6 janvier 1909 : Lyautey contre les bureaux parisiens

Lyautey est de passage à Paris.  » Recevez-le !  » me dit Clemenceau qui ne veut pas donner l’impression de désavouer et de travailler dans le dos de son ministre de la Guerre Picquart. Le Président du Conseil ajoute :  » C’est un brave, un courageux, un entêté et donc un isolé. Il a besoin qu’on l’écoute. Faites ce travail pour moi, je vous prie. »

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Le général Hubert Lyautey au Maroc

Le prestigieux général, haut commissaire à la frontière algéro-marocaine, ne semble pas surpris que je sois son interlocuteur :

– Je me doutais bien qu’aucun ministre ne me recevrait et que les bureaux continueraient à affirmer leur pouvoir.

– Sans vouloir vous contredire, mon général, je ne suis pas « les bureaux » et j’ai toute la confiance de mon Patron… qui tient à vous réaffirmer son soutien.

– Monsieur le conseiller, vous n’imaginez pas la situation qui est la mienne. Je passe mon temps à recevoir des ordres parfaitement contradictoires du Quai, du ministère de la Guerre ou de Tanger. Je peste contre ces gens qui imaginent dans leur fauteuil de fonctionnaire un Maroc qui n’existe pas. Ils idéalisent le pouvoir réel du Sultan, du Makhzen et sous-estiment les réalités militaires. A cause d’eux, je suis condamné à l’inaction, je laisse avec désespoir notre frontière algérienne à la merci d’attaques de tribus qui se jouent de notre incapacité à agir et à décider.

– Que faudrait-il faire pour sécuriser cette zone ?

– 10 000 hommes suffiraient à gagner Fez et à rendre ce pays hospitalier pour la France. Il faudrait s’appuyer sur les intérêts contradictoires des tribus, parler et faire alliance avec les chefs, mettre en place une police efficace, agir pour le bien d’une population que l’on peut gagner à notre cause si on respecte sa religion et ses traditions.

– La Chambre et Jaurès en particulier ne veulent pas entendre parler d’une aventure au Maroc. Jaurès est même persuadé que vous avez un plan secret d’invasion et nous presse de le rendre officiel.

– Sornettes !

Il se fait soudain plus grave.

– J’ai plutôt le plan secret d’en finir avec cette vie idiote et ingrate. Je suis ligoté à Aïn Sefra, mes menaces de démission ne servent à rien; elles font même, je le vois, sourire des chefs de bureaux jaloux. On ne sait pas ce que l’on veut, on ne veut rien et on ne fera rien.

– Mon général, reprenez-vous, je vais parler avec Clemenceau qui a de l’estime pour vous.

Lyautey me quitte, le regard perdu, mal à l’aise de s’être confié à un homme qu’il ne connaît pas.

Mon entretien le lendemain avec Clemenceau restera longtemps dans ma mémoire. Après avoir expliqué l’état d’accablement du général, je pose une question :

– Voulez-vous faire un geste pour Lyautey ?

– Non, rien, juste le garder en vie. S’il est vraiment soutenu, il ira trop loin dans ses initiatives et j’aurai des problèmes avec la Chambre. Lyautey est un homme d’un autre temps qui ne comprend rien du fonctionnement d’une république parlementaire complexe. Je préfère laisser les intérêts économiques agir. Nous tenons le Maroc par la finance et nous prenons ainsi son contrôle politique par petites touches successives. Cela se fait sans mouvement de troupes, sans tambour ni trompette mais c’est efficace et discret. L’Allemagne n’y voit que du feu et les autres pays nous laissent les mains libres. Je n’ai nul besoin des gestes flamboyants d’un Lyautey. Là-bas, cela serait du panache ; à Paris, cela deviendrait des bourdes. Laissons les bureaux fatiguer et décourager ce général… que j’aime bien pourtant.

– Pensez-vous que moralement il va tenir ?

– Ecoutez, c’est un célibataire. Pour l’occuper, il faut lui trouver une femme ! Un peu de tendresse et de sentiments l’empêcheront de penser à faire de la politique.

– Vous pensez que pour paralyser un homme d’action, une femme est encore plus efficace que des bureaux parisiens ?

Clemenceau me jette un regard malicieux et conclut rieur : 

– Qui vous parle de paralysie ? Et… savez-vous que le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier ?

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