prix Nobel de physique 1903 s’est fait seul, sans moyen, dans un laboratoire vétuste qui relevait plutôt du hangar à pommes de terre. Elle a manié à la main des tonnes de minerais pour mener à bien ses expériences et a souvent atteint les limites de l’épuisement. Elle a passionnément aimé son mari Pierre, savant lui aussi et décédé accidentellement. Elle continue des travaux commencés en couple  et maintenant suivis par le monde entier.

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Marie Curie, prix Nobel, fierté nationale

La scientifique d’origine polonaise fait l’objet d’une admiration fervente au sein de notre petite famille. J’ai plusieurs fois pris sur mon temps de travail pour assister à ses cours (auxquels je ne comprends pas grand-chose) et je collectionne les photographies de cette héroïne moderne dans un album que ma petite Pauline consulte avec délice en me posant beaucoup de questions.

Ce soir je lui raconte à nouveau l’histoire de cette Marie si forte, de ce modèle pour des générations de futures étudiantes. Pauline a quatre ans, elle n’en est pas là et pour elle, Marie Curie, ce sont de beaux cheveux frisés, une longue robe noire et des tours de magie sur des substances qui émettent une drôle de lumière. Je m’efforce de lui faire mémoriser quelques éléments importants de la vie de notre prix Nobel national :

«  Ecoute-moi bien : Marie Curie a découvert le radium et le …… ?

Ma fille, la bouche en cœur, complète avec un sourire désarmant :

– ….le Paulinium! «

12 avril 1909 : Pourquoi vote-t-on à droite ?

André Siegfried est un ami. Il a fréquenté le lycée Condorcet quelques années après moi et tente actuellement de suivre les traces de son père Jules, maire du Havre et auteur d’une loi restée célèbre organisant le logement social. Nous dînons ensemble ce soir et il se confie :

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André Siegfried… une petite vingtaine d’années après notre conversation

– Cela fait trois fois que je me présente à la députation, trois fois que je suis battu. J’aime le contact avec les électeurs, discuter avec les gens dans un bistro, sur un marché, convaincre un auditoire dans un préau. Ces échanges sont riches d’enseignements même s’ils ne m’ont jamais permis de remporter la timbale.

En fait, j’envisage de laisser tomber cette vie politique qui ne veut sans doute pas de moi pour enseigner à l’Ecole libre des sciences politiques. J’ai déjà vu et entendu tellement de choses que cela passionnerait sans doute les étudiants de la rue Saint Guillaume. 

Entre mon voyage autour du monde, ma thèse sur la Nouvelle-Zélande et mes campagnes électorales dans l’ouest, j’ai de quoi raconter.

Ce qui m’intéresse actuellement, c’est d’étudier les raisons pour lesquelles un canton vote à droite alors qu’un autre reste traditionnellement à gauche.

– C’est le nombre de bourgeois dans l’un et d’ouvriers dans l’autre qui détermine cette orientation ?

André me répond mystérieusement :

– La France du granit vote à droite, la France du calcaire vote à gauche.

Devant mon regard médusé, il consent à quelques explications :

– Dans les pays de granit, le sol retient l’eau, donc les puits sont nombreux et favorisent l’émergence de vastes propriétés agricoles. Celles-ci sont tenues par des grands propriétaires qui votent à droite et contrôlent les opinions de leurs fermiers et métayers. Au contraire, dans les régions de sol calcaire, l’eau est absorbée et se fait donc plus rare. Les propriétés ont dès lors tendance à se morceler entre les mains de multiples petits paysans pauvres regroupés en villages. Ces derniers votent plus facilement à gauche.

Je décide de taquiner mon ami :

– Donc, si tu perds toutes les élections auxquelles tu te présentes, c’est que le sol n’est pas bon ?

Sans se démonter, il me répond, candide :

– Mais cela ne me rend pas malheureux. Ce qui console les candidats battus, c’est de ne pas à avoir tenir compte des promesses qu’ils ont faites !

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Les tableaux d’André Siegfried, devenu professeur, expliquant le vote de différents cantons de la France de l’Ouest

19 janvier 1909 : Le scandale de l’arsenic dans le vin

– De l’arsenic dans le vin ? L’alcool est un délicieux poison mais pas à ce point !

Le directeur adjoint de cabinet prend un peu à la légère le compte rendu de mon entretien avec le professeur Mourreu, de l’Académie de médecine, qui met en garde la presse, l’opinion et les pouvoirs publics sur un nouveau danger lié au vin.

Pour protéger les vignes des attaques d’insectes et de parasites, certains vignerons utilisent une bouillie très efficace, l’arséniate de plomb, et répandent cette mixture sur toute leur propriété. Résultat : on retrouve de l’arsenic, ce poison très violent, même à petite dose, dans le vin que nous buvons.

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Nancy, la fête de la Vigne en 1909. Le vin est un vrai symbole de… longévité.

Le directeur reprend:

-Tout cela n’est pas bien sérieux. Pour que le mélange soit dangereux, il faudrait que les vendanges aient lieu juste après sa diffusion dans la vigne. Or, souvent, il se passe plusieurs semaines voire plusieurs mois entre les deux opérations. L’arsenic est donc dispersé par les eaux de pluie et par les vents. Dame Nature, dans son immensité, nous protège !

J’essaie de contre argumenter :

– Il y a pourtant des textes qui interdisent l’usage de produits à base d’arsenic. Il faudrait les faire appliquer. Le poison peut polluer les puits ou intoxiquer les ouvriers agricoles. Dans son laboratoire, le professeur Mourreu a placé des escargots au contact de vignes traitées à l’arséniate puis, il a analysé la chair des gastéropodes. Elle était fortement contaminée ! Pour l’être humain, les conséquences seraient identiques !

Le directeur, fatigué par la tournure prise par la conversation :

 » Ecoutez, nous ne sommes pas des escargots de Bourgogne. Notre organisme robuste peut se permettre d’absorber les très faibles doses d’arsenic que l’on détecte dans le vin mais aussi dans le jambon ou même dans le sel.

Il n’est pas question de faire sortir un nouveau texte à destination des vignerons ou de renforcer les contrôles. Les émeutes dans le Midi en 1907 constituent un très mauvais souvenir pour le gouvernement tout entier. Il convient d’éviter toute nouvelle action de notre part qui serait perçue comme une provocation vis à vis d’une profession fragilisée.

Les experts entre eux ne sont même pas d’accord. J’ai aussi reçu un médecin, le docteur Trabut, envoyé par des députés des régions viticoles. Il n’est pas aussi pessimiste que votre professeur Mourreu. Laissons les scientifiques débattre et évitons de nous mêler de tout cela. Il n’y a que des coups à prendre. Vous avez une liste de victimes de l’arsenic dans le vin ? Vous avez des malades en hôpital prêts à témoigner ? Vous voyez bien que non. Halte aux polémiques, laissons Mourreu avec ses peurs. Si on écoutaient les médecins, il faudrait arrêter tous les plaisirs de la vie ! »

Le dossier de l’arsenic dans le vin est clos. Cette boisson reste un monument national prioritaire et sacré. La santé des Français attendra.

1er décembre 1908 : La balance à peser les émotions

L’homme rentre dans le cabinet du professeur Mosso, il est intimidé. Le médecin lui demande de se mettre en sous vêtements et de s’allonger sur le dos en désignant un appareil d’un type très particulier.

Le sujet, avec l’aide d’une assistante, s’étend alors bien à plat sur une longue planche horizontale. En tournant la tête, il a le temps de voir qu’elle est montée de façon à pouvoir osciller librement mais dans un angle limité, autour des couteaux qui la soutienne en son milieu comme le fléau d’une balance. Une longue tige en acier se déplace sur un tableau gradué et indique en les amplifiant la valeur des oscillations de l’appareil. 

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Année 1908 : les Français se passionnent pour les expériences du professeur de l’université de Turin Angelo Mosso. Beaucoup pensent que grâce à lui, la physique pourra bientôt expliquer totalement le fonctionnement du cerveau et que les maladies mentales pourront être soignées dans un avenir proche.

Le professeur parle avec un fort accent italien. Ses ordres sont brefs, il prend des notes au fur et à mesure de l’expérience.

– Monsieur, je vous demande de vous détendre totalement et de ne penser à rien. Voilà, vous y êtes ?

– Oui, professeur.

– Très bien, l’aiguille de mesure est au centre du tableau gradué. Je constate avec satisfaction que vous m’obéissez parfaitement.

Une longue minute s’écoule. Le médecin reprend :

– Ecoutez-moi bien… A la fin de l’expérience, Monsieur, sachez que je vous donnerai une pièce de cent sous.

Au bout d’une seconde à peine, l’aiguille oscille vers la gauche.

– Cher Monsieur, je vois que ma promesse vous fait plaisir… Elle provoque un afflux de sang vers votre tête, déplacement mesurable par ma balance ultra sensible… Bon… Détendez-vous à nouveau et ne pensez plus à cette pièce. 

L’aiguille revient au centre.

– Ecoutez Monsieur, finalement votre tête ne me revient pas du tout. Vous n’aurez pas votre pièce, vous ne la méritez pas…

Ah, parfait, cela vous met en colère… Vous avez l’air bête, Monsieur, dans vos sous vêtements ! Parfait, parfait ! Votre énervement augmente et vos muscles se tendent. Un afflux de sang se dirige vers la partie inférieure de votre corps. L’aiguille de la balance se déplace donc vers la droite. Tout cela est normal et prévisible.

Votre émotivité convient parfaitement pour l’expérience. Allez, rhabillez-vous, vous aurez votre pièce, rassurez-vous.

Le patient remet sa blouse et son pantalon. Il ne comprend pas très bien toutes les explications du professeur :

– Grâce à vous, cher patient, la Science progresse à grands pas. On peut mesurer les émotions et commencer à deviner ce qui se passe dans le cerveau. Le « grand sympathique » agit sur tel ou tel organe suivant ce que vous ressentez. Votre imagination commande à votre corps et ma balance peut quantifier tout cela. Je vais pouvoir compléter mon article de psycho-physique. Un jour, avec toutes ces connaissances accumulées, nous pourrons soigner les névroses modernes qui restent pour l’instant très mystérieuses.

L’assistante passe un coup de chiffon sur la planche vide de l’appareil. Elle attrape un livre tombé au pied de la « balance à peser les émotions ». L’ouvrage est écrit en allemand et signé de Sigmund Freud.

– Où dois-je ranger ce livre, professeur ?

– Freud ? Vous pouvez le déchirer et le jeter à la poubelle. Ses recherches où il ne prouve rien sont dépassées. La psycho-physique remplacera ses calembredaines. Pour moi, Freud est mort. Ma balance géniale l’a remplacé.

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Le professeur de physiologie à l’université de Turin Angelo Mosso

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