9 octobre 1911 : Quel socialiste choisir ?

Ils sont six, j’ai ma liste devant moi. J’hésite. Joseph Caillaux, mon patron, m’a dit avant de partir à la Chambre : « Trouvez-moi un socialiste avec qui dîner après-demain soir ! Je veux savoir ce qu’ils ont dans le ventre, avant de terminer la négociation avec l’Allemagne et la crise d’Agadir ! » J’ai répondu, un peu surpris de cette demande soudaine :  » Mais monsieur le Président du Conseil, des personnalités socialistes, il y a en a beaucoup. Des modérés, des mous, des durs, des fins, des patauds, d’anciens ministres, des syndicalistes acharnés… Qui contacter ?  » Caillaux a alors réajusté son monocle (qui m’amuse mais agace profondément ma femme) et m’a lancé ironique : « Ecoutez mon vieux, établissez une liste de, euh, … par exemple… six noms. Vous réfléchissez bien puis vous me les classez par ordre d’intérêt et vous en retenez un seul. Pour un homme brillant et bardé de diplômes comme vous, cela devrait être assez… primaire, non ? »

Et me voilà avec ma feuille de papier, ma plume Sergent-Major, mon encrier et six noms griffonnés, ceux qui me passent par la tête : Briand, Jaurès, Guesde, Viviani, Millerand, Jouhaux.

J’examine le cas de Léon Jouhaux. Leader de la Cgt, défenseur de la Charte d’Amiens, il s’oppose de toutes ses forces à la main-mise de la Sfio sur son syndicat. Socialiste ? Finalement, on n’en sait rien. Je barre.

Léon Jouhaux

Puis je me penche sur le cas « Jules Guesde ». C’était l’un des gagnants lors du congrès du Globe, celui qui a fondé la Sfio en 1905. Actuellement, il se marginalise de plus en plus, n’ayant pas le charisme et les talents visionnaires de Jaurès. Il pèse de moins en moins lourd et apparaît comme un intellectuel en déclin. Je raye son nom.

Jules Guesde

René Viviani. Beau parcours. Défenseur des ouvriers lors de la grande grève de Carmaux, il a été notre premier ministre du Travail. Mais voilà, j’ai regretté sa perte de sang-froid lors du conflit des chemins de fer qu’avait subi mon ancien patron Aristide Briand. Je tire un trait sur son nom.

René Viviani

Alexandre Millerand ? On se rappelle ses décrets réduisant le temps de travail. Il est resté ami de Briand et Clemenceau. Un homme droit ? Oui, mais aussi un homme qui semble évoluer vers la droite, dit-on. Je passe.

Alexandre Millerand

Aristide Briand. Ancien Président du Conseil et ministre de l’Intérieur. J’ai travaillé sous ses ordres. Il a fini par m’apprécier après avoir longtemps cru que j’étais l’homme envoyé par Clemenceau pour l’espionner. Il me semble vouloir se reposer après des mois intenses à la tête de l’Etat. Je le laisse tranquille.

Aristide Briand

Il me reste Jean Jaurès. Le tribun du Parlement. Le défenseur de la cause ouvrière, le penseur d’un socialisme rénové et non révolutionnaire mais qui refuse les compromis médiocres. Le Dreyfusard des débuts, le fondateur de l’Humanité.

Jean Jaurès

Cela m’amuse de retenir son nom et de programmer un dîner avec Caillaux, le fils de bonne famille (son père était ministre sous Mac-Mahon et a réussi dans les affaires), inspecteur de finances et grand bourgeois (il siège dans de nombreux conseils d’administration). J’imagine déjà les deux hommes au dessert : Jaurès s’indignant de tout (les bagnes militaires, les colonies où les indigènes sont maltraités, les mines où les ouvriers crèvent…) et Joseph Caillaux sarcastique, s’entourant des volutes de son cigare, réajustant son monocle et renversant son grand front en arrière. Un dîner improbable. Le mariage de la carpe et du lapin. Un régal. J’espère être de la partie.

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29 octobre 1910 : L’énorme bourde du Président du Conseil

Tout avait pourtant bien commencé. Aristide Briand était monté tranquillement à la tribune de la Chambre et, dans un discours parfaitement maîtrisé, il avait égrainé un à un les différents arguments que nous avions préparés ensemble. Le gouvernement avait su prendre les dispositions nécessaires pour mettre fin à la dangereuse grève des cheminots.

  • La troupe était intervenue massivement mais sans violence ;
  • l’ordre avait été rétabli vite, réduisant donc le danger pour la sécurité du pays ;
  • les sabotages effectués par certains démontraient l’urgence de l’intervention ferme de l’État
  • contrairement aux racontars, il n’y avait pas de crise gouvernementale et il n’existait aucune preuve formelle de dissensions avec le ministre du travail Viviani etc…

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Le Président du Conseil Aristide Briand devant la Chambre

Tout cela tournait rond. Les trains roulaient à nouveau, le pays avait repris son activité normale et il suffisait de convaincre les députés de la qualité du travail de l’exécutif.

Jaurès se montrait, comme d’habitude, en pleine forme mais restait peu suivi. L’extrême gauche poussait ici et là des hurlements mais rien que de très habituel.

Bref, la partie était presque gagnée. Le vote de confiance se profilait, massif, incontestable. Un succès politique pour mon patron Aristide Briand. La sanction positive de la mobilisation de toute sa garde rapprochée.

Soudain, patatras !

Briand prononce la phrase de trop : « Et je vais vous dire une chose qui va vous faire bondir : si le gouvernement n’avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières et de ses chemins de fer, c’est à dire de l’instrument nécessaire à la défense nationale, eh bien ! Dût-il recourir à l’illégalité, il y serait allé ! »

Propos énormes dans une France où la Loi fait l’objet d’un « culte », au sein d’une Chambre pétrie de principes républicains, se méfiant de tout retour à l’autoritarisme monarchique ou impérial.

La clameur, immense, commence à gauche puis se répand dans tout l’hémicycle. Cris, claquements de pupitres, descente des marches et encerclement de la tribune par plus de 150 parlementaires déchaînés : « dictateur, démission, c’est une honte ! »

Mais pourquoi Briand a-t-il dit cela ? Je suis atterré. Tout notre patient travail pour remettre en marche le pays s’effondre, d’un coup. Si rien n’est fait, Briand va tomber. Ce soir, demain ?

Après un bref instant de découragement (l’envie de tout plaquer), je serre les dents, oublie la fatigue accumulée, laisse ma colère de côté. Je vais travailler toute la journée et s’il le faut toute la nuit, avec mon Patron, pour le sauver de ce mauvais pas.

A suivre…

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Comment interpréter cette bévue de Briand ? rejoignez le groupe des amis d’Il y a un siècle…

12 octobre 1910 : La grève divise le gouvernement

Aristide Briand prônait, au début de sa carrière politique, la grève générale. Cette fois, il est de l’autre côté de la barrière, celui des gouvernants. Le théoricien du « grand soir » doit préserver les intérêts vitaux du pays : les électriciens, les gaziers, les employés du téléphone, cessent progressivement leur activité pour soutenir les cheminots qui se croisent déjà les bras, sur tout le réseau ou presque.

La situation est grave. Le pays est sur le point de se bloquer complètement.

Les affrontements entre grévistes et non grévistes sont particulièrement violents : un ouvrier serre-freins non gréviste a été tué par ses « collègues » à Cormeilles-en Parisis.

L’état-major des armées envoie des notes alarmistes sur son incapacité à défendre le pays si la grève continue : les troupes ne pourront plus être acheminées aux frontières et les communications interrompues risquent de couper les régiments des ordres venant de Paris… sans parler des risques réels d’insurrection généralisée.

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Le régiment du 5ème génie de Versailles est en première ligne pendant les grandes grèves de 1910. Cette unité spécialisée dans les chemins de fer possède les compétences pour se substituer aux grévistes.

Briand réunit les ministres concernés et indique qu’il va faire signer un arrêté autorisant la mobilisation des grévistes pour 21 jours.

Millerand doute de la légalité d’un tel acte. Barthou pense que l’ordre restera sans effet. Viviani s’emporte et considère que cela remet en cause toute la politique de conciliation et d’apaisement qu’il essaie de mener au ministère du travail.

Il ajoute, le teint rouge de colère et la voix vibrante :  » Si vous faites cela, vous me conduirez à un suicide politique ! « 

Briand écoute, reste calme, et se retourne vers le général Brun, ministre de la guerre :

«  Vous signez cet arrêté, je vous en donne l’ordre. La sécurité du pays et l’autorité de l’Etat passent avant les états d’âme de certains de mes ministres. « 

Puis il se retourne vers Viviani et lui jette, d’un ton glacial :  » Monsieur Viviani, c’est fait, j’ai signé. Vous pouvez maintenant aller vous tuer ! « 

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Si vous voulez savoir ce qui roule en cette journée de grève d’octobre 1910, rejoignez le groupe des amis d’ « Il y a un siècle » ! Toute l’information sur vos conditions de transport en direct de la Belle Epoque !

1er juillet 1909 : Ce qui se trame sur les retraites

 » Il va falloir être aussi efficace que discret !  »

Clemenceau ouvre par cette phrase la rencontre de tous les protagonistes du projet de loi relatif aux retraites. Viviani, ministre du travail, a devant lui le volumineux dossier où s’accumulent la proposition Nadaud de 1879, celle de l’abbé Lemire, d’autres de Gayraud, Millerand ou Vaillant. Sur le dessus de la pile, le rapport rédigé par le vénérable sénateur Paul Cuvinot qui a remis en forme les articles de la future Loi sur les Retraites Ouvrières et Paysannes, apparaît tout écorné et couvert d’annotations.

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Paul Cuvinot, sénateur de l’Oise, brillant polytechnicien, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, spécialiste du dossier « Retraites »

Cuvinot, présent à la réunion, explique que la commission qu’il préside, a modifié les articles pour les rendre compatibles avec la législation fiscale. Ses explications sont claires, il parle avec assurance et confirme sa réputation de futur ministrable.

Caillaux, ministre des finances, insiste sur ce que le Trésor va apporter pour que le futur régime de retraite soit un succès :

 » Au moment du départ à la retraite à 65 ans, une allocation viagère de l’Etat viendra compléter l’accumulation des versements mensuels des assurés et les contributions des employeurs. 60 francs par an !  »

Clemenceau nous regarde tristement :

 » 60 francs ? Alors qu’un ouvrier ou un contremaître peut gagner jusqu’à 800 voire 1000 francs annuels ? Quelle générosité ! Nous ne sommes pas convaincants. La Cgt ne cesse d’assassiner le projet en prétendant que les pensions seront versées… à des morts. L’espérance de vie des bénéficiaires est de 50 ans en moyenne alors que l’âge de départ est fixé à 65 ans.

La droite considère que les pouvoirs publics ont mieux à faire que de s’occuper de la vieillesse des ouvriers et préfère que nous fassions des efforts pour les industries et leurs employés actifs. Elle prétend que l’épargne individuelle est plus efficace que ce régime obligatoire que nous mettons en place et qui coûtera cher aux patrons.

Bref, comme toutes les lois sociales, tout le monde est contre et chaque débat à la Chambre met en péril le gouvernement. Les peurs des uns s’additionnent aux craintes des autres.

En attendant que le texte passe, seuls les fonctionnaires, les infirmes et les vieux indigents sont couverts ! Les autres doivent se débrouiller pour organiser leurs vieux jours. Les Allemands et les Anglais ont faits plus de progrès que nous sur cette question. La France est à la traîne !  »

Il propose alors que le texte ne repasse pas tout de suite au Parlement et de convaincre les députés et les sénateurs un à un avant de leur présenter à nouveau le texte.

« Il faut arrêter de s’exposer publiquement et inutilement. Il faut convaincre dans les couloirs, à la buvette, lors des dîners en ville ou dans les antichambres. »

Viviani objecte :

 » … et si tous nos efforts restent vains ?

Le Tigre répond avec une voix posée, les deux mains jointes, le regard un peu perdu dans ses pensées :

– Ce qui m’intéresse, c’est la vie des hommes qui ont échoué. C’est le signe qu’ils ont essayé de se surpasser… « 

21 janvier 1909 : « Vos lois sociales coûtent trop cher ! »

 » Vos lois sociales coûtent trop cher et vous ne vous en rendez même pas compte !  »

Les deux hommes se font face dans mon bureau. Ils se détestent. A ma gauche, René Viviani, socialiste indépendant, a créé le ministère du travail il y a deux ans, le 25 octobre 1906. De l’autre côté, venant de parler et prêt à bondir, Eugène Touron, rapporteur de la commission sénatoriale des finances.

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René Viviani, socialiste indépendant, est ministre du Travail en 1909

Clemenceau m’a chargé, en son nom, de les réunir :  » Si les avancées en matière sociale pouvaient faire l’objet d’un plus grand consensus, cela faciliterait la tâche du gouvernement. Mettez donc dans une même pièce Viviani et Touron et essayez de rapprocher leurs points de vue.  »

Touron reprend :

 » C’est une aberration de créer un ministère du travail. Le périmètre de l’ancienne administration du commerce et de l’industrie se révélait beaucoup plus pertinent. Vos fonctionnaires s’imaginent que le monde du travail fonctionne en vase clos, sans se préoccuper des conséquences économiques des textes qu’ils préparent. Ils ne réalisent pas que les lois efficaces sont celles qui tiennent compte à la fois des industriels, de leurs clients et de leurs salariés. Si on privilégie les uns aux dépends des autres, c’est la catastrophe.  »

Viviani ne se laisse pas démonter. Il a l’habitude de défendre pied à pied la position de son jeune ministère.

– Il fallait qu’en France, l’Etat puisse enfin penser le monde du travail dans sa globalité et ne laisse pas le monopole de cette réflexion aux syndicats comme la Cgt. Concernant la défense des ouvriers, on ne peut pas dire que la France soit en avance par rapport à un pays comme l’Allemagne.

– Mais vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile, rétorque Touron. Le textile a vu ses exportations reculer de 19 % l’an dernier. Les patrons se plaignent de la rigidité, de la lourdeur de vos lois et règlements. Et en définitive, ils perdent des contrats au profit des sociétés étrangères et ne peuvent embaucher autant qu’ils voudraient. Ce sont les ouvriers qui sont les victimes, au final, de votre politique à courte vue.

Viviani rougit légèrement mais s’exprime d’un ton toujours aussi calme :

– Politique à courte vue que la loi de 1841 sur le travail des enfants ? Politique à courte vue que le droit pour les femmes de disposer de leur salaire ? Politique à courte vue que notre projet sur les retraites ouvrières ? Politique à courte vue que le droit pour les salariés d’avoir recours aux prud’hommes ?

– Mais tout cela coûte cher; les initiatives des entrepreneurs sont bridées par des pages et des pages de règlements complexes que vos inspecteurs du travail font respecter à coup de baguette. Les lois sociales dressent les ouvriers contre les patrons alors que les premiers ont besoin de la réussite des seconds pour vivre. Ces mesures sont inspirées par le socialisme et non par le réalisme !

La France oublie les vrais problèmes de son industrie. Celle-ci ne devrait se préoccuper que de trouver des matières premières bon marché, des procédés de fabrications ingénieux et des débouchés prometteurs. Au lieu de cela, les directions des usines doivent se concentrer sur l’application des règlements du travail sous le regard sourcilleux de vos fonctionnaires !  »

Les positions restent irréconciliables. Je regarde mes interlocuteurs, navré. Ce qui se passe dans mon bureau est l’exact reflet de la situation sociale du pays : un affrontement violent et permanent entre des mondes qui refusent de se comprendre. La droite, la gauche, les patrons, les syndicats, la police, la presse sont des planètes qui s’éloignent à grande vitesse, loin du soleil de la Vérité.

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