16 octobre 1911 : Les Bretons et la mort qui s’annonce…

 » C’est vers trois heures du matin que j’ai entendu un grand bruit dans le grenier, le choc brutal d’un objet ou d’un corps qui tombe. Je me suis précipitée et je n’ai rien trouvé. Le silence était revenu dans l’immense pièce. Mais je ne cessais de penser à mon mari. Je le voyais presque. Il était comme devant moi, dans son ciré gris de marin  ; bizarrement, il grimaçait de douleur. Un mois après, j’apprenais qu’il était mort en mer, justement ce soir-là – le soir du grand bruit inexpliqué – pauv’homme, écrasé, coupé  en deux (elle fait le geste) par une corde du filet de pêche de son thonier. Voilà monsieur, ce que nous appelons, nous les Bretons, une « signifiance »…  » La vieille femme s’arrête de parler, étouffant un sanglot. La bonne du voisin reprend, explique cette fameuse « signifiance » :  » En Bretagne, la mort nous fait signe, elle s’annonce, surtout pour nous, les femmes de marin. Un arbre au milieu de nulle part, sans feuille, par un soir d’orage ; un chat noir qui vient miauler de façon agressive sous notre fenêtre ; un verre qui se brise dans la main, un meuble qui tombe… : autant de signes qui annoncent le malheur.  »

Un thonier en 1911

Avec mon panier de provisions à la main, dans l’escalier de l’immeuble parisien tout neuf où nous sommes, tous ces racontars de bonne femme paraissent loin, irréels et dérisoires. Une « signifiance » … et puis quoi encore ? Mon esprit cartésien, mon appétit pour les sciences m’éloignent de ce monde de légendes et de croyances.

La vieille femme de Cancale sent que je peine à la croire. Elle remet sa mèche de cheveux tout blancs derrière son oreille, redresse fièrement la tête et me jette : « Monsieur le fonctionnaire, quand vous mangerez votre poisson, la prochaine fois, pensez aux marins qui risquent leur vie pour vous. Pensez à mon homme parti si jeune…  »

Gêné, ne sachant quelle attitude adopter, je bredouille un « Voui madame, z’avez raison madame, je penserai, je penserai…  »

Je pousse enfin la porte de chez moi. Ma propre bonne me demande : « Ben alors monsieur, vous z’êtes décidé pour c’midi ? J’vous fait du poisson ou du poulet ?  »

Rêveur, je m’entends répondre :  » Du poulet, Augustine, du poulet… c’est mieux…  »

 

9 janvier 1911 : Vive la Lorraine libre !

L’inspecteur de police monte sur scène. La salle hostile murmure mais le laisse parler. Le concert est interdit et l’assistance doit se disperser sur le champ, indique-t-il, campé sur ses grandes jambes écartées et les bras croisés, fusillant les spectateurs de son regard bleu acier. Il reste debout, seul contre tous, sûr de son bon droit, convaincu d’être l’ultime rempart de l’ordre face à cette foule indisciplinée.

Nous sommes dans un grand hôtel de Metz, nous assistons à une soirée musicale offerte aux nombreux membres de la « Lorraine Sportive » et le policier est allemand. Les consignes viennent du Ministère de Strasbourg et la règle appliquée prend sa source dans le droit prussien.

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La ville de Metz, jalouse de son indépendance et sa cathédrale, en 1911

Les cris et les quolibets fusent à présent, les sifflets couvrent la voix pourtant bien timbrée du fonctionnaire et les bras tendus vers lui deviennent menaçants. L’officier quitte alors la scène pour revenir quelques instants après, avec huit agents qui embarquent manu militari le président de l’association et le chef d’orchestre sous les cris de « Vive la Lorraine, continuez la séance ! »

L’orchestre joue avec conviction et par défi « La Marche de Sambre et Meuse » sous les applaudissements de l’auditoire.

Les policiers allemands se font plus nombreux et quadrillent maintenant la salle. Les musiciens ne se laissent pas impressionner et entonnent avec bonne humeur « La Marseillaise ».

Devant cette ultime provocation, les fonctionnaires, nerveux et, pour certains, furieux, poussent sans ménagement les spectateurs vers la sortie. Jusqu’au dernier musicien expulsé, on continue à entendre des chants et des marches interdites dans la province perdue.

A Metz, ce soir de début janvier, l’émotion est à son comble.

Quelques notes de musique ont permis, pendant une heure, à la valeureuse Lorraine de se sentir libre et de se souvenir de son passé français.

28 novembre 1910 : La liste des filles à marier du Préfet

 « Ce qu’on me demande de valider est tout à fait décoiffant ! » Le pauvre préfet ne sait plus où se mettre. Il pensait que son premier poste à Mende, en Lozère, allait être une sinécure, il s’est trompé.

Il poursuit notre entretien : « En fait, les Mendois ont une idée par jour. Vous voulez connaître la dernière à laquelle je n’ai pas osé m’opposer ? » Avant de me confier son secret, il se lève et va refermer la porte de mon bureau. Et c’est presque sur un ton de comploteur qu’il poursuit : « L’exode rural fait de terribles saignées dans mon département. Les jeunes hommes partent tous et quittent non seulement la campagne mais aussi Mende pour trouver une place dans des villes plus grandes comme Rodez, Alès, Nîmes ou Montpellier. Résultat, les filles se retrouvent seules. Or, les jeunes femmes de Lozère, fort jolies, à l’esprit vif et enjoué, rêvent toutes, légitimement, d’un beau mariage. »

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La ville de Mende, une photographie prise dans les années 1910

Je regarde la pile de dossiers qui m’attendent et fait un signe au préfet pour qu’il en vienne aux faits.

« Monsieur le conseiller, les habitants de Mende, avec l’autorisation d’un arrêté municipal que je n’ai pas osé casser, font circuler des « appels à l’hymen ». Ce sont des listes de 200 filles de plus de 18 ans, célibataires, avec leurs noms et adresses qui sont envoyées par la poste à tous les hommes célibataires. Ces derniers sont, vous le devinez, ravis devant un tel choix. Qu’en pense le cabinet du ministre ? Ai-je eu raison de ne rien dire en découvrant cette curieuse initiative ? »

Entre deux analyses du Conseil d’État, trois arbitrages budgétaires et quatre réponses à des parlementaires sur des problèmes diplomatiques, agricoles ou militaires, j’avoue que je ne m’attendais pas à être saisi d’une telle question, a priori, bien futile. Mais je ne veux pas décourager le serviteur de la République assis en face de moi et qui semble mettre tout son cœur à veiller aux intérêts des Lozériens.

Je lui prodigue donc ces quelques conseils : « Dans vos décisions à venir, vous veillerez à favoriser l’émergence d’autres listes. Celles des jeunes hommes en âge de se marier méritent aussi d’être transmises aux demoiselles. En outre, avez-vous veillé à la diffusion de ces documents aux veuves et aux veufs, ainsi qu’aux vieux célibataires peut-être lassés de leur état ? »

Le préfet prend fébrilement des notes. Je pense, un instant, flatté, que pour lui, la parole du ministère est sacrée. Je poursuis donc, gonflé d’importance : « En revanche, dans l’objectif de brasser les classes sociales entre elles, vous vous opposerez à toute idée d’ajouter le montant de la dot en face du nom des jeunes femmes. » Le haut fonctionnaire me répond, pétri de bonne volonté : « Bien sûr, monsieur le conseiller. Surtout, n’encourageons pas cette vieille pratique contraire à notre principe républicain d’égalité. »

Le préfet et moi nous séparons par une poignée de main cordiale.

Après son départ, je retrouve, oubliée sur son fauteuil, une des listes dont il m’a parlé. En déchiffrant ce papier froissé un peu jauni, j’imagine, derrière ces deux cents noms autant de visages de jeunes femmes, habitants très loin, avec un fort dialecte et n’ayant jamais vu Paris. Je souris en pensant qu’elles ne se doutent pas un instant que leur destin a été discuté directement à la Présidence du Conseil, à deux pas du bureau d’Aristide Briand.

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Tout sur le savoir vivre à la Belle Epoque….

27 septembre 1910 : Charles de Gaulle m’écrit

La lettre de Charles de Gaulle m’a fait plaisir. J’avais un peu oublié ce grand jeune homme que j’avais poussé en son temps vers la carrière des armes. Il a réussi Saint-Cyr l’an dernier et termine sa première année qui doit forcément se dérouler en régiment comme soldat. Affecté à Arras, au 33ème régiment d’infanterie (il a refusé que je m’occupe de son affectation), il m’écrit de la « Coopérative » de son Quartier, dans la salle réservé aux épistoliers.

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Le 33ème régiment d’infanterie a un passé napoléonien prestigieux. Voilà à quoi aurait ressemblé Charles de Gaulle (caporal en avril 1910), s’il avait été incorporé 100 ans plus tôt !

Sur le papier à en tête, s’affichent les batailles prestigieuses auxquelles a pris part son régiment : Wagram, Austerlitz, La Moskova… La réalité de 1910 se révèle mois exaltante : Charles me parle de marches de vingt-quatre kilomètres ou plus (il semble tout content que son lourd sac de lui fasse pas mal, lui, le géant trop mince), du mauvais temps, de la boue des chemins, des vêtements à nettoyer, de l’art de commander la troupe dans les bois ou de sorties au café avec ses amis parisiens…

Heureusement, il continue à faire travailler son intelligence lumineuse : il vient d’enchaîner avec brio l’examen pour devenir caporal (nommé en avril) à celui donnant accès au grade de sergent (il reçoit ses galons ce mois-ci). En outre, il a donné une conférence devant tout son bataillon et ses talents d’orateur lui ont valu un petit succès.

En octobre, retour en région parisienne, pour l’incorporation à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr.

En fin de lettre, se rappelant que je suis officier de réserve (je n’ai pas dépassé le grade de lieutenant du génie), il me demande, respectueux, s’il doit m’appeler « mon lieutenant ». Je lui réponds dans une courte missive, qu’une telle appellation que je n’ai pas entendue depuis vingt ans en ce qui me concerne, me ferait rire. Je lui donne trois autres choix : « Monsieur le conseiller » s’il veut garder une distance, « Monsieur » s’il le souhaite, « Olivier » lui étant ouvert aussi. En retour, je lui indique que je continuerai à l’appeler « Charles » mais je lui promets que s’il atteint le plus haut grade militaire, je lui donnerai bien entendu du « Mon général ».

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Charles de Gaulle entrera à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr en octobre 1910

Vous voulez soutenir ce site et son auteur, vous rêvez de vous plonger dans l’ambiance « Belle Epoque » ? Le groupe des amis d’Il y a un siècle est fait pour vous ! 

19 et 20 septembre 1910 : Trouville coquin

Le bain de mer devient coquin. Nous passons ce « week-end » (pour reprendre le nouveau mot anglais à la mode) à Trouville.

Tout a changé par rapport à la station balnéaire chic et sage de mon enfance. Le train de Paris y arrive vraiment plus vite et surtout, on commence à voir – ou plutôt deviner – des peaux nues et des corps !

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Trouville 1910

Les cabines de plages qui arrêtaient le regard laissent progressivement la place à des demoiselles assises dans le sable avec des jupes ou robes beaucoup plus légères qu’autrefois et de jeunes messieurs habillés d’un simple maillot imité du costume de l’Ecole de natation du Pont-Neuf de Paris : on leur voit les bras et le bas des jambes. Ce n’est pas la tenue la plus répandue mais elle devient majoritaire chez les jeunes gens.

Avec ma femme, nous regardons, un peu amusés, les uns et les autres se laisser aller au « flirt », un peu à l’écart des familles établies et des gamins en tenue de petit marin. Nonchalance, oeillades un peu appuyées entre garçons et filles, longues promenades côte à côte sur le rivage, les pieds dans l’eau… A l’approche de l’automne, Trouville garde un parfum de printemps.

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Le Trouville des années 1900

Le club des amis du site « Il y a un siècle » vous tend les bras ! A voir, une vidéo extraordinaire de Buffalo-Bill…

27 mai 1910 : Les Parisiens sont plus grands que les autres

Les Parisiens sont-ils plus grands que les autres ? Arrivent sur mon bureau quelques statistiques du ministère de la Guerre. Les conscrits sont mesurés par l’armée à leur incorporation et il est ensuite possible de comparer les origines géographiques et la taille des populations.

Suivant les régiments venant principalement de la capitale, nous sommes à 1m 65 voire 1m 68. C’est une stature plutôt élevée comparée à ce que donne celle des régiments venant de Provence, du Massif central ou des Alpes qui plafonnent à 1 m 60 ou 61 en moyenne.

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Détail : les incorporés des beaux quartiers (VIIème ou VIIIème arrondissements ou les quartiers neufs du XVIème par exemple) paraissent encore plus grands et ajoutent un ou deux centimètres à cette stature moyenne. Plus on est riche, plus on est grand ?

Curieux d’observer l’évolution dans le temps, j’ai repris des chiffres beaucoup plus anciens et notamment certains remontant à la Révolution. Conclusion : les Parisiens ont toujours été grands et ont gardé cette taille élevée de 1m 65. Un ami professeur à la Sorbonne me fait remarquer que les mesures des années 1790, 1800 ne sont pas toujours fiables. Les appelés se déchaussaient-ils avant de passer sous la toise ? C’est vrai, si on garde ses souliers, ce n’est pas du jeu.

Pourquoi les Parisiens sont-ils donc plus grands ? Une meilleure alimentation ? Un accès aux soins des médecins plus facile au cours de l’enfance ? Des métiers en moyenne moins pénibles (port de charges lourdes) ? Leurs origines familiales se situant plus souvent en Normandie, dans le Nord ou en Picardie – où l’on constate aussi des tailles élevées – pourraient aussi expliquer cette situation.

Je sens que si la presse parisienne s’empare du phénomène et écrit : « les Parisiens sont plus grands que les autres Français » , cela va gonfler d’orgueil des habitants qui ont déjà, dans tout le pays, une solide réputation d’arrogance. Cela agacera inutilement nos amis des régions méridionales et provoquera leurs moqueries. Notre pays souffre de ces dissensions entre provinces et nous autres fonctionnaires, devons agir pour ne pas les provoquer.

Compte tenu du caractère non financier des informations que je manie, je décide donc, sans en parler à personne, de modifier les chiffres avant transmission au Petit Parisien. Avec ma plus belle plume, j’ajoute trois centimètres à la taille des Marseillais, deux aux Bretons, quatre aux Auvergnats…

Au bout de deux heures de ce travail de faussaire et très heureux de ma petite manipulation, je communique les données aux journalistes.

Le lendemain, je peux lire avec satisfaction le gros titre suivant qui répond à mon souci de cohésion républicaine : « Au moins, les Français sont tous égaux devant la toise. »

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19 mai 1910 : Bretons contre Normands, la guerre du beurre

« Du beurre, nous en mettons partout : sur les tranches de pain du déjeuner, avec le fromage, abondamment sur les tartes et dans les gâteaux ou en accompagnement des fruits. Nous en raffolons. » Michel le Ploudec représente ses camarades producteurs de beurre breton et il n’est pas content.

 » La République nous lâche ! « 

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Les Bretons pensaient que leur beurre resterait une référence de qualité et qu’ils demeureraient les principaux producteurs en Europe pour longtemps. Il n’en est rien. Les Britanniques se détournent de leurs mottes et font maintenant leurs tartines avec du beurre danois ou hollandais moins cher et moins salé à leur goût. Et en France, on observe la montée en puissance des Normands et des Charentais qui font aussi un produit plus doux. Le Ploudec reprend :

« Nos vaches pie-noire produisent le meilleur lait et nos fermières barattent la crème avec talent. Elles la battent avec leur ribot dans des pots de grès avec des gestes nobles et ancestraux. »

Je ne sais que dire à mon interlocuteur. En 1897, nous avions déjà fait voter un loi protégeant le vrai beurre, comme appellation, contre la margarine, jeune produit industriel à la composition douteuse et aux qualités alimentaires discutables. Je ne vois guère ce que nous pourrions faire de plus. Je me risque à quelques questions :

« Êtes-vous sûrs de la qualité de tous vos produits ? Les règles d’ hygiène sont-elles respectées dans toutes les étables : lavage des sols, des seaux et des mamelles ? Les mauvaises langues prétendent que le sel abondamment utilisé dans le beurre breton vient de votre crainte de le voir devenir rance rapidement et n’a rien à voir avec un objectif gustatif ? Et si les autres régions peuvent en partie se passer de ce sel conservateur, cela viendrait de méthodes de fabrication plus fiables… »

Michel le Ploudec ne se vexe pas et sourit. Il sort de son grand sac un pot en grès garni de beurre à ras bords. Il tranche avec son couteau une large tartine de pain en faisant attention de ne pas trop envahir mon bureau avec des miettes. Puis, avec délicatesse, il la beurre abondamment et me la tend, sûr de son effet.

Silencieusement, j’avale une bouchée ou deux. Je mâche lentement et péniblement. Le beurre est âpre au palais et son odeur forte. Le matin de bonne heure, cela me soulève le cœur. Ne souhaitant pas finir la tartine, je me vois obligé de donner le change à mon interlocuteur :

« C’est excellent en effet. C’est fin et cela se mange sans faim. Je vous promets de parler de votre beurre au plus au niveau de l’État et de faire en sorte de soutenir votre production. « 

Michel le Ploudec paraît satisfait de ma réponse et ajoute :

« C’est dommage, si j’avais su que vous alliez apprécier à ce point, j’aurais aussi amené des galettes de blé noir que nous aurions dégustées avec du lait de beurre. Vous auriez vu, c’est excellent ! »

Je réponds, urbain : « Quel dommage en effet, cher monsieur. Quel dommage, vraiment… Une prochaine fois, une prochaine fois… » Et je raccompagne mon interlocuteur jusqu’à la porte du ministère en essayant d’être affable et enjoué jusqu’au bout.

4 mai 1910 : La lutte contre l’absentéisme scolaire

L’appel se termine. 47, 48, 49… Ils sont bien là, à leurs places. Certains parlent le provençal mais ils attendent l’enseignement de la République. Nous sommes mardi. La toilette du dimanche n’est pas loin et l’odeur de la classe ne nécessite pas l’ouverture fréquente des fenêtres.

Ernest Vigoureux est maître d’école depuis trente ans. De 1880 à 1910, il a occupé six postes d’enseignants. Souvent des classes uniques, comme il les aime. Il a d’abord vu des Bretons, puis des Flamands et a enfin rejoint sa région, son « coin », au peu au nord de Manosque.

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Pour que ses classes soient complètes, qu’aucune tête ne manque, il a fallu parfois batailler. Dans les années 80, c’était souvent les travaux des champs qui concurrençaient son enseignement. Il s’efforçait alors d’aller voir chaque paysan récalcitrant pour le convaincre que l’avenir de son fils (les filles, elles, venaient) passait par l’école. Parfois il fallait se fâcher et menacer de faire intervenir les gendarmes. La souplesse s’imposait aussi : les jours où manifestement tout le village était mobilisé avec les machines agricoles, eh bien, on fermait la classe discrètement après le déjeuner et Ernest allait lui-même donner un coup de main.

Il embrasse d’un regard les 49 petits Provençaux. Plus personne ne conteste son enseignement. Pas comme dans le Nord en 1890 où certains menaçaient au départ d’envoyer leurs enfants chez les sœurs s’il se montrait trop « laïque ». Là aussi, il avait fallu faire preuve de pédagogie, autant avec les familles qu’avec les jeunes têtes blondes. Il avait donc participé à l’organisation des fêtes locales, il tenait aussi les registres de la mairie et faisait son marché en serrant les mains tout en souriant à tous. Accueilli à son arrivée avec un peu de méfiance, Ernest Vigoureux avait quitté le Nord, cinq ans plus tard, sous les applaudissements de toute une population conquise par ses idées nouvelles, ses méthodes de lecture et de calcul efficaces et surtout ses résultats au certif’ (tous les présentés réussissaient).

Il finira sa carrière en Provence. Il connaît la langue. Il pense pourtant que cela ne servira plus à grand-chose dans dix, quinze ans. Elle ne sera bientôt guère parlée que par les vieux.

On se presse à l’école de la République. Tout le monde est là, tous les matins. Rien que des paires d’yeux attentives. Sur les bancs, on y compte bien, on y lit avec application et on y parle un bon français. Ernest Vigoureux est un heureux homme.

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Bonne nouvelle ! Ce site vient d’avoir un “petit frère” ! Un autre Olivier va connaître de drôles d’aventures… il y a trois siècles, à la cour du roi Louis XIV.

Un héros né dans des conditions mystérieuses, des intrigues et des complots dans l’entourage d’un monarque tout puissant mais vieillissant, des luttes de pouvoir impitoyables mais aussi une époque pleine de promesses malgré le poids des guerres, les famines encore fréquentes, les terribles hivers.

Une histoire qui prendra un peu plus la forme d’un “roman” que le site “Il y a un siècle” mais toujours le désir de vous divertir.

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22 mars 1910 : La France trahie par un boxeur belge

Le commissaire spécial fait signe à ses dix agents de bloquer toutes les portes du second wagon du Lille Bruxelles de 11h15. Le chef de la gare de Lille a pour consigne de ne pas donner le départ. Cinq policiers, les plus costaux de la Sûreté locale, s’engouffrent alors dans le véhicule à la recherche de Tony, le champion de boxe belge.

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La Grand-Place à Lille pendant les années 1910

L’arrestation est mouvementée. Tony déploie une force de colosse et deux fonctionnaires tombent à terre. Le premier s’affaisse, le nez fracassé par un direct du droit et l’autre est projeté violemment contre la vitre à la suite d’un crochet du gauche très bien placé.

La lutte s’achève au moment où le commissaire Rocca sort son revolver et le plaque sur la tempe de Tony. Le sportif se rend alors et se laisse conduire, menotté dans le dos, jusqu’aux locaux de la Sûreté lilloise.

Un après-midi et une nuit complète d’interrogatoire musclé ramollissent notre homme qui passe aux aveux :

« Oui, monsieur le commissaire, j’ai pris des photographies des forts de Lille dans un but d’espionnage. J’ai été recruté à Bruxelles par un Allemand très bien habillé et parlant parfaitement le français. Il m’a proposé une grosse somme d’argent qui couvrait les lourdes dettes accumulées par ma salle de boxe où les clients étaient devenus trop rares. J’ai appris que ce monsieur était un officier du Reich et qu’il voulait aussi faire travailler ma maîtresse. Il m’a confié un appareil photographique pour prendre des clichés des forts entourant notre grande ville près de la frontière belge. Et il a proposé de belles toilettes à ma compagne pour qu’elle séduise des gradés de la garnison. J’avais aussi pour mission de vérifier si les forts étaient reliés entre eux par une ligne téléphonique. Plus tard, on m’a demandé de recruter des auxiliaires pour d’autres observations en me promettant des enveloppes toujours plus intéressantes. C’est sans doute là que je me suis fait remarquer par la police.

Monsieur le commissaire, c’est la misère qui m’a fait accepter cette mission honteuse. »

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Bruxelles est un nid d’espions allemands

Epuisé par la nuit sans sommeil, les hurlements des inspecteurs, les claques à répétition et les coups de dictionnaire sur la tête, Tony pleure à chaudes larmes. Sa tête tuméfiée a presque doublé de volume. Il sait que la République française ne lui fera aucun cadeau. L’article 77 du code pénal a le double mérite de la clarté et de la simplicité : »Sera puni de mort quiconque aura pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences avec les ennemis de l’Etat, à l’effet de faciliter leur entrée sur le territoire et dépendances de la République ou de leur livrer des villes, forteresses, places, postes, ports, magasins, arsenaux, vaisseaux ou bâtiments appartenant à la France ».

Pour être complet dans ses explications sur la suite des événements, le commissaire met sous le nez du boxeur, anéanti par le remord et terrifié par la gravité de ses actes, un code napoléonien ouvert à l’article 12. Il fait lire l’espion à haute voix, cette phrase qui exprime, dans un style pur et dépouillé, ce que notre pays promet à ses ennemis : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ».

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17 mars 1910 : Le violon, l’instituteur et le curé

Les fidèles de la procession s’arrêtent, stupéfaits. Par la fenêtre d’une maison de la rue Victor Hugo, dans cette petite ville tranquille non loin de Niort, ils entendent s’échapper les mesures de la Marseillaise. L’hymne national est joué avec vigueur, au violon, par l’instituteur qui rythme chacun de ses coups d’archet par un petit claquement de pied « tac, tac, tac ». L’air est entraînant mais paralyse, un instant, de stupeur les catholiques très pratiquants qui marchaient jusqu’à présent les mains jointes. Après avoir repris leurs esprits, les réactions courroucées ne se font pas attendre : les uns se signent, horrifiés, tandis que d’autres lèvent le poing furieux en criant « Satan ! Satan !».

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Dans une toute petite ville tranquille, non loin de Niort…

Le surlendemain, le maître d’école reçoit une lettre de l’inspection académique où son comportement est blâmé. Selon les termes du courrier, il a « inutilement provoqué l’Église » par une manifestation jugée « aussi indécente que puérile ».

Fin du premier épisode.

Plusieurs mois après, l’affaire rebondit et continue à faire des vagues. Le fonctionnaire musicien a saisi le Conseil d’Etat pour contester la sanction morale dont il fait l’objet. Plusieurs associations départementales d’enseignants le soutiennent et demandent audience au ministre de l’Instruction publique. Quant à l’évêque local, il exige au contraire le renvoi pur et simple de l’intéressé en considérant que la liberté du culte a été gravement mise en cause.

Des parlementaires de droite comme de gauche s’emparent du dossier tandis que la presse nationale commence à préparer des articles aux titres vengeurs.

Hier, Briand me donne alors l’ordre de stopper cette machine infernale qui risque, ni plus ni moins, de gravement troubler les prochaines sessions parlementaires.

Aujourd’hui, les protagonistes de cet incident sont donc tous dans mon bureau et nous nous efforçons de trouver une porte de sortie honorable pour chacun. L’objet du « délit », le violon, est posé sur la table de dégagement à côté de moi.

Un cardinal, deux évêques, trois présidents d’associations d’instituteurs, le maire de la commune, le député, le recteur et l’inspecteur d’académie s’échauffent autour de la table et font part de leur indignation à chaque fois que le camp d’en face prend la parole. Le député est ouvertement anti-clérical alors que le maire ne cesse de rappeler son attachement à l’Église. Le recteur regrette l’importance prise par l’affaire mais refuse de désavouer son subordonné inspecteur d’académie qui craint, pour sa part, une nouvelle guerre scolaire dans sa région si les enseignants continuent à s’y comporter de façon maladroite.

Les dignitaires catholiques sont regardés avec haine par les représentants des maîtres mais refusent de se laisser intimider en insistant sur le caractère presque « sacré » de la sanction reçu par le violoniste patriote.

La situation paraît bloquée. Et je me renverse sur mon fauteuil de lassitude, en essuyant mes lunettes.

Soudain, une idée me vient.

Je saisis l’instrument de musique et propose à tous mes interlocuteurs de descendre dans la rue, au bas de mon bureau, « pour tester le bruit d’un violon jouant la Marseillaise ».

Quelques minutes plus tard, défilent ainsi sous les fenêtres du ministère de l’Intérieur, trois hauts dignitaires catholiques, des maîtres d’école meneurs syndicaux, quelques élus locaux et des hauts fonctionnaires de l’Instruction Publique. Tout ce petit monde écoute attentivement mon récital au violon : la Marseillaise, bien sûr… mais, sentant mon public charmé, j’enchaîne avec une partita de Bach puis une sonate de Mozart. Les uns et les autres m’écoutent, « religieusement » sous le regard amusé des passants.

Lorsque tout ce petit monde revient à la table de la négociation, avec le sourire de ceux qui ont pris l’air et ont pu écouter de belles mélodies, nous convenons d’annuler la lettre de blâme touchant le pauvre instituteur.

Dans un grand élan de pédagogie et de générosité, nous décidons de la remplacer par un courrier simple, conseillant, pour la prochaine fois, à l’instituteur, de « diversifier le répertoire joué… à tous les grands noms de la musique classique ».

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