» Eh bien alors, comment est-il ton Poincaré ? » Pour mes anciens patrons, tout le monde avait sa petite idée : Clemenceau, Briand, Caillaux… ils étaient typés, la marque de fabrique était sur la boîte. Orgueilleux tous les trois, colérique mais chaleureux pour le premier, manipulateur attachant pour le second, surdoué fascinant pour le dernier.
Mais Poincaré, pour mes amis, c’est plus difficile à déchiffrer. Avocat comme Briand, il n’a pas été en revanche familier des assises. Il ne gagnait pas par la force du verbe mais par la justesse de ses analyses et la solidité de ses constructions juridiques.

Ses discours dont je rédige une bonne partie, sont – à sa demande – très (trop ?) longs. La voix reste monocorde et suit, sans s’écarter jamais, un texte très écrit. Certes, tout est dit mais on somnole en les écoutant. Et pourtant que de travail pour arriver à cet ennui ! Toutes les références, les dates, les chiffres doivent être scrupuleusement vérifiées. En marge des documents de brouillon, mon patron apprécie que j’indique mes sources. Il relit ma prose puis l’annote et la corrige de façon approfondie.
Quand je suis assis dans son bureau pour ce travail, Poincaré ne fait d’autres commentaires que ceux qui sont nécessaires à la compréhension de ses indications. Je ne peux recueillir avec gourmandise les phrases assassines dont Clemenceau s’était fait le spécialiste, les commentaires vipérins de Briand ou les soupirs dédaigneux mais si parlants de Caillaux. Rien. Le mur : lisse, égal, aucun pli sur le grand front dégarni, pas de flamme dans le regard.
Poincaré gère son temps et ses émotions comme les finances du pays : à l’économie. On ne sait si on lui plaît ou si on l’énerve. Une de mes petites blagues lâchée en fin de journée est accueillie par un silence poli. Un mouvement d’énervement que je ne peux réprimer, quand je dois compléter une allocution qui fait déjà vingt pages, sera aussi observé avec un regard de sphinx.
Que se passe-t-il derrière ses petits yeux ? Une mécanique mathématique, une machine froide ?
Pas sûr. Il s’est occupé discrètement de trouver un appartement à l’un de ses collaborateurs ; il fait porter un petit mot à l’épouse d’un autre qu’il sait malade. Avare de compliments, on finit pourtant par deviner qu’il est satisfait à un bref hochement de tête, doublé d’un petit « mmh » qui veut dire le « merci bravo » d’un autre.
Il me lit, il m’écoute, ne balaie jamais mes remarques d’un revers de main. Il maîtrise les notes que je lui prépare, les conserve soigneusement, y fait référence longtemps après, pour un autre usage.
Avec lui, j’ai l’impression de construire un grand mur, brique à brique. Un mur solide, droit, qui prend de l’ampleur, qui monte lentement mais de plus en plus haut. Une cloison rassurante contre les angoisses, une digue canalisant les eaux folles, une assurance contre le risque. Poincaré n’est pas tribun mais ses talents de maçon, dans un monde où tout peut s’écrouler, en rassure plus d’un.
Alors, comment-est-il mon patron ? C’est un homme caché… mais je le découvre. Avec bonheur. Doucement.