15 mars 1910 : Je glisse une pièce à Giraudoux

Je ne pensais pas lui donner un jour de l’argent. Cela s’est fait très discrètement, lors d’une visite à son bel appartement Louis XV, du 16 rue de Condé à Paris. Nous avions, en effet, prévu de nous revoir après notre rencontre dans le train en partance pour Berlin.

Son début de gloire littéraire avec la publication de son premier livre, « Provinciales », pourtant salué par Octave Mirbeau ou Jules Renard, lui est de peu d’utilité. L’ouvrage se vend très mal et ne lui rapporte rien.

Jean Giraudoux a aussi échoué – de peu – au Grand Concours du Quai d’Orsay et doit ainsi provisoirement renoncer à ses rêves de carrrière diplomatique qui aurait pu en faire l’égal d’un Claudel.

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Jean Giraudoux peine à joindre les deux bouts

Il vit donc de 150 francs par mois en envoyant, régulièrement, des textes au journal le Matin qui lui verse ainsi l’équivalent du traitement d’un petit fonctionnaire. Une telle somme ne permet guère de vivre dans le centre de Paris et d’avoir la vie d’homme aimant sortir auquel il aspire. Alors Giraudoux fait aussi le guide pour les riches touristes qui veulent découvrir la capitale et enchaîne les productions alimentaires :  « Guiguite et Poulet », « La Lettre Anonyme » ou « La Surenchère », contes bien écrits mais indignes de son talent.

« Je ne ressens pas le besoin d’écrire » me confie cet angoissé de la page blanche. Il ne réponds même pas aux sollications aussi sympathiques que pressantes d’André Gide qui lui réclame un manuscrit pour la Nrf. Sous sa plume, m’explique-t-il, les mots ne s’enchaînent pas, pour l’instant, pour former les beaux textes dont il rêve. De l’amusant, du plaisant, parfois même du « bien tourné » mais de réelle beauté et de génie, point.

Gide reste trop aimable : que répondre à cet homme qui, pour le moment, le surestime ?

On sent Giraudoux las. Un peu désabusé par l’échec, il refuse avec orgueil la médiocrité. A vingt-sept ans, il emprunte des petites sommes ici et là. Il doit quelques pièces à tel ami et ne rembourse rien à tel autre. Aucun d’entre eux n’ose réclamer de peur de le blesser, désarmé par le sourire de l’écrivain et persuadé que son passage à vide n’est que provisoire.

Après avoir discuté avec Jean qui confirme, dans une conversation brillante qu’il est aussi germanophile qu’amoureux de la campagne limousine, je profite de son absence dans la pièce voisine pour glisser cinq louis à l’endroit précis où j’ai remarqué un petit tas de sa monnaie. Grâce à ce petit stratagème, pendant que je suis chez lui, il ne remarquera rien et quand je l’aurai quitté, Jean ne pourra sans doute pas identifier le nom de son ange gardien.

Vers six heures, je le quitte et pendant que le normalien se redresse face à moi de sa haute taille, je mets ma main sur son épaule en signe d’encouragement. Il répond alors à mes propos par cette phrase qui résume bien son état d’esprit actuel : « Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent ».

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3 février 1909 : Gide prépare une énorme provocation

 » Je reste un incompris. On pense que je fais l’éloge de la pureté, de l’oubli de soi, de l’attirance pour la méditation religieuse. On espère que j’ai tourné la page de l’Immoraliste avec cette austère Porte Etroite.  »

J’évoque ce midi avec André Gide le contenu du premier numéro de la Nouvelle Revue Française, la Nrf, paru il y a deux jours.

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L’écrivain André Gide lancé dans l’aventure de la Nrf en février 1909

La brochure remporte déjà un franc succès qui dépasse les cercles littéraires habituels. Chacun lit, commente, annote ce document qui répond à une attente d’un public devenu réfractaire aussi bien à des expériences littéraires qu’il ne comprend plus qu’aux oeuvres néo-romantiques ou naturalistes sans originalité.

Place à une littérature appétissante mais exigeante :  » L’effort ne remplace pas le don mais il l’exploite. Il n’éteint pas la spontanéité mais la relègue, si l’on peut dire, à la surface de l’oeuvre.  » Dans ses Considérations qui servent de préface au document, Jean Schlumberger fixe les règles, les exigences esthétiques auxquelles doivent se soumettre les écrits publiés dans la Nrf. On ne refuse pas un certain classicisme mais celui-ci doit être novateur, ambitieux d’un point de vue littéraire. La qualité du style est une ardente obligation mais ne doit pas se transformer en exercice vain, désincarné, éloigné de la vie.

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Gide est le premier à se soumettre à l’exercice et publie la première partie de La Porte Etroite. Livre évoquant un amour impossible entre deux jeunes gens attirés par le mysticisme, la ferveur religieuse et le don de soi à Dieu et refusant, à ce titre, l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre.

 » C’est vrai que les lecteurs sont lassés par les trop nombreux ouvrages décrivant la médiocrité de la vie bourgeoise ou se contentant de dénoncer telle ou telle réalité sociale. Les pages que je viens de composer semblent élever l’âme et justifier l’investissement chrétien. On se laisse bercer par une musique envoûtante des phrases qui raisonnent comme des chants très purs dans une église. Pourtant, il n’en est rien. Je souhaite autant réfléchir sur Dieu… que sur la pédérastie. Le sacrifice de mon héroïne attirée par la sainteté m’attire autant que des plaisirs défendus, des transgressions morales et des perversités refoulées. Même le style de l’oeuvre peut changer à l’avenir ; je réfléchis à d’autres rythmes, d’autres façons de composer. Il ne faut pas enfermer la littérature dans des habitudes ou une cage dorée. »

Impossible Gide. Son souci de perfection a failli rendre fous l’éditeur et l’imprimeur. Il ne peut admettre une coquille, un espace ou une virgule mal placés. Il corrige et recorrige encore les épreuves avant impression.

Attachant Gide. C’est lui qui mène la danse dans cette aventure qui commence avec la Nrf. A ses côtés, Jacques Copeau, André Ruyters et Jean Schlumberger forment une garde rapprochée souhaitant conquérir une vraie place dans la littérature française de ce début de siècle. Gide prend des contacts avec des inconnus prometteurs : Paul Valéry, Jean Giraudoux, Léon Blum, Paul Claudel ou un poète de Pau qui signe « Alexis Léger ».

Avant de me quitter, il lâche ces derniers mots :

– Je pars bientôt pour Rome. Je veux oublier La Porte Etroite. Mon prochain livre doit être un dépaysement radical ; je souhaite dérouter mes lecteurs, surprendre voire choquer ceux qui commencent à m’admirer. Je prépare une provocation énorme, vous entendez, ENORME ! « 

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