5 janvier 1924 : Chanel ne paie pas ses dettes

Marie Laurencin est furieuse et tape nerveusement ses doigts sur la table en bois de son salon, comme un pianiste s’engageant avec passion dans un passage indiqué :  » Forte « .

 » Tu te rends compte, Olivier, le temps passé sur ce portrait ? J’y ai mis une énergie folle et je pense avoir obtenu un résultat satisfaisant. Je ne comprends pas la réaction de Coco [Chanel]. Elle a vu l’œuvre une fois, a décrété que ce n’était pas elle du tout et a tourné les talons, la tête haute. Avant même que j’ai pu répondre, elle avait quitté la pièce. Depuis, j’attends mon règlement, en vain. « 

Je connais Coco, son caractère bien trempé et surtout, je comprends que personne ne souhaite avoir un portrait de soi – de surcroît largement diffusé – que l’on ne perçoit pas comme fidèle. La qualité du peintre n’y est pour rien.

La toile de Marie demeure magnifique. J’y retrouve, certes, les traits de mon amie Coco. Mais… un corps peut-être encore plus mince, un regard moins volontaire, presque mélancolique, dont Coco me paraît, objectivement, peu coutumière. Bref, c’est un chef-d’œuvre dont Marie a le secret. Pour autant, je comprends que Coco n’adhère pas. Ce n’est pas vraiment elle.

Sans bien réfléchir, je propose à Marie de devenir l’heureux – et discret – acquéreur du tableau. Je sors mon carnet de chèques. Dans un souffle, soulagée de ne plus avoir  » travaillé pour rien « , elle acquiesce.

Je provoque, par cet achat  » coup de cœur  » de début d’année, le premier incident familial de 1924 : mes enfants me font remarquer, à juste titre, que nous avons fréquemment la visite de Coco. Et qu’il ne sera donc pas possible d’exposer son portrait détesté dans un endroit visible de notre appartement versaillais. Ce qui, vu la somme déboursée pour l’acquérir (second sujet de friction, cette fois-ci avec mon épouse), se révèle un peu aberrant !

Intérieurement navré de mon caractère impulsif liée à une peur, tout aussi irréfléchie, de tout conflit entre mes amies Marie et Coco, je compulse frénétiquement mon répertoire d’adresses. J’y recherche mon sauveur de ce bourbier où je me suis mis tout seul.

Qui pourrait être intéressé par le rachat du portrait de Coco… en s’engageant à ne surtout pas l’exposer ?

Parmi les marchands d’art qui me sont proches, j’hésite entre contacter Kahnweiler (si controversé depuis son attitude pendant la guerre) ou le plus discret Rosenberg.

Je sais que le second n’a, à ma connaissance, encore aucun contact avec Marie ni avec Coco. Je prends mon pardessus et décide de le rencontrer dans sa galerie, au 21 rue de la Boétie…

A suivre.

Portraire de Mademoiselle Chanel par Marie Laurencin
Coco Chanel en 1924

17 novembre 1912 : Hopper entre espoir et découragement

Le début de la lettre va droit au but, en quelques mots tout est dit. Mon ami Edward Hopper, jeune peintre américain que j’ai connu lors de ses séjours à Paris n’a pas toujours le moral.

Il sait qu’il a du talent, il le sent profondément. Nous l’avons aussi encouragé en son temps : « Arrête de faire comme Marquet, laisse-toi aller à ton propre style !  » me suis-je souvent écrié en regardant ses dessins – très personnels – et en les comparant à ses toiles, trop inspirées des artistes pour lesquels il a de l’admiration.

De retour à New-York, Hopper gagne sa vie comme il peut. Une couverture de journal d’actualité par-ci, une illustration pour une revue professionnelle (System, The Magazine of Business) par-là. Il garde son geste sûr, ses personnages peinent à sourire mais dégagent une force indéniable. Chaque dessin fait montre d’une vraie originalité que les patrons de revue savent apprécier. Ils paient donc plutôt bien notre ami. Ces magnas de la presse se disent qu’avec des dollars plein les poches, celui-ci acceptera plus facilement que ses oeuvres soient ajustées, rognées, réduites, corrigées. Une moustache ajoutée à la va-vite, une ombre enlevée à un autre endroit, le ciel plus petit, le personnage central plus grand. L’illustration est martyrisée et l’artisan – on n’ose dire l’artiste – doit se taire, tout accepter. L’Amérique ne voit pas en lui un peintre, les rares expositions où l’on a pensé à l’inviter, lui rendent, à la clôture, toutes ses oeuvres : elles n’ont pas trouvé un seul acheteur.

Lîle de Blackwell. Par cette toile très étudiée, Hopper était persuadé qu’il allait enfin rejoindre les grands artistes new-yorkais à la mode. La désillusion a été cruelle.

Hopper évoque encore avec rage l’exposition d’artistes indépendants au MacDowel Club. Cinq tableaux accrochés aux murs, cinq échecs, aucune vente.

 » Je suis un peu découragé. Puisque je n’intéresse personne, j’ai failli arrêter de produire. L’an dernier, Hopper n’a ainsi peint que deux toiles.

L’année 1912 s’annonce plus prometteuse : un été à Gloucester, une amitié avec un certain Leon Kroll, camarade jovial et résolument optimiste et les pinceaux reviennent ! Des « Grands Mâts », un « Village Américain », le « Port de Gloucester » ; l’air marin, la fraîcheur venue du large lavent la tête.

Hopper ne vend toujours rien mais, au moins, il se fait plaisir. N’est-ce pas l’essentiel ?

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17 septembre 1911 : La Joconde disparue

 » Arrêtez d’arrêter tout le monde, pour un oui ou pour un non ! » Je viens sans doute de parler avec un peu trop de véhémence. Le juge d’instruction, Monsieur Drioux, qui a répondu à ma convocation se tapit dans le fauteuil qui fait face à mon bureau. On sent l’homme épuisé, fatigué d’être poursuivi par la meute des journalistes, la foule des curieux et l’indiscrétion de ses voisins. D’une voix faible, il commente sa triste vie :  » L’instruction du vol de la Joconde s’est transformé en véritable cauchemar. Fin août, quand le cambriolage a été constaté au Louvre, j’étais très fier que l’affaire me soit confiée. Cela me changeait des larcins sur les chantiers ou des disparitions de colliers dans les demeures bourgeoises des beaux arrondissements. Enfin l’occasion d’être connu, que l’on parle un peu de moi…  J’ai été servi. Pas une minute de calme. La presse enquête pour moi. On se moque parce je ne vais pas assez vite et que la toile n’a toujours pas retrouvé sa place dans le Salon Carré. »

L'espace laissé libre après le vol de la Joconde, fin août au Louvre

Je rétorque, un peu amusé : « Effectivement, votre surnom  – le « marri de la Joconde » – est assez bien trouvé…  » Drioux rougit et lâche, honteux :  » Même mon épouse a pouffé de rire quand elle l’a lu dans Le Gaulois. »

Je reprends :  » En attendant, le gouvernement apprécierait que vous cessiez de jeter en taule tout ce que Paris compte de poètes et de peintres, sans compter les mythomanes qui s’accusent pour faire parler d’eux. Votre enquête devrait se faire dans la discrétion. Nous regrettons la mise sous mandat de dépôt de Guillaume Apollinaire, pendant une semaine, le trop long interrogatoire de Pablo Picasso et j’en passe… Vous devriez faire confiance à la méthode Bertillon. La recherche des preuves scientifiques, les empreintes digitales, la consultation des fichiers… Il n’y a que ça de vrai. »

Le juge me promet plus de retenue et quitte mon bureau à reculons, en saluant maladroitement et en bredouillant quelques phrases incompréhensibles qui doivent être des excuses.

Il est suivi par Théophile Homolle, le pauvre et ex-directeur du Louvre, en vacances pendant les faits et qui a dû présenter sa démission. On m’a demandé de recaser dignement ce brillant normalien, agrégé d’histoire, qui a mené d’une main de maître les fouilles de Delphes. Je lui propose la direction de l’Ecole Française d’Athènes, ce qu’il accepte, sans discuter, ravi de pouvoir retourner à ses passions hellénistiques. Lui aussi quitte mon bureau à reculons, en saluant avec son chapeau melon, la canne sous le bras, un peu raide.

Théophile Homolle, le pauvre directeur "démissionné" du Louvre

Nous sommes le 17 septembre. La Joconde a été volée depuis le 22 août. L’enquête piétine, patine et n’aboutit à aucun résultat. Caillaux m’a demandé :  » Puisque la justice et la police n’arrivent à rien, assurez-vous au moins qu’ils ne fassent pas de dégâts ! »

Ce jour, j’ai donc demandé au juge de se calmer et j’ai trouvé une place au directeur du Louvre renvoyé. Mission accomplie.

Pour en savoir plus sur le vol de la Joconde

18 septembre 1910 : Ce Matisse ne rentrera pas dans mon salon !

Il ne tiendra jamais dans le salon !

Ma collègue regarde le dernier Matisse « La Danse » avec une mine peu engageante. Rien ne lui va : trois couleurs seulement, une perspective bizarrement rendue, une simplicité des traits qui rappelle les dessins d’enfants.

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Elle lâche ironiquement avec une pointe de mépris :  » On dirait un peu du Gauguin ». Henri Matisse écoute la dame en restant de marbre.
En quelques mots, on critique un an de recherche et de travail dans son atelier d’Issy-les-Moulineaux.  Je suis atterré. J’aurais tellement aimé trouver un acheteur français pour cet ami. Au lieu de cela, ce sera encore un riche Américain ou un aristocrate russe qui emportera l’oeuvre chez lui, après le Salon d’automne et loin de nos regards trop conservateurs.

Matisse, le regard malicieux répond à ma collègue : « Chère Madame, la Danse ira orner la demeure de Monsieur Sergei Chtchoukine. Son hôtel particulier, rue Bolchoï Znamenski à Moscou, est plus grand que votre appartement de fonctionnaire et ma toile viendra revigorer ses hôtes dès qu’ils auront gravi les marches de son escalier monumental et auront atteint le premier étage. « 

Je repense à ce que Gustave Moreau disait d’Henri, son élève :  » Toi, tu seras le simplificateur de la peinture… »

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Le célèbre collectionneur russe Sergei Ivanovitch Chtchoukine

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20 août 1909 : M comme Modern style

« C’est anglais mais on dirait des nouilles ! »

Les passants parisiens qui découvraient les toutes nouvelles entrées du Métropolitain édifiées par Hector Guimard n’étaient pas toujours tendres pour cette manifestation du « Modern style », pour cet Art nouveau qui avait pourtant pour but de réconcilier la technique et l’art.

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Une entrée de Métropolitain édifiée par Hector Guimard. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandée par la direction du  journal Le Temps.

Des fleurs, des tiges, du métal qui se tord en volutes multiples, des références incessantes à la nature, du verre teinté et monté en vitrail… l’Art nouveau plaisait à de nombreux jurys d’architecture mais peinait à conquérir le public français qui continuait à l’appeler « Modern-style » rappelant que l’un de ses premiers créateurs -William Morris – est anglais.

Un concept intéressant – faire rentrer l’art dans la vie quotidienne en rendant beaux les objets usuels et diffuser un style audacieux dans l’architecture qui irrigue ensuite la peinture et la sculpture – ne suffisait pas à séduire les yeux de nos compatriotes qui préféraient des lignes droites classiques ou des références explicites à l’Antiquité.

Autour de 1900, l’Art nouveau se répandait donc à Bruxelles, Munich, Nancy, Londres, Barcelone ou Prague et contournait trop souvent notre capitale récalcitrante.

Victor Horta restait en Belgique et il fallait parcourir de nombreux kilomètres pour visiter ses hôtels magnifiques.

Ces dernières années, les amateurs d’Art nouveau commençaient pourtant à se compter plus nombreux dans les grandes villes françaises. Trop tard. Les regards des collectionneurs avertis se tournent déjà vers d’autres formes d’art comme la peinture sous forme de cubes et le fauvisme, plus décoiffants encore.

Au moment où ce Modern Style commence à se démoder chez les mondains, il se diffuse dans les élégantes affiches de Mucha. Il préside à la rénovation de nombreux cafés et envahit nos intérieurs avec des objets dessinés directement par Emile Gallé ou Victor Prouvé ou, plus souvent, inspirés avec un bonheur variable, de leurs créations. Les illustrations de nos journaux ou les livres pour enfants sont envahis par des thèmes et une technique de dessin issus du Modern style.

Au moment où les élites se tournent vers d’autres écoles, les « nouilles » deviennent… un vrai plat populaire.

29 juin 1909 : Picasso apprend le dessin à ma fille

 » Laisse ton crayon courir sur la feuille. Garde la main souple. Repense bien à ce que tu veux dessiner et représente-le vu du dessus, du dessous et d’à côté.  »

C’était il y a deux mois : ma fille Pauline était ravie d’écouter Pablo Picasso lui montrer comment faire « un beau dessin ». L’artiste, croisé plusieurs fois chez les marchands de tableaux Kahnweiler ou Vollard, est devenu un ami de la famille. Nous le rejoignons parfois jusqu’à son atelier ; plus fréquemment, il vient prendre un verre à la maison. Jamais à la même heure, toujours sans prévenir. Souvent aimable, parfois taciturne. Le peintre veut rester libre et déteste les convenances bourgeoises.

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La boîte de Crayola toute neuve venue des Etats-Unis sur le rebord de la table de la cuisine est le point de départ d’une aventure picturale pour ma fille qui se poursuit aujourd’hui. La gamine interroge :

 » Il renvient quand Tonton Picasso ?  »

Je rappelle à ma petite que celui-ci est rentré pour plusieurs mois dans son Espagne natale. J’ajoute, sans trop savoir, « … pour voir son papa et sa maman lui-aussi ». Je lui montre une carte que nous avons reçue de Barcelone et une autre de Horta de San Juan :

 » Tu vois, là-bas, il va nous faire des tableaux de montagnes avec du marron, du jaune et beaucoup de soleil. Il n’y aura pas de vert ou presque, puisque les arbres sont rares dans le paysage. Picasso reviendra aussi avec des photographies de ce qu’il a vu. Tu pourras comparer avec ses toiles.  »

Ma fille prend une feuille :

 » Je veux faire comme Tonton Picasso. Des carrés, quelques ronds et beaucoup de couleurs. »

Pauline se concentre. Un instant, ses yeux noisette me fond penser au regard perçant de Pablo. Son avant-bras se déplace sur la feuille avec rapidité, les Crayola de différentes teintes se succèdent pour remplir la page avec une certaine habilité. L’enfant a compris les leçons du maître. Elle ne s’embarrasse pas du désir de reproduire la réalité et préfère nous faire sentir ce qu’elle a en tête. Chaque oeuvre devient, pour elle comme pour lui, une recherche et une expérience.

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Pauline pose un (bref) instant

Un quart d’heure après, le dessin s’achève. L’enfant y inscrit son prénom, avec application, en bleu clair, en bas à droite. En me demandant de poster son chef d’oeuvre pour notre ami en Espagne, elle me signale qu’elle se met maintenant à faire des découpages.

 » Il devrait faire comme moi, Tonton Picasso : des découpages… ça va encore plus vite que de faire un dessin et c’est rigolo. »

Je lui promets de parler, dans ma lettre d’accompagnement, des découpages « rigolos » et de conseiller le procédé à Picasso.

Avec attendrissement, je regarde ma cadette et repense à cette phrase de notre ami peintre :

 » Dans chaque enfant, il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant.  »

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Le superbe dessin de Pauline

8 mars 1909 : Les fantasmes de la fille du banquier

Elle contemple ses yeux, ces deux globes bleu gris, les fait bouger de droite et de gauche, les réunit en grimaçant pour rire ou ferme les paupières légèrement, comme une égérie de Klimt. Le miroir renvoie instantanément l’image, sa peau fine et blanche qui craint les rougeurs se reflète avec fidélité. Il inverse juste la place du grain de beauté au dessus du sourcil droit parfaitement dessiné.

Une main dans d’abondants cheveux blonds pour les ramener devant l’épaule nue, les faire bouffer voluptueusement en inclinant légèrement la tête. Voilà, encore un peu, comme cela… un léger sourire sur ses lèvres : son miroir lui chuchote que ce soir, elle est sûre de plaire.

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Auguste Toulmouche : Vanité

Elle tend ses lèvres jusqu’à la toucher, vers cette glace acquise secrètement, habituellement rangée sous une pile de linge pour que ses parents pudiques ne la voient pas. Elle s’embrasse comme elle rêve de l’être un jour par cet homme irréel et doux, au visage changeant à chaque nouveau songe, observé à la dérobée, au gré de rencontres dans la rue, à la messe ou parmi les pions du lycée.

Dans l’ombre de sa chambre de jeune fille en fleurs, elle imagine une présence exquise, une voix chaude qui lui dit de se laisser aller. Elle rougit, « ce n’est pas convenable », elle lutte une minute ou deux contre cette sensation défendue. Elle se demande si sa mère – si sage – a connu un jour un émoi comme celui qu’elle ressent maintenant. Son miroir continue à porter son fantasme qu’elle couchera, par écrit, ce soir, dans son journal qu’elle juge ridicule mais qui l’accompagne jour après jour.

Soudain, elle pose la glace sur le rebord du lit, s’éloigne et contemple tout son corps nu (sa mère lui a pourtant interdit en disant que c’était « péché »). Elle regarde ces formes peu éloignées de ce qu’elle voit dans les expositions de peinture qui demeurent sa seule éducation dans ce domaine intime.

Manque de modestie, volonté de se rassurer ? Belle, elle se trouve belle -surtout ses seins – et s’admire. Un peintre ou un photographe pourrait la prendre comme modèle, pense-t-elle. Avoir l’audace de braver les interdits et d’aller poser dans un atelier de Montmartre. Découvrir un artiste fou, un buveur doué, une brute qui s’attendrit en la voyant. Elle se persuade qu’une main d’homme la frôle, qu’un souffle chaud s’approche de son cou en lui murmurant des mots coquins, défendus mais plaisants. Elle ne connaît rien au monde des artistes et l’imagine à partir d’articles lus dans la grande presse et de romans à quatre sous prêtés par une amie dégourdie.

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Auguste Toulmouche : Le Miroir

La bonne frappe -respectueusement – à la porte :

– Madame votre mère vous demande de passer au salon, le dîner est servi.

Caroline range la glace, enfile cette robe sage qui en fait une parfaite demoiselle, se compose un visage souriant, imagine quelques sujets banals pour converser avec les invités de son père banquier. Elle cache cette Caroline secrète, cette Caroline qui ne serait plus seulement douée en latin et en grec, qui partirait en claquant la porte, en criant une grossièreté devant des convives scandalisés.

Ce soir, dans cette réception qui l’ennuie, un seul mot lui vient à l’esprit, elle aimerait le crier, le répéter, le jeter à la face de ces gens bien nés et haut placés :

« Merde à vous tous !!! ».  

11 février 1909 : Picasso, l’oeil qui cherche et trouve

« Son oeil noir englobe puis perce la réalité pour l’absorber totalement ; son esprit vif analyse, synthétise, transforme et transmet à son bras qui jette magistralement les formes et la couleur sur la toile. Picasso est une machine géniale !  » pense le marchand de tableaux Kahnweiler. Ce dernier vient visiter, comme en chaque fin de matinée, le Bateau-lavoir, résidence des peintres installés à Montmartre.

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Picasso a 28 ans en ce début d’année 1909

Picasso est l’un des rares artistes résidant dans cette guinguette, à l’aise financièrement. Kahnweiler vient de lui acheter presque toutes ses toiles de la période rose pour plus de 2000 francs.

Le Catalan exerce une fascination grandissante sur ceux qui le côtoient.

C’est lui qui explore des rivages jusque-là inconnus de la peinture avec ses incroyables « Demoiselles d’Avignon » et ses autres oeuvres qui transforment modèles et objets en cubes.

C’est encore lui qui prend sous son aile protectrice le débonnaire et (faussement?) naïf Henri Rousseau. Il vient d’organiser un grand banquet en son honneur.

Habitué à être leader, Picasso ne supporte pas la concurrence, notamment celle de Georges Braque qui fait aussi des découvertes dans le monde des objets simplifiés en volumes abstraits et en cubes. La rivalité entre les deux artistes, cachée par une amitié de façade, est féroce. Chaque oeuvre de Braque inspire immédiatement Picasso qui s’efforce de le dépasser en affichant un génie plus complet, plus audacieux encore.

Picasso parle, théorise, montre la voie à d’autres qui l’imitent maladroitement et servilement. Il est ce matin au centre d’un petit groupe attentif aux moindres de ses propos.

« Je veux faire votre portrait un jour ! » lance-t-il brusquement à Kahnweiler. Il tend son index et fixe le marchand d’art d’un regard impérieux lui interdisant de bouger.

 » Vais-je peindre ce qu’il y a sur votre visage? Ce qu’il y a dans votre visage? Ou ce qui se cache… derrière votre visage ? »

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Le Bateau-Lavoir, lieu de résidence et de rencontre des peintres de Montmartre

18 janvier 1909 : Les voleurs de chocolat

 « Le chocolat était volé en petite quantité, avec régularité, sans que personne n’arrive à mettre la main sur les coupables. »

Louise Abbéma, peintre, raconte, avec gourmandise et amusement, cette anecdote lue dans le journal du jour. Lors du thé auquel elle a eu la gentillesse de m’inviter, j’avais évoqué les liens entre certains de ses tableaux et des affiches pour la marque Poulain. Louise n’avait pas voulu trop s’étendre sur sa participation aux réclames du grand chocolatier et avait – pour faire diversion ? – commencé à raconter cette histoire.

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Louise Abbéma, « Matin d’avril, place de la Concorde » : le tableau et l’affiche de la réclame pour le chocolat Poulain

 Elle reprend : «  Le patron de la chocolaterie, M. Grondard, route d’Orléans, avait effectué plusieurs tentatives pour mettre la main sur les coupables. En vain. En désespoir de cause, il décide de se tourner vers la police de Montrouge. Il tombe sur un commissaire futé et persévérant qui fait établir une surveillance tout autour du bâtiment et interroge le voisinage.

On apprend bientôt qu’un certain Raveny, employé de la fabrique et concierge rue Edgar Quinet, vend du très bon chocolat à des prix défiant toute concurrence. Ce Raveny est rapidement arrêté et interrogé.

Il avoue avoir un complice au sein de son usine mais se refuse à en dire plus.

Le commissaire, persuadé que l’affaire a une plus grande ampleur que ne le laissent penser les aveux du suspect, décide d’un stratagème. Avant-hier, il fait poster des hommes en fin de journée, à la sortie de la fabrique avec pour mission de s’opposer à toute sortie du personnel qui doit rester enfermé dans les vestiaires.

Pendant que les innocents se demandent pourquoi les forces de l’ordre viennent de prendre une telle décision, les coupables sont pris de panique. Ils essaient tous, avec une maladresse digne des Pieds Nickelés, de se débarrasser de leur butin. En quelques instants, le sol est jonché de tablettes et de morceaux de chocolat. Les poches tâchées et retournées d’une trentaine d’ouvriers honteux, la présence de délicieuses barres marron à leurs pieds, conduit à leur interpellation.

Les employés indélicats sont immédiatement congédiés.

La police estime à plus de 25 000 francs par an, le montant des vols commis ! »

Les convives s’esclaffent.

Je reste silencieux, perdu dans mes pensées et concentrant mon regard sur ce tableau de Louise accroché au mur, Matin d’avril, place de la Concorde, une œuvre que je ne connaissais que sous la forme qu’elle avait prise pour orner les belles boîtes de chocolat Poulain. Sur la toile, cette même femme au sourire énigmatique qui m’avait fait rêver étant étudiant.

Louise, attentive, m’observe et met tire de mes songes et souvenirs par une question espiègle :

«  Vous êtes heureux de retrouver cette femme sur une vraie toile ? Vous vous livrez au jeu des sept différences entre ce qui est accroché au mur et la réclame Poulain ? » et elle ajoute, en reprenant le slogan du célèbre chocolatier :

« Monsieur le conseiller… goûtez et comparez ! » 

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Louise Abbéma, autoportrait

26 novembre 1908 : Qui a inventé le « cubisme » ?

 » Le Bourse est un métier bête comme chou, je préfère exposer des tableaux.  » Le jeune Daniel-Henry Kahnweiler rejette le monde de la corbeille où sa famille de banquiers aurait aimé le voir évoluer pour une carrière en contact avec la peinture.

Ses modèles ? Paul Durand-Ruel et Ambroise Vollard. Sa ligne de conduite ? Donner une certaine noblesse au métier de marchand d’art.

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Daniel-Henry Kahnweiler

Ce mois de novembre, il a décidé de prendre des risques, de sortir du lot.  » Je veux frayer la voie à Georges Braque, ce peintre inconnu doit trouver un public.  »

Ce dernier, peintre sportif, passionné de lutte, qui tape de longues minutes dans un punching-ball avant de saisir ses pinceaux, a vu ses toiles refusées au Salon d’Automne. Le jury dont faisaient parti Matisse et Guérin avait accepté, in extremis, un compromis en « repêchant » et proposant l’exposition de deux toiles seulement.

Pour Braque, c’était tout ou rien. Il était reparti avec ses oeuvres sous le bras, fâché.

Kahnweiler a donc décidé d’exposer Braque dans sa galerie de quatre mètres sur quatre au 28 rue Vignon, dans le quartier de la Madeleine. Des toiles pleines de lumière, aux tons chauds, composées sous le soleil du midi, près de Marseille, cet été. Un style nouveau aussi.

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Braque, Le Grand Nu 1908: Les Demoiselles d’Avignon de Picasso nées en 1907 ne sont pas loin

Louis Vauxcelles, le redoutable critique à la plume acérée, décrit ces oeuvres dans la revue Gil Blas :  » M Braque construit des bonshommes métalliques et déformés qui sont d’une simplification terrible. Il méprise la forme et réduit tout, sites figures maisons, à des schémas géométriques, à des cubes. Ne le raillons point puisqu’il est de bonne foi et attendons… »

En discutant ce soir autour d’un pot de vin chaud avec Kahnweiler, nous plaisantons sur ces fameux « cubes ». Vauxcelles est un récidiviste. Il avait déjà essayé de défendre une sculpture qui lui plaisait dans un précédent Salon alors que le buste était isolé au milieu de tableaux aux tons très vifs :  » la candeur de cette oeuvre d’inspiration italienne surprend au milieu de l’orgie des tons purs ; c’est Donatello au milieu des fauves !  » s’était-il écrié. Depuis, fauve a donné le mot « fauvisme ».

Je lâche, content de moi :  » Impression de Monet a donné Impressionnisme, fauve s’est transformé en Fauvisme… je te propose, Daniel, de passer des cubes au cubisme ! « .

Kahnweiler fait la moue et se moque :  » cubisme, cubisme… le mot est bon, il prendra sans doute…mais s’il est imaginé ou repris par un vrai critique d’art. Tu n’es pas du sérail mon vieux : ni critique, ni marchand, ni collectionneur. L’Histoire ne retiendra donc pas que c’est toi qui as inventé le cubisme, tu verras ! « 

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