20 et 21 février 1911 : La peste menace la France

«  La France a peur ! » Plus de 50 000 morts en Mandchourie, des cas signalés en Inde, au Japon, en Indochine, en Australie et en Égypte. Demain l’Europe ? La rumeur enfle : la peste, le terrible fléau du Moyen-Age, revient. Les photographies prises en Extrême Orient révèlent des scènes terribles. Malades emportés en trois jours dans des souffrances atroces, médecins contaminés, fosses communes qui se remplissent à grande vitesse auxquelles les villageois mettent le feu de façon désespérée, sans avoir pu respecter le moindre rite funéraire.

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Un transport de cadavres en Mandchourie, lors de la terrible peste de l’année 1911.

A la fin du Transsibérien, le long de la ligne elle-même, des villages entiers disparaissent sous le regard effaré des rares témoins occidentaux (journalistes et professeurs de médecine). Le froid – il fait moins quarante – ne facilite guère l’acheminement des secours. Les Mandchous qui ne meurent pas de la peste risquent maintenant la famine.

Mais le sujet du jour demeure le débat à la Chambre que je prépare avec Aristide Briand. Il faut rassurer les députés et démontrer que notre pays est protégé contre la terrible épidémie.

Briand : Il ne faut pas minimiser l’angoisse des uns et des autres. La presse a chauffé à blanc l’opinion, les images diffusées sont épouvantables et la peste pulmonaire fait objectivement froid dans le dos… si je peux m’exprimer ainsi (sourire contraint).

Moi : Vous devez d’abord montrer que vous êtes entouré d’hommes de science incontestables et prestigieux. Le Conseil supérieur d’hygiène, les professeurs Roux et Chantemesse. Vous écoutez leurs conseils, vous avancez sur leurs recommandations, vous n’avez que la santé des Français en tête.

Briand : Quel est l’argument le plus percutant pour rassurer tout le monde ?

Moi : La peste pulmonaire a un délai d’incubation court et on en meurt très vite. La distance qui nous sépare de la Mandchourie nous protège. Aucun malade ne peut survivre à un voyage en bateau aussi long et le bacille pouvant se loger sur les marchandises ne résiste pas non plus à de tel délai de transport.

Briand : Et les émigrants d’Asie qui débarquent tout de même sur le sol français ?

Moi : Nous avons fait le point ce matin avec le réseau ferré Ouest-État. Les trains contourneront Paris et aucune entrée ne sera tolérée directement dans la capitale.

Briand : Et la peste bubonique, les rats ?

Moi : Tous les navires arrivant sur nos côtes sont dératisés et retenus aussi longtemps que le permettent les conventions internationales. Nous sommes tellement prudents que nous commençons à avoir des plaintes des pays voisins !

Briand : J’aurai aussi sans doute une question spécifique sur Marseille, le port le plus exposé.

Moi : Chaque émigrant d’Asie est soumis à un contrôle particulier comprenant une visite médicale.

Vous pouvez annoncer la création d’une « commission spéciale sur les migrants » chargée de proposer toute mesure supplémentaire de protection et de prévention. Et puis, la France va organiser une conférence internationale sur la peste pour faire le point sur l’état de la science et les recommandations pouvant protéger les populations.

Briand : Pour la commission sur les migrants, vous pouvez me proposer un texte que je signerai dès demain matin et qui sera publié immédiatement au Journal officiel ?

Moi (songeant à la nuit qui va être courte pour préparer tout cela ) : Bien sûr, monsieur le Président.

Briand : Et vous m’accompagnez demain à la Chambre.

Moi : Comme d’habitude, Monsieur Briand. Avec votre dossier complet.

Briand : N’oubliez pas : la France a peur et la peur est mauvaise conseillère si nous ne savons pas apporter les bonnes réponses !

De retour seul dans mon bureau, je travaille à nouveau le dossier.

Le délai d’incubation ? Il est, en fait, inconnu. On l’estime à bien plus de sept jours et les porteurs du bacille restent au départ indétectables, se mêlent au reste de la population et la contaminent.

Les mesures prises par les autorités chinoises et russes ? Assez inefficaces pour l’instant et le mal continue à se propager grâce aux transports ferroviaires et par voie maritime. Les Chinois n’agissent pas avec transparence et cachent l’ampleur comme la localisation réelle de l’épidémie.

Les remèdes ? Il existe bien un vaccin diffusé par le docteur Haffkine, plutôt adapté. Mais il ne peut être fabriqué à grande échelle et couvrir des populations entières.

Bref, rien de rassurant dans tout cela.

Mais demain, il faut convaincre la Chambre que nous avons l’affaire bien en main et que nous maîtrisons la situation. Coûte que coûte. Les députés et l’opinion ne veulent pas entendre autre chose. Sinon, ce sera la panique et Briand tombera.

25 mars 1910 : Achetez votre poste de fonctionnaire !

Que préférez-vous ? Un poste de général avec un bel uniforme rouge et bleu ou une fonction plus discrète au ministère des transports ? Un riche Chinois n’hésite pas longtemps. Il laisse la fonction militaire où les détournements de fonds restent plus difficiles voire interdits et se jette sur le métier de directeur coordonnant la construction des nouvelles lignes de chemins de fer ou la réfection de milliers de kilomètres de route.

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Des fonctionnaires de police chinois dans le Pékin des années 1910

Étonnant ? Préférer l’ennui de la vie de bureau plutôt que le prestige d’encadrer une armée toute neuve, formée à l’occidentale, avec un mélange de méthodes prussiennes, anglaises et françaises ! L’explication de ce choix n’est pas à chercher loin. Dans l’Empire chinois, une bonne part des postes de l’administration civile est rémunérée par des « prélèvements directs », plus ou moins occultes, sur l’activité placée sous contrôle de l’État. Tel poste de directeur se vend 50 000 taels (200 000 francs) et ses titulaires savent qu’ils peuvent récupérer cette somme sur cinq ans et ensuite s’enrichir, tranquillement.

Tranquillement ? Pas tout à fait. La puissante presse chinoise veille. Vieille de six siècles, très lue, hargneuse, bien informée, commentée à haute voix par les bonzes pour les villageois illettrés, elle étale la vie privée des serviteurs de l’État à longueur de pages. Malheur à celui qui se prétendait pauvre alors qu’il organise une réception fastueuse pour le mariage de sa fille ! Il fera l’objet d’articles au vitriol jusqu’à ce qu’il démissionne ou qu’il rende les fonds prélevés indûment.

Vénalité des charges, détournements des fonds publics, lutte contre la corruption : la Chine hésite entre ces modes de fonctionnement.

Nous recevons ce jour trois commissions de Célestes (j’aime ce nom que nous donnons à nos amis chinois). L’une a pour but d’observer nos règles d’hygiène publique, l’autre vient assister à des manœuvres de nos régiments dans l’est de la France et la troisième passera de longs moments à la Chambre pour bien comprendre les subtilités de notre vie parlementaire.

Ne doutons pas qu’avec une observation aussi fine du fonctionnement de notre belle République, les Chinois transformeront leur État en modèle du genre.

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Toutes les grandes puissances veulent avoir leur part du « gâteau chinois ». Le Japon a déjà pris place alors que la Russie et la France attendent leur tour avec impatience…

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22 juin 1909 : Mao se fâche avec son père

La porte claque violemment. Les deux hommes hurlent, fous de rage. Les invités ne savent plus quelle contenance adopter. Mao Zedong quitte une fois de plus le domicile familial situé dans la province chinoise du Hunan. Sa mère court après lui et le supplie de faire demi-tour :

– Ton père ne pense pas ce qu’il vient de dire ! Oui, tu dois poursuivre tes études et il les paiera ! Mais montre-toi plus tendre avec Luo que nous t’avons choisie pour femme. L’avenir de la ferme passe par le ménage que tu fonderas avec elle. Reviens, Mao…

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Mao Zedong est un adolescent têtu du Hunan âgé de 15 ans

L’adolescent de 15 ans met les poings dans les poches de sa blouse bleue de coton matelassé. Le vent chaud qui balaie la terre sèche et jaune rend heureusement peu audible, pour sa mère tant aimée, sa réponse passionnée:

– Avec ce père qui ne comprend rien, j’ai appris la haine. Quand notre nation est envahie par des étrangers, quand il faut travailler à développer mon pays arriéré, ce paysan nanti ne pense qu’à l’avenir de sa petite propriété de Shaoshan. Mon horizon n’est pas celle du fleuve Yangzi. Il faut sauver la Chine et non s’occuper de mon mariage arrangé et mort-né !

D’un pas décidé, il remonte le chemin qui contourne la rizière paternelle. Il croise deux employés de l’exploitation qui le saluent respectueusement. Il leur jette :

– Vous aussi, vous devriez penser à autre chose qu’au riz de mon père. Les enfants de votre village sont maigres à faire peur, vos femmes n’ont parfois que des galettes de boue à cuire pour le repas du soir alors que les sacs de riz partent par bateau pour des villes lointaines ! 

Mao repense à toutes les maximes de Confucius apprises par coeur lors de sa scolarité à l’école du village. Laquelle d’entre elles pourrait le mieux convaincre ces paysans illettrés ? Les deux ouvriers agricoles le regardent hébétés. Obéir au père de Mao ? Suivre le fils fougueux et opposant ? Ils baissent la tête, incapables de se décider, espérant se faire oublier.

D’un geste impérieux, Mao leur demande soudain de faire un trou à trois pas devant lui. Se sentant d’un coup utiles, les deux paysans s’exécutent servilement et avec leurs outils abîmés aménagent rapidement une petite fosse. Pendant qu’il continue de disserter, Mao s’accroupit au-dessus de celle-ci et se concentre pour déféquer. Sitôt ce dernier soulagé, les deux employés se dépêchent de recouvrir la « production » de leur jeune patron avant que les mouches, qui pullulent en cette saison, n’arrivent sur les lieux.

Mao, fièrement redressé, indifférent à son pantalon souillé, continue sa démonstration :

– Le Japon nous montre la voie à suivre. Il indique qu’une armée asiatique peut vaincre les régiments des puissances occidentales. Ce pays à l’industrie puissante doté d’une administration bien pensée a retrouvé sa dignité et se révèle capable de dominer les étrangers sans foi ni principe.  Mes amis, je vous laisse maintenant mais quand je serai fonctionnaire de l’Empereur, je reviendrai vous sauver !

Enfin seul, Mao retrouve la maxime qu’il cherchait depuis tout à l’heure. Cette phrase destinée à convaincre sa mère et qui fait toute la différence entre le destin de son père et son avenir à lui :

 » Quand vous plantez une graine une fois, vous obtenez une seule et unique récolte. Quand vous instruisez les gens, vous en obtenez cent …  »

mao.1245568915.jpg Mao Zedong dans les années 1909, 1910

16 avril 1909 : Ne vous mariez pas avec un Chinois !

 « Il ne faut pas se marier avec un Chinois ». La presse se fait l’écho de mésaventures survenues à quelques Françaises séduites par des diplomates ou des hommes d’affaires de l’Empire du Milieu en séjour prolongé à Paris.

A chaque affaire, le même enchaînement : au début, une jolie histoire d’amour entre un homme cultivé, souvent élégant, au physique « exotique » et une parisienne en mal d’affection, puis une demande en mariage en bonne et due forme réalisée par un Chinois connaissant nos usages et manières. Une noce et une lune de miel sont vécues comme un joli conte de fée entre deux êtres dissemblables, éloignés culturellement mais se comprenant apparemment si bien.

 Enfin, le départ pour la Chine imposé par le mari soucieux de revoir ses proches et soumis à des obligations professionnelles impérieuses.

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La Chine, pays mythique et méconnu mis en scène lors de l’Exposition Universelle à Paris

Le cauchemar pour la Française arrivée à Pékin commence à ce moment : elle découvre que son mariage en France n’est pas reconnu par les textes chinois et que ces derniers imposent, en fait, à son époux une autre femme, chinoise, choisie depuis très longtemps par sa belle famille. Cette femme chinoise prend alors sa place dans le foyer et son mari se soumet de bonne grâce à cette tradition multiséculaire. La Française devient alors la servante de la maisonnée et ses enfants, si elle en a, lui sont enlevés et deviennent ceux du couple chinois, considéré comme seul légitime.

J’ignore le degré de véracité de ces histoires abondamment commentées par des journaux en mal de sensationnel et des journalistes qui n’ont jamais mis les pieds en Chine, mais je confirme que le Quai d’Orsay et le Foreign Office font pression sur les autorités chinoises pour que le droit local soit modifié et déconseillent en attendant à leurs ressortissants les mariages mixtes. Courteline pourrait conclure en disant : «  il ya deux sortes de mariages : le mariage blanc et le mariage multicolore parce que chacun des deux conjoints en voit de toutes les couleurs. »

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9 janvier 1909 : Un dirigeant chinois menacé de mort

Télégramme inquiet de notre ministre en Chine : Yuan Shikai est tombé en disgrâce. L’homme fort du régime, celui qui avait la confiance de l’Empereur et de l’Impératrice avant leur décès à tous les deux, se voit écarté du pouvoir.

On nous indique même que son assassinat n’est nullement à exclure.

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Yuan Shikai menacé

Yuan Shikai ? Un homme affable, redoutablement intelligent, comprenant bien les intérêts des puissances occidentales.

Lorsqu’il était gouverneur de province, il a su, par exemple, rester à l’écart de la révolte des Boxers qui était dirigée contre nous. Lors de ces émeutes sanglantes, il s’est gardé de prendre la moindre responsabilité et s’est préservé. La crise terminée, lorsqu’il a fallu renouer des liens internationaux, il est apparu comme l’homme de la situation et il est devenu vice roi de Zhili et l’un des dirigeants locaux les plus écoutés du pouvoir central.

Parvenu au poste de ministre des Finances, il pousse la Chine à se moderniser : création d’un ministère de l’Education, renforcement de la police, extension du réseau de chemins de fer, restructuration de l’armée avec achat de matériels de guerre performants. En outre, il défend l’égalité entre les Chinois d’origine Han et ceux qui viennent de Mandchourie.

Jusqu’à ces derniers jours, il était l’un des hommes les plus riches de ce grand pays et une armée dévouée se tenait prête à défendre ses intérêts.

Brutal retournement de situation : Yuan Shikai n’est plus rien. Officiellement, un problème de pied qui l’oblige à rejoindre son village natal de Huanshang dans la province du Henan pour y recevoir des soins. Le prince Chun qui assure la régence n’a plus confiance en lui et l’écarte en le relevant de tous ses postes.

Notre ministre a rencontré Yuan Shikai : on peut être inquiet pour sa vie. Les intrigues au sein d’un pouvoir central en pleine ébullition peuvent mener au pire. Un mauvais café cache parfois un bon poison et ferait disparaître cet homme qui gêne certains intérêts en place.

La Chine bascule donc dans l’incertitude : la venimeuse Cour Qing d’un côté, la montée en puissance des révolutionnaires de l’autre. Aucun dirigeant de talent pour réguler tout cela. L’immense pays devient un vaste sable mouvant.

Le télégramme retransmis par le Quai se termine par cette question : « donnez-vous votre accord pour assurer, avec l’aide de l’Angleterre et des Etats-Unis, une protection rapprochée de ce dirigeant en disgrâce ?  »

Clemenceau vient de répondre en marge du document : « accord. Et surveillez bien le café qu’il boit.  » 

20 décembre 1908 : Pu Yi, deux ans, Empereur de Chine

Il est sept heures. Comme tous les enfants du monde, le garçon de deux ans se frotte les yeux et se cache encore un instant sous sa lourde couverture de laine qu’il rabat au-dessus de son drap. Les premiers rayons du soleil réchauffent la ville où la température est tombée à – 10°C pendant la nuit.

Comme tous les enfants, le petit garçon se lève, il a faim.

A ce moment, comme chaque jour, ce qu’il vit comme un cauchemar recommence.

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Pu Yi, ce nom d’Empereur que personne, à la Cour, n’a le droit de prononcer, en signe de respect…

Sa maman n’est pas là. Il ne sait pas vraiment pourquoi. Seule sa nourrice Wen-Wang s’approche de lui. Une dizaine d’autres personnes qui n’osent le regarder se prosternent jusqu’au sol. Un bruit de tambourin rythme chacun des déplacements dans la pièce.

On lui retire ses vêtements de la nuit pour lui faire enfiler un habit plein de couleurs mais lourd pour le petit homme qu’il est encore.

Un serviteur lui présente une bouillie qu’il goûte et qu’il refuse finalement en jetant sa cuillère par terre. Immédiatement, un autre bol avec une autre mixture lui est offert pendant qu’une vieille femme nettoie prestement le sol.

Il mange alors lentement, silencieux, en rêvant que sa nourrice lui fasse un petit câlin. Celle-ci se tient toute droite, à distance, et ne s’approche que si la nourriture vient à manquer. Il regarde implorant dans sa direction. Wen-Wang comprend la demande mais n’ose enfreindre la règle imposée par l’étiquette de la Cour. Elle baisse la tête embarrassée et joint les mains.

Le petit garçon crie plusieurs fois :  » je veux maman !  » et jette son chausson à la figure de l’eunuque le plus proche. Les serviteurs, affolés, se retirent avec force génuflexions et laissent seule Wen-Wang.

La nourrice sait qu’elle a alors le droit d’approcher le garçonnet et de le tenir dans ses bras pour l’apaiser.

Elle sent bon, Wen-Wang. Elle est douce. Ce n’est pas maman mais c’est mieux que ces serviteurs bizarres qui ne cessent de se prêter à des cérémonials incompréhensibles. Le jeune enfant se blottit et se frotte contre le corps chaud de Wen Wang, cherchant un peu plus de tendresse encore.

Le regard embué de larmes, il cherche à se rappeler le visage de sa mère, le son de sa voix, les bruits familiers de la maison où il était avant.

« Avant »… quand il n’était pas encore Pu Yi, le nouvel Empereur de l’immense Chine.

11 aout 1908 : C’est le moment d’investir en Chine

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La Chine, un « gâteau » à se partager entre puissances européennes

Un fonctionnaire plein d’idées, un diplomate de talent, un nom célèbre et maintenant un prénom : Philippe Berthelot.

J’ai reçu, ce jour, le jeune sous directeur d’Asie au Quai d’Orsay, fils du scientifique et homme d’Etat Marcellin Berthelot, décédé l’an dernier.

Philippe Berthelot ne tient pas en place dans mon bureau. S’asseyant ou se levant brusquement, le regard fiévreux, son débit verbal accélère au fur et à mesure qu’il expose son (beau) projet. Passionné par la Chine, il souhaite que les pouvoirs publics français s’y organisent comme le font les Anglais.

Ceux-ci entretiennent là-bas trois entités liées entre elles : une banque d’affaire, un organisme de recherche de projets industriels et un groupement d’importation de matériel britannique.

Mon interlocuteur propose donc la création d’une banque franco-chinoise implantée à Pékin ou Shangaï, montée avec les capitaux de la Banque de l’Indochine.

 » Ce serait une banque idéale !  » ne cesse-t-il de marteler, le doigt levé comme un prêcheur.

Pour son projet destiné à favoriser le rayonnement français, il a besoin du soutien du Président du Conseil. Et pour cela, je suis chargé d’étudier sa demande et de proposer une décision à G. Clemenceau.

A priori, je n’aurais pas de raisons de m’opposer à la démarche si la Banque de l’Indochine acceptait d’apporter les capitaux voulus. Or, c’est là que le bas blesse. Cet établissement de financement de l’expansion coloniale, dominé par les grandes banques parisiennes, ne souhaite pas mettre un sou dans « l’aventure franco-chinoise ».

Depuis la révolte des boxers, matée en 1900 par une coalition armée européenne, le pays reste considéré par nos financiers comme peu sûr. Ces derniers investissent donc là bas à court terme, de façon spéculative -sur des projets allemands ou anglais – mais se méfient d’implantations industrielles françaises plus durables.

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Une compagnie de Boxers à Pékin. Cette société secrète chinoise est à l’origine d’une grande révolte contre les occidentaux en 1899 et 1900.

Philippe Berthelot ne comprend pas cette frilosité.

« Rendez-vous compte ! Toute l’Europe prend sa part de gâteau dans cet Empire chinois. Il y a là-bas plein de ressources minières, des voies de chemin de fer et même quelques premières usines. Le pays commence à se rénover sous l’impulsion de sa vieille impératrice Cixi. A la suite de la guerre russo-japonaise d’il y a deux ans qui s’est déroulée – humiliation suprême – sur leur territoire, les Chinois ont pris conscience qu’ils devaient faire des réformes. La cour mandchoue a aboli les concours traditionnels de recrutement des fonctionnaires au profit d’examens modernes. Le système d’éducation est repensé en profondeur. Les finances sont rééquilibrées et le système monétaire sera refondu.

Croyez-moi, c’est le bon moment pour investir en Chine. Ne laissons-pas les Allemands ou les Anglais, voire les Américains, y aller seuls. « 

C’est malheureusement ce qui risque de se passer.

Après que le jeune sous directeur du Quai ait quitté mon bureau, non sans avoir laissé un volumineux dossier sur son projet, j’ai abordé le sujet avec le President du conseil.

Celui-ci veut bien recevoir personnellement Philippe Berthelot (« s’il est aussi doué que son père, il a de l’avenir ce garçon ! ») pour parler… d’art chinois. Mais donner la caution de l’Etat pour des investissements d’ampleur dans ce pays, il n’en est pas question.

G. Clemenceau : « La France s’épuise dans ces aventures à l’autre bout du monde. Nous n’avons pas assez d’argent, de personnels, de compétences pour arroser toute la planète. L’énergie et le sang gaulois sont trop rares, gardons les pour l’Hexagone et les défis européens que nous avons à relever ».

Ainsi, la Chine s’éveille … mais sans nous.

24 avril 1908 : La Chine déboussolée

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La Cité Interdite, Pékin

Les échos transmis par nos diplomates implantés en Chine sont préoccupants. Ce pays, continent à lui tout seul, est en plein désarroi.

A la suite de la guerre des Boxeurs (révolte xénophobe chinoise anti-occidentale matée par les troupes européennes), les pays occidentaux ont exigé de la Chine de très importantes indemnités de guerre : 450 millions de dollars d’argent. Cette somme, faible pour des grandes puissances, constitue une véritable saignée dans un pays affaibli par une économie déséquilibrée et un Etat qui peine à se réformer.

La Chine, incapable de rembourser correctement, accumule les intérêts de retard et voit la charge de sa dette s’alourdir de mois en mois.

Le pays est progressivement démembré par ses multiples occupants. Le Japon s’est servi en premier et a pris Formose, les îles Pescadores, les régions de Suzhou et Hangzhou. Les Anglais leur ont emboîté le pas et sont entrés en possession des territoires de Weihai et de Shandong. Les Russes, les Français, les Allemands se partagent aussi d’autres villes économiquement intéressantes, en fonction de leurs intérêts égoïstes.

Les Occidentaux qui ont aussi la main sur les douanes et la gabelle chinoises, privent ainsi l’Etat de tout revenu indépendant.

Les masses rurales sont plongées dans une misère noire et restent à la merci du moindre aléa climatique. A tout moment, elles peuvent basculer dans la famine. Les Chinois et leurs dirigeants ont trop parié sur des cultures propres à satisfaire une clientèle étrangère. Le thé, le coton ou la soie, un temps source de prospérité, voient leur prix s’effondrer avec l’arrivée de nouveaux pays producteurs. Ces productions qui ont fait reculer les cultures vivrières laissent maintenant la place à des friches.

Le mauvais entretien des digues rend les inondations (fleuve Jaune…) fréquentes et particulièrement destructrices.

Toute l’économie chinoise passe progressivement sous le contrôle des grandes banques étrangères. La rareté des capitaux dirigés par les Occidentaux vers les usines chinoises les condamne à la disparition. Cet Empire affaibli est contraint d’importer une majeure partie des produits finis. Les maigres bénéfices des sociétés chinoises, sous contrôle étranger, sont rapatriés en Occident et ne permettent donc aucun investissement productif local.

Les lettrés chinois, les commerçants doués, quittent massivement leur pays et vont enrichir avec leurs idées neuves d’autres contrées d’Asie du Sud-Est.

L’immense Chine est en passe de devenir un nain sur l’échiquier international. Un nain bien malade.

26 mars 1908 : Le Tibet est prié de se faire oublier

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Le Potala, palais du Dalaï Lama, 1908

Le Quai d’Orsay souhaite avoir une position du Président du Conseil concernant le Tibet. Le Pays des Neiges, riche d’une Histoire où se mêlent guerres, religion et légendes, fait l’objet de multiples convoitises.

Les Anglais ont envoyé des troupes sur ses montagnes afin de barrer l’accès aux Russes. Les Chinois ont, quant à eux, entamé une opération de sinisation de la population à travers la suzeraineté qu’ils exercent de fait sur le pays.

D’après ce que je crois comprendre des notes issues du Quai, l’influence chinoise mène à un réel développement d’un pays jusque-là largement arriéré. L’électricité, le télégraphe, l’hygiène se répandent grâce à la Chine.

Pour autant, les grandes puissances négligent complètement le facteur religieux dans cette nation profondément bouddhiste. Par leur faute, le treizième Dalaï Lama, chef religieux suprême et profondément respecté du peuple, peine à jouer le rôle politique stabilisateur qui  pourrait être le sien.

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Le 13ème Dalaï-Lama,  Thubten Gyatso

Ce dernier qui souhaite nouer le plus de relations diplomatiques possibles avec les grands pays, aimerait un soutien de Paris et un appui français pour plus d’indépendance de son peuple.

Dans mon rapport à Clemenceau, je déconseille pour autant d’aller plus avant dans le soutien au Tibet.

En effet, les grands contrats commerciaux qui peuvent être signés avec une Chine qui commence à s’ouvrir largement à l’Europe, pourraient pâtir d’une position trop affirmée de notre part dans cette région montagneuse, sans grand intérêt économique. En outre, il faut éviter à tout prix de déplaire à nos alliés anglais et russes qui considèrent le Tibet comme une zone qui doit échapper aux regards des autres puissances occidentales.

La ligne officielle que je suis dans l’obligation de proposer, dictée par l’intérêt financier et industriel de la France et conforme à notre position diplomatique et militaire dans la Triple Entente, me laisse un arrière goût amer.

Je sens que les fonctionnaires du Quai d’Orsay qui nous communiquent avec beaucoup de précisions des informations sur le vaillant peuple tibétain, auraient aimé une attitude plus compréhensive à son égard, venant de la tête de l’exécutif.

Mais que pèsent quelques bonzes, quelques monastères et traditions merveilleuses face à une France radicale, volontiers anti-cléricale, qui s’efforce, à tout prix, de regagner une place de choix parmi les grandes puissances ?

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