9 octobre 1911 : Quel socialiste choisir ?

Ils sont six, j’ai ma liste devant moi. J’hésite. Joseph Caillaux, mon patron, m’a dit avant de partir à la Chambre : « Trouvez-moi un socialiste avec qui dîner après-demain soir ! Je veux savoir ce qu’ils ont dans le ventre, avant de terminer la négociation avec l’Allemagne et la crise d’Agadir ! » J’ai répondu, un peu surpris de cette demande soudaine :  » Mais monsieur le Président du Conseil, des personnalités socialistes, il y a en a beaucoup. Des modérés, des mous, des durs, des fins, des patauds, d’anciens ministres, des syndicalistes acharnés… Qui contacter ?  » Caillaux a alors réajusté son monocle (qui m’amuse mais agace profondément ma femme) et m’a lancé ironique : « Ecoutez mon vieux, établissez une liste de, euh, … par exemple… six noms. Vous réfléchissez bien puis vous me les classez par ordre d’intérêt et vous en retenez un seul. Pour un homme brillant et bardé de diplômes comme vous, cela devrait être assez… primaire, non ? »

Et me voilà avec ma feuille de papier, ma plume Sergent-Major, mon encrier et six noms griffonnés, ceux qui me passent par la tête : Briand, Jaurès, Guesde, Viviani, Millerand, Jouhaux.

J’examine le cas de Léon Jouhaux. Leader de la Cgt, défenseur de la Charte d’Amiens, il s’oppose de toutes ses forces à la main-mise de la Sfio sur son syndicat. Socialiste ? Finalement, on n’en sait rien. Je barre.

Léon Jouhaux

Puis je me penche sur le cas « Jules Guesde ». C’était l’un des gagnants lors du congrès du Globe, celui qui a fondé la Sfio en 1905. Actuellement, il se marginalise de plus en plus, n’ayant pas le charisme et les talents visionnaires de Jaurès. Il pèse de moins en moins lourd et apparaît comme un intellectuel en déclin. Je raye son nom.

Jules Guesde

René Viviani. Beau parcours. Défenseur des ouvriers lors de la grande grève de Carmaux, il a été notre premier ministre du Travail. Mais voilà, j’ai regretté sa perte de sang-froid lors du conflit des chemins de fer qu’avait subi mon ancien patron Aristide Briand. Je tire un trait sur son nom.

René Viviani

Alexandre Millerand ? On se rappelle ses décrets réduisant le temps de travail. Il est resté ami de Briand et Clemenceau. Un homme droit ? Oui, mais aussi un homme qui semble évoluer vers la droite, dit-on. Je passe.

Alexandre Millerand

Aristide Briand. Ancien Président du Conseil et ministre de l’Intérieur. J’ai travaillé sous ses ordres. Il a fini par m’apprécier après avoir longtemps cru que j’étais l’homme envoyé par Clemenceau pour l’espionner. Il me semble vouloir se reposer après des mois intenses à la tête de l’Etat. Je le laisse tranquille.

Aristide Briand

Il me reste Jean Jaurès. Le tribun du Parlement. Le défenseur de la cause ouvrière, le penseur d’un socialisme rénové et non révolutionnaire mais qui refuse les compromis médiocres. Le Dreyfusard des débuts, le fondateur de l’Humanité.

Jean Jaurès

Cela m’amuse de retenir son nom et de programmer un dîner avec Caillaux, le fils de bonne famille (son père était ministre sous Mac-Mahon et a réussi dans les affaires), inspecteur de finances et grand bourgeois (il siège dans de nombreux conseils d’administration). J’imagine déjà les deux hommes au dessert : Jaurès s’indignant de tout (les bagnes militaires, les colonies où les indigènes sont maltraités, les mines où les ouvriers crèvent…) et Joseph Caillaux sarcastique, s’entourant des volutes de son cigare, réajustant son monocle et renversant son grand front en arrière. Un dîner improbable. Le mariage de la carpe et du lapin. Un régal. J’espère être de la partie.

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31 janvier 1911 : Un gouvernement de gens de maison

« Il n’a plus de jus notre Président du Conseil ! Épuisé par la grève des cheminots, enlisé dans le vote interminable du budget, troublé par les odeurs de scandale qui flottent ici et là, peu sûr de lui au Maroc… Plus d’humour, mauvaise mine, toux sèche, l’œil jaune… il va craquer notre bonhomme ! »

Joseph Caillaux se fait médecin politique, diagnostique les défaites futures et invente déjà les remèdes. « Il faut remettre des ministres avec du poids, des hommes qui savent où ils vont et non des chefs de bureau comme Klotz. »

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L’ambitieux Joseph Caillaux. Ancien et brillant inspecteur des finances, il méprise l’actuel ministre des Finances Louis-Lucien Klotz

Je suis dans le bureau du vice-président de la commission des finances, poste occupé par Caillaux depuis qu’il a mis en sommeil ses activités de banquier international. Il est accompagné du président du parti radical Maurice Berteaux. Grands bourgeois tous les deux, le cigare à la bouche, ils spéculent à haute voix sur l’affaiblissement de mon patron Briand.

Caillaux se tourne vers moi : « Votre budget 1911, nous allons en faire un cauchemar. Chaque ligne sera discutée des heures, nous soupèserons finement les crédits et allons demander des explications sur tout. Et puis à un moment, vous verrez, l’épuisement vous gagnera, le fruit sera bien mûr, il tombera. Nous serons là, Berteaux et moi, pour le ramasser. »

C’est Briand qui m’a demandé de rencontrer les deux requins afin de négocier avec eux une accélération du vote de la loi de finances. C’est raté. Nos deux compères ne se cachent même pas pour conspirer.

Je tente le tout pour le tout : « Vous avez dorénavant assez de relais à la Chambre pour faire échouer un vote de confiance, renverser le ministère et donc Briand. Mais, je ne vous crois pas assez populaires, ni l’un ni l’autre, au point d’être désignés pour former un gouvernement. Vous, Monsieur Caillaux, votre projet d’impôt sur le revenu énerve trop de gens et vous, Monsieur Berteaux, vos fonctions de chef de parti, vos origines patriciennes – vous êtes fils d’agent de change richissime – vous éloignent du président Fallières qui préfère des parlementaires provinciaux d’origines plus modestes. »

Caillaux se recule et tire un bouffée de son cigare : « Il n’a pas tort, notre Olivier le Tigre. Formé à l’école Clemenceau. Il apprécie bien les rapports de force. » Il complète alors : «  Mais qui vous dit que nous voulons être Président du Conseil ? D’autres peuvent s’en charger et nous nommer ensuite à des postes clef. »

Je continue à défendre mon patron et ses ministres. Je supplie : « Il reste encore beaucoup de choses à faire, ne tirer pas le tapis tout de suite. »

Caillaux me regarde avec cruauté et conclut avant de me congédier d’un revers de main :   » Mon pauvre ami, c’est la fin. Votre patron est affaibli et c’est de sa faute. Briand, dans son second gouvernement, n’a pris quasiment aucun ministre pouvant lui faire de l’ombre. C’est un gouvernement de gens de maison ! « 

 

18 janvier 1911 : On a failli assassiner Briand

Tout a failli s’arrêter. Je croyais faire un métier sans grand risque. Porter les dossiers du Président du Conseil, l’accompagner à la Chambre comme « commissaire du gouvernement » : a priori, on ne pense pas risquer sa peau dans ce type d’activité.

Eh bien si. Hier, vers trois heures de l’après-midi, deux coups de feu sont partis des tribunes du public et visaient Aristide Briand. Un déséquilibré venait de vider son revolver en direction des ministres. Les balles m’ont frôlé et ont évité mon patron. L’une d’entre elle a touché la jambe de mon voisin, le directeur de l’Assistance publique, Léon Mirman. Ce dernier a été rapidement emporté par les médecins pour être soigné. Les huissiers et la police ont arrêté le fou furieux qui a levé son arme sur nous, sans succès, un certain Auguste Gizolm.

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Aristide Briand reste très calme, presque détaché…

Je n’ai pas eu peur sur l’instant. Le premier coup de feu nous a laissés incrédules. Un bruit est même sorti des gradins : « c’est un pétard ». La seconde détonation accompagnée d’une flamme a levé instantanément le doute et nous a conduit à nous protéger en nous baissant sous les bancs.

Aristide Briand est resté parfaitement calme, debout, droit, presque détaché. Après le drame, il demandait s’il n’y avait pas d’autres blessés, sur un ton de conversation de salon.

Quand je suis rentré chez moi, ma femme, prévenue par ma secrétaire, s’est jetée dans mes bras. Nous sommes restés, l’un serré contre l’autre, sans rien dire. Il m’a semblé qu’elle avait pleuré, avant mon arrivée.

J’ai bien dormi cette nuit mais je ne peux m’empêcher, sans arrêt, de repenser à ces quelques secondes terribles, gravées à jamais dans ma mémoire, où tout aurait pu prendre fin. Paradoxalement, c’est maintenant que j’ai peur, que tout cela m’obsède et me fait mal. Et au travail, je ne peux pas en parler. Briand, lui, sifflote du matin au soir, comme si de rien n’était.

Une bonne année 1911 ?

1910 est derrière nous, 1911 entre en scène. Les images de l’année qui s’achève défilent, en vrac : les inondations catastrophiques, les ballets russes, la mort de Tolstoï, la grande grève des cheminots, le changement de gouvernement…

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Notre pays de plus en plus policé s’est aperçu qu’il n’était pas à l’abri de la fureur des éléments. Mais à peine sauvé des eaux, il a su aussi s’ouvrir en grand sur le monde. Fascination pour l’Orient, le monde slave, les contes et légendes des steppes ou des forêts infiniment profondes.

La musique de Stravinsky étonne et détonne agréablement, la peinture se veut de moins en moins figurative, on découvre la puissance des rêves et Bergson montre un chemin qui n’est pas celui auquel Descartes nous avait habitué. Moins de science, de démonstrations logiques et plus d’instinct, d’irrationnel et d’exotisme. Le Dieu des catholiques a été chassé par la porte après des années de lutte anti-cléricale et ce sont des divinités d’ailleurs qui entrent par la fenêtre d’un Occident resté plus mystique que l’on ne le croit.

Et Olivier le Tigre dans tout cela ? La vie d’un homme plutôt heureux. Trois enfants très prenants mais si attachants ! L’aîné Nicolas rêve, à bientôt 15 ans, de piloter un aéroplane et en attendant, nous le poussons pour qu’il puisse entrer dans un grand lycée de Paris ; la cadette Pauline, 6 ans, très raisonnable, dévore déjà ses tout premiers livres et Alexis, 18 mois, continue à être le petit diablotin rieur, aux yeux bleus en amandes, mettant notre appartement sans dessus dessous.

Ma femme ? Elle a sans conteste commencé à épuiser les charmes de la vie au foyer. Elle qui avait su se faire remarquer comme assistante indispensable du sous directeur de la comptabilité, rue de Rivoli, elle reprendrait bien ses anciennes fonctions. La vie bourgeoise classique ne lui convient pas. Thé et petits gâteaux à cinq heures et discussions avec la bonne pour bâtir le menu du prochain déjeuner : non merci ! Je vais parler de tout cela avec le ministre Klotz. Peut-être la prendra-t-il à ses côtés.

Ma propre carrière ? Un moment menacée après le départ de mon protecteur Clemenceau, elle connaît un nouveau départ. D’abord méfiant, Briand apprécie maintenant mon expérience dans la gestion du ministère de l’Intérieur et met à profit mes bonnes relations avec les diplomates russes. Je regrette toujours le vieux Tigre ; ses traits d’esprit, son humour ravageur, ses colères sans lendemain me manquent mais je me fais à ce nouveau Patron, plus sobre, plus secret dans l’expression de ses sentiments. Birand a géré la grève des chemins de fer sans un mort, sans même une charge de cavalerie, évitant d’humilier l’adversaire. De la mesure, du sang froid, bref du grand art politique. Finalement, je suis assez fier de servir à ses côtés.

1911 s’annonce bien. Nos alliés russes et anglais sont solides, l’Allemagne nous respecte (enfin), les agriculteurs sont calmés, les ouvriers profitent de quelques avancées sociales. Une année tranquille s’annonce. J’en parlais avec une vieille dame en faisant la queue au bureau de poste. Elle m’a bizarrement attrapé la main en me glissant : « méfiez-vous de l’eau qui dort …. »

4 novembre 1910 : Remaniement ministériel raté

Négociations nocturnes, rebondissements de dernière minute, joie des entrants, fureur des sortants : Aristide Briand a constitué son nouveau cabinet qu’il vient de présenter au Président de la République, Armand Fallières.
Je n’ai pas réussi à convaincre le Président du Conseil de prendre des ministres ayant du poids.

Qui connaît Théodore Girard que nous mettons à la Justice ? Qui se soucie de Jean Morel, pâle ministre des colonies ? Comment ne pas étouffer un bâillement quand nous apprenons la nomination de Maurice Faure comme ministre de l’Instruction publique et des Beaux arts ?

Briand a voulu un gouvernement plus maniable, plus obéissant. Les fortes personnalités comme Millerand, Barthou ou Viviani ont disparu. Il n’a pas supporté leur soutien très tiède pendant le dur conflit des chemins de fer.

Je suis chargé de faire le tour des nouveaux ministres ayant des postes clef et de fixer les méthodes de travail qu’ils devront suivre avec la Présidence du Conseil.

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Un nouveau ministre des Finances, affable mais discret et au faible poids politique, Louis-Lucien Klotz

Ma rencontre avec le nouveau patron de la rue de Rivoli Louis-Lucien Klotz me plonge dans l’ennui. Il évoque son « grand projet » de centralisation du contrôle financier des ministères dépensiers à travers la mise en place d’une réunion trimestrielle. Il me demande conseil sur une centralisation identique des réponses aux observations de la Cour des Comptes. Je lui réponds avec des arguments techniques en me demandant si j’ai affaire à un chef de bureau ou à un ministre.

L’entretien avec Louis Puech ministre des travaux publics est à l’avenant. Sans réel programme pour son ministère, il continue à tempêter sur ce qu’il considère être « le » scandale de la Troisième république : la mauvaise conservation des archives du ministère des colonies en Afrique. Il veut une enquête interne immédiate sur cette « délicate question ». Je lui suggère de s’occuper en priorité de son propre portefeuille ministériel avant de venir fouiller dans celui du voisin.

J’évite enfin de croiser Louis Lafferre, ministre du travail, anticlérical forcené, impliqué dans le scandale des fiches et défenseur de la délation dans l’armée. Seule son amitié pour mon ancien patron Clemenceau me retient de dire du mal de lui à Briand.

Bref, un nouveau gouvernement décevant. La Chambre ne s’y trompe pas et lui accorde une confiance très mesurée par 296 voix contre 209.

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30 octobre 1910 : Briand sauve sa tête

Briand a sauvé sa tête. Avec maestria. Nous avons répété ensemble hier soir et une partie de la nuit. Tout a été travaillé et rien n’a été laissé au hasard. Je lui ai proposé de se défendre face aux députés outrés par sa bévue de la veille, en utilisant trois méthodes : l’explication, la dramatisation… et l’humour.

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Jean Cruppi a été l’un des parlementaires scandalisés par les propos d’Aristide Briand hier.

Explication : Aujourd’hui, devant la Chambre, Briand est donc revenu sur l’incident de la veille où il avait donné l’impression qu’il pouvait choisir de rentrer dans l’illégalité si les circonstances l’exigeaient. Il a insisté sur le fait qu’il avait été interrompu dans son argumentation et que ses propos étaient plus nuancés qu’ils n’y paraissaient. Il a aussi évoqué sa profonde fatigue consécutive au dur conflit avec les cheminots. Fatigue qui explique une moindre vigilance dans son discours. Sa sincérité et son humilité ont fait merveille quand il est revenu sur ce moment douloureux.

Dramatisation : Le Président du Conseil a laissé entendre habilement que son gouvernement qui venait de ramener le calme dans des circonstances difficiles, restait un rempart contre les désordres. Les députés gagnaient donc à ne pas faire tomber le Ministère maintenant. Sauf à faire, en quelque sorte, un saut dans l’inconnu. Plus, il fallait même éviter une « demi-confiance » qui laisserait le gouvernement faible et sans autorité.

Briand a aussi tendu ses mains en direction des parlementaires et après un silence un peu théâtral, il leur a dit, pour rappeler que le calme était revenu dans les trains sans charge de la troupe et sans tir des soldats : « Voyez, je n’ai pas de sang sur les mains »

Humour : Il était prévu que Briand fasse basculer les rieurs de son côté. Quelques petites phrases bien tournées ont conquis l’assistance. Nous retiendrons surtout ces deux là : « Dictateur ? Eh bien je suis un dictateur fragile et si c’est là la dictature, je peux vous dire que la séance d’hier ne m’y encourage guère ! »

« Je viens remettre mon sort entre vos mains et si vous voulez le briser, je vous demande une chose : de le faire en plein jour et non dans un cave ! ».

Résultat de cette défense bien menée, un vote de confiance de 329 voix contre 183.

Briand a regagné son banc. Avant de s’asseoir, il a pris le temps de me faire un signe de tête avec un sourire et un regard exprimant la gratitude.

Le Patron est sauvé.

Je rentre chez moi, épuisé par le labeur et l’émotion et je vais dormir… enfin.

29 octobre 1910 : L’énorme bourde du Président du Conseil

Tout avait pourtant bien commencé. Aristide Briand était monté tranquillement à la tribune de la Chambre et, dans un discours parfaitement maîtrisé, il avait égrainé un à un les différents arguments que nous avions préparés ensemble. Le gouvernement avait su prendre les dispositions nécessaires pour mettre fin à la dangereuse grève des cheminots.

  • La troupe était intervenue massivement mais sans violence ;
  • l’ordre avait été rétabli vite, réduisant donc le danger pour la sécurité du pays ;
  • les sabotages effectués par certains démontraient l’urgence de l’intervention ferme de l’État
  • contrairement aux racontars, il n’y avait pas de crise gouvernementale et il n’existait aucune preuve formelle de dissensions avec le ministre du travail Viviani etc…

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Le Président du Conseil Aristide Briand devant la Chambre

Tout cela tournait rond. Les trains roulaient à nouveau, le pays avait repris son activité normale et il suffisait de convaincre les députés de la qualité du travail de l’exécutif.

Jaurès se montrait, comme d’habitude, en pleine forme mais restait peu suivi. L’extrême gauche poussait ici et là des hurlements mais rien que de très habituel.

Bref, la partie était presque gagnée. Le vote de confiance se profilait, massif, incontestable. Un succès politique pour mon patron Aristide Briand. La sanction positive de la mobilisation de toute sa garde rapprochée.

Soudain, patatras !

Briand prononce la phrase de trop : « Et je vais vous dire une chose qui va vous faire bondir : si le gouvernement n’avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières et de ses chemins de fer, c’est à dire de l’instrument nécessaire à la défense nationale, eh bien ! Dût-il recourir à l’illégalité, il y serait allé ! »

Propos énormes dans une France où la Loi fait l’objet d’un « culte », au sein d’une Chambre pétrie de principes républicains, se méfiant de tout retour à l’autoritarisme monarchique ou impérial.

La clameur, immense, commence à gauche puis se répand dans tout l’hémicycle. Cris, claquements de pupitres, descente des marches et encerclement de la tribune par plus de 150 parlementaires déchaînés : « dictateur, démission, c’est une honte ! »

Mais pourquoi Briand a-t-il dit cela ? Je suis atterré. Tout notre patient travail pour remettre en marche le pays s’effondre, d’un coup. Si rien n’est fait, Briand va tomber. Ce soir, demain ?

Après un bref instant de découragement (l’envie de tout plaquer), je serre les dents, oublie la fatigue accumulée, laisse ma colère de côté. Je vais travailler toute la journée et s’il le faut toute la nuit, avec mon Patron, pour le sauver de ce mauvais pas.

A suivre…

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20 octobre 1910 : Grèves, tout rentre dans l’ordre

La situation sociale reste tendue mais le gouvernement a gagné. Les saboteurs agissant dans les chemins de fer ont presque tous été arrêtés, souvent sur dénonciation. Tous les comportements injurieux voire violents contre la police ou les troupes déployées dans les gares donnent lieu à des déférements immédiats devant la justice.

L’opinion publique qui craignait la grève générale et une déstabilisation du pays se range de notre côté et la presse, servile, ne donne la parole qu’aux ministres et représentants de l’administration.

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Le mouvement social a été brisé sous les coups portés au bon endroit par un État inflexible et étouffé sous l’édredon d’un Président du Conseil ferme et serein, aux paroles lénifiantes.

Ainsi, pour ne citer que deux événements d’hier qui m’ont marqué : Un ouvrier qui passait devant la gare de la Ceinture, avenue d’Orléans, s’est mis à crier « Vive la grève ! » et s’en est pris à un commissaire de police effectuant sa ronde. L’excité a été immédiatement conduit au dépôt où il a passé toute la nuit. Il en est sorti « doux comme un mouton », pour reprendre l’expression du Préfet de police.

Deux jeunes femmes qui tentaient de s’opposer à l’arrestation d’un saboteur ont été condamnées, elles, dans les 48 heures, à huit jours de prison par le tribunal de Versailles. Là encore, cela sert d’exemple.

Les locaux de l’Humanité restent sous surveillance policière constante et intimidante. Dès qu’un leader syndical y met les pieds, il est immédiatement et sans ménagement arrêté.

Je réunis en outre chaque jour les journalistes pour faire le point sur leurs articles à venir. Les informations que je leur donne, avec le sourire, se divisent en trois parties : celles que je leur conseille de diffuser, celles qu’il serait préférable de taire et celles qui n’ont rien à voir avec la grève mais qui peuvent distraire leurs lecteurs.

A titre d’illustration, j’ai transmis le chiffre des dépenses sociales du pays : 200 millions de francs. J’ai comparé doctement cette somme considérable avec les dépenses anglaises, équivalentes, mais pour une population plus élevée et les dépenses belges, autrichiennes et italiennes (respectivement 28, 14 et 21 millions). J’ai donné le chiffre du budget social du Reich allemand, très faible par rapport au nôtre, en passant soigneusement sous silence que les acteurs du système germanique demeurent les sociétés privées, les mutuelles et les Landers.

Avant que les écrivaillons aient pu reprendre leur souffle, ils étaient invités à évoquer aussi l’Exposition Universelle de Bruxelles où la France a collectionné un nombre record de distinctions. De quoi faire rêver notre peuple cocardier.

Je leur jette, goguenard : « Bref, messieurs, vous pouvez publier autre chose que des mauvaises nouvelles ! « 

Bâton, édredon, informations doucement cadenassées : tout cela se révèle diablement efficace.

Les râleurs se taisent, les trains repartent et les voyageurs/électeurs sont contents.

Quant à moi, Aristide Briand envisage de me nommer directeur adjoint de son cabinet.

17 octobre 1910 : Comment briser une grève

« Il faut casser la grève mais pas les grévistes. »

Dans la tourmente, Briand conserve le sens de la formule. Ces derniers jours ont été rudes mais notre fermeté a payé.

La grève des trains dans le réseau de l’État et dans une bonne partie des compagnies privées devait prendre fin impérativement. La défense du pays était en jeux : l’ensemble des troupes françaises serait acheminé par chemins de fer en cas de conflit avec l’Allemagne.

Pour Briand, ce fût un déchirement. Ancien socialiste grand teint et partisan de la grève générale, il a dû, maintenant, arrivé Président du conseil et ministre de l’Intérieur, prendre des décisions sans état d’âme.

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La grève qui prend fin, tourne vraiment mal. On compte de nombreux cas de sabotages, sur toute la France, avec des machines cassées et des aiguillages déréglés. La troupe découvrira même des bombes posées sur les voies, comme à Reuilly ou à la gare des Chantiers de Versailles.

Mercredi, il m’a confié sur un ton bizarrement jovial : « Je vais avoir besoin de vous ! Du temps de Clemenceau, le spécialiste des opérations de maintien de l’ordre, c’était vous, n’est-ce pas? »

J’ai répondu que c’était dommage qu’il n’ait retenu que cet aspect de mon passage dans le cabinet du Tigre.

Me sentant vexé, il est redevenu grave et a repris :

« En fait, je souhaite que le mouvement des cheminots s’arrête mais je veux que cela se fasse sans mort ni blessé. Autrement dit, je réprouve les charges de dragons ou autres interventions tapageuses de cuirassiers. Dites-moi comment m’y prendre. »

Assis l’un en face de l’autre, je me suis efforcé de l’amener seul aux décisions douloureuses :

« Monsieur le président, vous qui avez été un spécialiste de la grève générale, vous saviez comment vous y prendre, à l’époque, pour bloquer le pays ?

– Où voulez-vous en venir ? me répond-il, surpris de cette façon d’aborder le problème.

Eh bien, pour casser une grève, il convient d’agir exactement à l’inverse de ce que vous aviez en tête à l’époque.

– C’est à dire… ?

– Les journaux, par exemple, que comptiez-vous faire au moment où vous étiez dans la gauche dure ?

– Nous invitions les journalistes à présenter notre mouvement de façon sympathique, en faisant un peu pression sur eux (Ndlr : avec les syndicats des ouvriers de l’imprimerie).

– Dans notre cas présent, nous exécuterons la même tâche, mais à l’envers : rendre le mouvement antipathique. Il faut pousser la presse (qui a besoin de nos informations gouvernementales pour vivre) à raconter, par exemple, les cas de voyageurs bloqués avec leurs trois enfants, en bas âge, en gare, dans le froid. Les cas de sabotage qui semblent s’étendre doivent aussi être judicieusement exploités pour donner le sentiment que les meneurs se révèlent à la fois dangereux et irresponsables. Une photographie, à la une, d’une locomotive cassée, pouvant provoquer un accident grave, ferait un excellent effet sur l’opinion.

– Et les meneurs ?

– Si la souplesse s’impose pour la majorité des grévistes – laissons les troupes d’infanterie et du génie occuper les gares de façon « bon enfant » – , la fermeté l’emportera quand il s’agit des leaders. Les responsables de la Cgt qui s’apprêtent à étendre le mouvement aux électriciens et gaziers doivent être arrêtés par la police pour atteinte à la sûreté de l’État. Et les syndicalistes cheminots…

– … laissons les compagnies de chemins de fer les révoquer, interrompt Briand. Il poursuit : Elles seront encouragées à profiter du mouvement pour « faire le ménage » parmi les fortes têtes qui gênent la maîtrise depuis longtemps.

– Je vois que vous comprenez vite…si je peux me permettre, monsieur le Président du Conseil. »

C’est à la suite de cet échange que les dispositions ont été prises, ces quatre derniers jours, pour briser le mouvement de grève. Les locaux de l’Humanité ont fait l’objet d’une perquisition brutale et les chefs syndicalistes qui s’y trouvaient, ont été embarqués.

Le leader électricien Pataud, en fuite, est activement recherché par les hommes de la Sûreté.

Le flamboyant Gustave Hervé, déjà à la Santé, s’est vu interdire toute visite et n’a pu continuer ses appels au sabotage dans son journal.

Quant aux gares principales, elles font l’objet d’une occupation aussi massive que systématique par les régiments de ligne.

Dès que les sabotages ont commencé à s’étendre, des centaines de cheminots suspects ont été licenciés.

Enfin, tous les meetings ont été interdits, en vertu de la loi de 1881, notamment celui envisagé hier sur les pelouses du lac Daumesnil.

Pendant que ces opérations étaient menées d’une main de fer, Aristide Briand a reçu chaque jour la presse pour lui indiquer :

  • que le nombre de gréviste refluait,
  • qu’il faisait personnellement pression sur les compagnies, pour une augmentation raisonnable du salaire des cheminots.


Bref, la bonne vieille méthode de la carotte et du bâton.

Force est de constater qu’elle semble payer.

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12 octobre 1910 : La grève divise le gouvernement

Aristide Briand prônait, au début de sa carrière politique, la grève générale. Cette fois, il est de l’autre côté de la barrière, celui des gouvernants. Le théoricien du « grand soir » doit préserver les intérêts vitaux du pays : les électriciens, les gaziers, les employés du téléphone, cessent progressivement leur activité pour soutenir les cheminots qui se croisent déjà les bras, sur tout le réseau ou presque.

La situation est grave. Le pays est sur le point de se bloquer complètement.

Les affrontements entre grévistes et non grévistes sont particulièrement violents : un ouvrier serre-freins non gréviste a été tué par ses « collègues » à Cormeilles-en Parisis.

L’état-major des armées envoie des notes alarmistes sur son incapacité à défendre le pays si la grève continue : les troupes ne pourront plus être acheminées aux frontières et les communications interrompues risquent de couper les régiments des ordres venant de Paris… sans parler des risques réels d’insurrection généralisée.

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Le régiment du 5ème génie de Versailles est en première ligne pendant les grandes grèves de 1910. Cette unité spécialisée dans les chemins de fer possède les compétences pour se substituer aux grévistes.

Briand réunit les ministres concernés et indique qu’il va faire signer un arrêté autorisant la mobilisation des grévistes pour 21 jours.

Millerand doute de la légalité d’un tel acte. Barthou pense que l’ordre restera sans effet. Viviani s’emporte et considère que cela remet en cause toute la politique de conciliation et d’apaisement qu’il essaie de mener au ministère du travail.

Il ajoute, le teint rouge de colère et la voix vibrante :  » Si vous faites cela, vous me conduirez à un suicide politique ! « 

Briand écoute, reste calme, et se retourne vers le général Brun, ministre de la guerre :

«  Vous signez cet arrêté, je vous en donne l’ordre. La sécurité du pays et l’autorité de l’Etat passent avant les états d’âme de certains de mes ministres. « 

Puis il se retourne vers Viviani et lui jette, d’un ton glacial :  » Monsieur Viviani, c’est fait, j’ai signé. Vous pouvez maintenant aller vous tuer ! « 

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