21 janvier 1911 ; Champagne : la coupe est pleine

Le champagne coule à flot mais dans la rue. Les verres s’entrechoquent mais jetés contre le mur. La révolte des vignerons en Champagne mousse et fait de drôles de bulles. Coalition des mécontents :

  • les vignerons de la Marne souhaitent que le champagne soit véritablement une appellation contrôlée et que les négociants cessent d’importer des récoltes du Midi voire d’Algérie ou de l’étranger.
  • Les vignerons de l’Aube craignent que leur département ne puisse plus produire le précieux breuvage et que leurs revenus -déjà faibles – s’effondrent.

En quelques mois, la tension est montée de façon spectaculaire. En fin d’année 1910, un rassemblement de 10 000 vignerons s’était déroulé dans le calme à Epernay. En ce début d’année 1911, les choses prennent une autre tournure.

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La révolte des vignerons en Champagne : le gouvernement décide d’envoyer la troupe

Récoltes répandues sur la chaussée, drapeau rouge hissé sur les mairies, maisons de négociants incendiées : la violence du mouvement commence à inquiéter le gouvernement qui organise une réunion de crise ce jour.

Il faut absolument éviter un embrasement généralisé semblable à celui de 1907 dans le Languedoc où la troupe – le fameux 17ème régiment d’infanterie – avait en partie fraternisé avec les émeutiers et où la vie locale avait frôlé la paralysie totale (grève de l’impôt et arrêt de toute activité économique).

Le plan que je propose aux ministres est adopté :

  • partie «carotte», nous faisons accélérer les débats à la Chambre pour qu’une loi sorte dès février prochain pour lutter efficacement contre la fraude vis à vis de l’origine des récoltes et l’interdiction des transports de vins étrangers. L’appellation Champagne doit être définitivement protégée.
  • partie «bâton», nous envoyons le 31ème régiment de dragons stationné à Epernay et réputé pour sa loyauté.

Le préfet reçoit des instructions précises pour mener des pourparlers de sortie de conflit avec les négociants et les vignerons.

Quand la réunion se termine, Briand commente : « Il va être aussi difficile de ramener le calme que de reboucher une bouteille de champagne !»

Une bonne année 1911 ?

1910 est derrière nous, 1911 entre en scène. Les images de l’année qui s’achève défilent, en vrac : les inondations catastrophiques, les ballets russes, la mort de Tolstoï, la grande grève des cheminots, le changement de gouvernement…

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Notre pays de plus en plus policé s’est aperçu qu’il n’était pas à l’abri de la fureur des éléments. Mais à peine sauvé des eaux, il a su aussi s’ouvrir en grand sur le monde. Fascination pour l’Orient, le monde slave, les contes et légendes des steppes ou des forêts infiniment profondes.

La musique de Stravinsky étonne et détonne agréablement, la peinture se veut de moins en moins figurative, on découvre la puissance des rêves et Bergson montre un chemin qui n’est pas celui auquel Descartes nous avait habitué. Moins de science, de démonstrations logiques et plus d’instinct, d’irrationnel et d’exotisme. Le Dieu des catholiques a été chassé par la porte après des années de lutte anti-cléricale et ce sont des divinités d’ailleurs qui entrent par la fenêtre d’un Occident resté plus mystique que l’on ne le croit.

Et Olivier le Tigre dans tout cela ? La vie d’un homme plutôt heureux. Trois enfants très prenants mais si attachants ! L’aîné Nicolas rêve, à bientôt 15 ans, de piloter un aéroplane et en attendant, nous le poussons pour qu’il puisse entrer dans un grand lycée de Paris ; la cadette Pauline, 6 ans, très raisonnable, dévore déjà ses tout premiers livres et Alexis, 18 mois, continue à être le petit diablotin rieur, aux yeux bleus en amandes, mettant notre appartement sans dessus dessous.

Ma femme ? Elle a sans conteste commencé à épuiser les charmes de la vie au foyer. Elle qui avait su se faire remarquer comme assistante indispensable du sous directeur de la comptabilité, rue de Rivoli, elle reprendrait bien ses anciennes fonctions. La vie bourgeoise classique ne lui convient pas. Thé et petits gâteaux à cinq heures et discussions avec la bonne pour bâtir le menu du prochain déjeuner : non merci ! Je vais parler de tout cela avec le ministre Klotz. Peut-être la prendra-t-il à ses côtés.

Ma propre carrière ? Un moment menacée après le départ de mon protecteur Clemenceau, elle connaît un nouveau départ. D’abord méfiant, Briand apprécie maintenant mon expérience dans la gestion du ministère de l’Intérieur et met à profit mes bonnes relations avec les diplomates russes. Je regrette toujours le vieux Tigre ; ses traits d’esprit, son humour ravageur, ses colères sans lendemain me manquent mais je me fais à ce nouveau Patron, plus sobre, plus secret dans l’expression de ses sentiments. Birand a géré la grève des chemins de fer sans un mort, sans même une charge de cavalerie, évitant d’humilier l’adversaire. De la mesure, du sang froid, bref du grand art politique. Finalement, je suis assez fier de servir à ses côtés.

1911 s’annonce bien. Nos alliés russes et anglais sont solides, l’Allemagne nous respecte (enfin), les agriculteurs sont calmés, les ouvriers profitent de quelques avancées sociales. Une année tranquille s’annonce. J’en parlais avec une vieille dame en faisant la queue au bureau de poste. Elle m’a bizarrement attrapé la main en me glissant : « méfiez-vous de l’eau qui dort …. »

9 novembre 1910 : La France n’a pas de déficit public !

« La France a des finances saines. L’État a des besoins qui augmentent mais il équilibre son budget sans emprunt. » Le sous-directeur de la rue de Rivoli est visiblement satisfait de la gestion de son ministère et toise en réunion ses collègues de la place Beauvau en leur demandant : «  Et vous, à l’Intérieur, comment vous débrouillez-vous pour que la délinquance juvénile ne cesse d’augmenter depuis 1840 ? »

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Le rigoureux ministère des Finances occupe une partie du Louvre depuis 1871

J’arbitre comme chaque année les réunions budgétaires. La rue de Rivoli est fière de ne pas produire la moindre dette publique contrairement à l’Allemagne qui accuse un déficit équivalent à 125 millions de francs, l’Angleterre qui traîne une ardoise atteignant le milliard, la Hongrie qui fait la tournée des capitales pour trouver 660 millions…

Toujours content de lui, le sous-directeur de la comptabilité reprend : « Vos belles brigades mobiles n’ont pas jugulé l’accroissement des crimes et délits commis par la jeunesse. Ils ont bondi de 20 % ces dix dernières années ! » Les pauvres responsables de la Sûreté n’osent répondre, de peur de voir leur budget réduit à due concurrence du courroux du gardien des comptes publics.

Je me charge de prendre leur défense : « Nous avons mis en place récemment les juges pour enfants, nous travaillons à généraliser les mesures de tutelle. L’extension de l’obligation scolaire ne serait pas non plus une mauvaise idée. Enfin, vous critiquez les brigades mobiles mais vous leur refusez toujours l’achat d’automobiles. Tout ce que j’évoque coûte cher. La Chambre devra faire des choix. Si les députés veulent pouvoir rentrer chez eux tranquilles sans risquer de se faire agresser par des Apaches embusqués, il faudra faire un geste sur la durée et favoriser une véritable politique publique ambitieuse pour les adolescents. Quelque part, le choix est simple : Soit voter tranquillement des crédits en séance pour l’avenir de nos jeunes, soit se condamner à remettre régulièrement et en tremblant son portefeuille aux petits malandrins en sortant dans la nuit noire. »

16 septembre 1910 : Argent et politique, mélange trouble

Sale et embêtante affaire. Vous rappelez-vous le sieur Henri Rochette ? « Banquier » aussi habile que véreux. Aux débuts des années 1900, il se proposait de placer vos économies, versait des intérêts mirobolants et savait s’attirer des amitiés aussi nombreuses que bien placées.

En 1908, patatra : tout s’est écroulé car tout cela reposait sur du sable. Le système Rochette ne tenait en fait qu’avec l’arrivée continuelle de nouveaux épargnants, avec la confiance des anciens qui ne devaient pas retirer leurs économies et surtout avec une comptabilité truquée doublée de montages financiers opaques. Le résultat est connu : des millions de francs évaporés, des centaines de petits porteurs ruinés, des personnalités en vue (parlementaires, hauts fonctionnaires, industriels…) éclaboussées par le scandale et accusées d’avoir fermé les yeux sur Rochette et ses combines.


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L’affaire Rochette déborde largement du Palais de Justice

Clemenceau a tout de suite senti que cette triste histoire risquait d’avoir des répercutions jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État. Il a donc convoqué le préfet Lépine en lui demandant de trouver un plaignant pour que des poursuites soient engagées.

Si je vous raconte tout cela, c’est qu’une partie de la presse et des députés se déchaîne, ces temps-ci, en prétendant que les dirigeants des années 1908 et 1909 ont poursuivi Rochette pour ruiner ceux qui lui faisaient confiance et étaient souvent dans l’opposition. Ce serait en fait un sombre règlement de compte politique. On cite Lépine et surtout Clemenceau.

Briand m’a convoqué pour me demander ce que je comptais faire compte tenu du fait que je suis le seul membre de son cabinet à avoir servi sous le Tigre.

J’ai donc proposé d’envoyer un télégramme pour prévenir mon ex-patron qui continue sa tournée de conférences en Amérique du Sud.

A la réflexion, un télégramme ne changera pas grand-chose et on imagine mal Clemenceau écourter son voyage pour répondre à ces attaques nauséabondes. Les parlementaires haineux qui veulent salir l’ancien premier flic de France devront attendre son retour.

7 juin 1910 : Une école moins chère pour le contribuable

« L’Instruction publique nous coûte beaucoup trop cher. Les lois Ferry de 1880 à 1886 qui organisent l’école obligatoire et gratuite pour tous les enfants jusqu’à 13 ans ont conduit à une multiplication des établissements jusque dans les bourgs les plus reculés. Pour les adolescents, il est aussi envisagé dans les projets de la Ligue pour l’Enseignement Post-Scolaire Obligatoire (Lepso), une généralisation des cours du soir. En attendant, la République a construit à grands frais les lycées Voltaire, Carnot, Janson de Sailly et Buffon, sans parler du lycée Lakanal à Sceaux et des lycées de jeunes filles qui sortent de terre comme des champignons.  On parle d’augmentation du traitement des instituteurs, en parallèle avec une probable diminution du nombre des élèves par classe ! Où va-t-on ? »

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Ferdinand Buisson, un valeureux député qui milite pour la « coûteuse » extension de l’enseignement obligatoire à tous les adolescents.

Le chef de bureau de la direction générale de la comptabilité, forteresse du ministère des finances, chargée de serrer les vis budgétaires, ne décolère pas. Il inonde mon bureau de documents et de chiffrages montrant que l’éducation des jeunes Français va coûter de plus en plus cher. « Vous vous rendez compte que si nous continuons comme cela, la France dépensera, un jour, plus pour ses écoles que pour son armée ? » Constatant que cette perspective ne semble pas m’effrayer outre mesure, il poursuit : «  Et pourtant, il existe un moyen pour maîtriser les coûts dans ce secteur. »

Je dresse l’oreille : le ministère des finances aurait une idée nouvelle, originale ? Il ne se contenterait pas de pester contre celles des autres ? Je regarde silencieusement et attentivement le jeune et lumineux chef de bureau qui me fait face. Un peu raide dans son costume, bien peigné, le visage encore poupin, il a tous les diplômes en poche : Droit et École Libre de Science politique, poursuivis par la réussite au très difficile concours de l’Inspection des finances, avant d’être recruté directement par le ministre dans le bureau supervisant les négociations budgétaires avec les ministères dits « dépensiers ».

« Monsieur le conseiller, il faut lire le manuscrit que Jules Verne n’a jamais réussi à publier sur Paris au XX ème siècle. Il y propose de mettre en place une grande Société Générale de Crédit Instructionnel. Elle regrouperait tous les moyens éducatifs dont la France a besoin sur un seul lieu, à Paris, à la place du Champ-de-Mars. Plus 150 000 étudiants pourraient suivre des cours de haut niveau en physique, mathématique, mécanique, commerce, industrie pratique ou finances. Les lettres, le latin et le grec qui servent à peu de choses pour la prospérité de notre économie et la vitalité de nos industries, seraient abandonnés. La Société Générale serait dirigée par des banquiers, des industriels, des militaires et des parlementaires. Aussi, les enseignants pourraient se concentrer sur la transmission du savoir et ne prendraient pas part à une direction à laquelle ils n’entendent rien.

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Le Champ de Mars dans les années 1900

Un inspecteur du gouvernement s’assurerait que cette société d’enseignement – entièrement financée par l’apport de fonds privés – satisfait bien l’intérêt général et forme les cadres dont le pays a besoin. Il n’y aurait plus la dispersion et la multiplication des moyens dont souffre l’actuel ministère de l’Instruction publique. »

Je demande à notre brillant chef de bureau de m’indiquer quand le projet pourrait aboutir. Il me répond, confiant et soudain décontracté : « Jules Verne prévoyait l’arrivée des premiers élèves dans cette Tour de Babel du Savoir vers 1930. Si nous poussons les grands patrons dès à présent sur ce projet, nous pourrions envisager le lancement dans quatre ou cinq ans, dès 1915. A cette date, de grandes économies pour le budget de l’État commenceraient, en même temps qu’une prise en charge plus rationnelle de nos jeunes. »

Je regarde le fonctionnaire comme un jeune fou. Il représente pour moi la génération « Caillaux », le ministre inspecteur des finances, qui a recruté ainsi quelques « têtes bien faites » comme il disait, « chargées de moderniser l’Administration française ».

Une chose me rassure : le vieux personnel politique radical, blanchi sous le harnais, respectueux des traditions d’une école républicaine qui a fait ses preuves, n’a aucune chance de prêter une oreille attentive aux discours de cet apprenti sorcier administratif. Une inquiétude plane pourtant : j’imagine qu’un jour, notre haute administration pourrait compter des chefs de bureau comme celui-là en nombre suffisant pour que notre Instruction publique en soit bouleversée.

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Le Champ de Mars pendant l’Exposition Universelle de 1900

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19 mai 1910 : Bretons contre Normands, la guerre du beurre

« Du beurre, nous en mettons partout : sur les tranches de pain du déjeuner, avec le fromage, abondamment sur les tartes et dans les gâteaux ou en accompagnement des fruits. Nous en raffolons. » Michel le Ploudec représente ses camarades producteurs de beurre breton et il n’est pas content.

 » La République nous lâche ! « 

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Les Bretons pensaient que leur beurre resterait une référence de qualité et qu’ils demeureraient les principaux producteurs en Europe pour longtemps. Il n’en est rien. Les Britanniques se détournent de leurs mottes et font maintenant leurs tartines avec du beurre danois ou hollandais moins cher et moins salé à leur goût. Et en France, on observe la montée en puissance des Normands et des Charentais qui font aussi un produit plus doux. Le Ploudec reprend :

« Nos vaches pie-noire produisent le meilleur lait et nos fermières barattent la crème avec talent. Elles la battent avec leur ribot dans des pots de grès avec des gestes nobles et ancestraux. »

Je ne sais que dire à mon interlocuteur. En 1897, nous avions déjà fait voter un loi protégeant le vrai beurre, comme appellation, contre la margarine, jeune produit industriel à la composition douteuse et aux qualités alimentaires discutables. Je ne vois guère ce que nous pourrions faire de plus. Je me risque à quelques questions :

« Êtes-vous sûrs de la qualité de tous vos produits ? Les règles d’ hygiène sont-elles respectées dans toutes les étables : lavage des sols, des seaux et des mamelles ? Les mauvaises langues prétendent que le sel abondamment utilisé dans le beurre breton vient de votre crainte de le voir devenir rance rapidement et n’a rien à voir avec un objectif gustatif ? Et si les autres régions peuvent en partie se passer de ce sel conservateur, cela viendrait de méthodes de fabrication plus fiables… »

Michel le Ploudec ne se vexe pas et sourit. Il sort de son grand sac un pot en grès garni de beurre à ras bords. Il tranche avec son couteau une large tartine de pain en faisant attention de ne pas trop envahir mon bureau avec des miettes. Puis, avec délicatesse, il la beurre abondamment et me la tend, sûr de son effet.

Silencieusement, j’avale une bouchée ou deux. Je mâche lentement et péniblement. Le beurre est âpre au palais et son odeur forte. Le matin de bonne heure, cela me soulève le cœur. Ne souhaitant pas finir la tartine, je me vois obligé de donner le change à mon interlocuteur :

« C’est excellent en effet. C’est fin et cela se mange sans faim. Je vous promets de parler de votre beurre au plus au niveau de l’État et de faire en sorte de soutenir votre production. « 

Michel le Ploudec paraît satisfait de ma réponse et ajoute :

« C’est dommage, si j’avais su que vous alliez apprécier à ce point, j’aurais aussi amené des galettes de blé noir que nous aurions dégustées avec du lait de beurre. Vous auriez vu, c’est excellent ! »

Je réponds, urbain : « Quel dommage en effet, cher monsieur. Quel dommage, vraiment… Une prochaine fois, une prochaine fois… » Et je raccompagne mon interlocuteur jusqu’à la porte du ministère en essayant d’être affable et enjoué jusqu’au bout.

3 mai 1910 : La Grèce sauvée par le régime crétois ?

« Nous sommes prêts à des réformes mais il faudra nous aider ! » Venizelos se cale tranquillement dans le fauteuil qui fait face à mon bureau. Il est fier d’être le seul homme politique grec que la France a choisi de soutenir. Il se sent en position de force.

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Eleftherios Venizelos dirige déjà la Crète. Demain, il pourrait bien prendre le pouvoir à Athènes, si on veut bien l’aider un peu…

Nous n’avons pas le choix. La situation du jeune état balkanique apparaît presque désespérée : budgets déséquilibrés, corruption d’une partie de l’administration gangrénée par le clientélisme, agriculture arriérée qui peine à subvenir aux besoins de la population, armée et marine mal équipées et organisées. La Grèce peut devenir demain la proie d’une Allemagne belliqueuse comme d’un Empire Ottoman instable essayant de remonter la pente de l’Histoire.

La mise en place d’une Commission internationale des finances publiques n’a pas servi à grand-chose sauf à blesser l’amour propre des habitants. L’instabilité ministérielle demeure tandis que la question macédonienne et le sort de la Crète – liés à des revendications territoriales grecques et des rêves de grandeur comme l’enosis – pourrissent le climat de toute la région des Balkans et enveniment les relations internationales.

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Les Balkans avant 1912

La Grèce s’industrialise trop peu, trop lentement et n’attire pas suffisamment les capitaux des investisseurs qui lui préfèrent la Russie, les colonies, les gisements de pétrole d’Orient ou les Amériques.

Pourquoi parier sur Eleftherios Venizelos, le puissant chef crétois ? Il apparaît plus honnête que les autres, plus fin, plus stratège avec une dimension incontestable d’homme d’Etat qui manque au bouillant colonel Zorbas, le seul à émerger actuellement sur la scène grecque.

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La maison de Venizelos en Crète est déjà discrètement protégée par les hommes du deuxième bureau français

Nous savons que Venizelos va nous demander de l’argent, beaucoup d’argent, s’il accède au pouvoir. Le bas de laine des Français, des Allemands ou des Anglais dont les économies semblent inépuisables, sera le bienvenu. Une autorisation d’emprunt sur les places de Paris, Londres ou Berlin, la garantie des banques nationales, des articles bienveillants de journalistes financiers peu regardants… nous connaissons la musique.

Quand le berceau de la civilisation européenne prend feu, il faut bien que toute l’Europe se transforme en pompier.

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Bonne nouvelle ! Ce site vient d’avoir un « petit frère » ! Un autre Olivier va connaître de drôle d’aventures… il y a trois siècles, à la cour du roi Louis XIV.

Un héros né dans des conditions mystérieuses, des intrigues et des complots dans l’entourage d’un monarque tout puissant mais vieillissant, des luttes de pouvoir impitoyables mais aussi une époque pleine de promesses malgré le poids des guerres, les famines encore fréquentes, les terribles hivers.

Une histoire qui prendra un peu plus la forme d’un « roman » que le site « Il y a un siècle » mais toujours le désir de vous divertir.

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30 avril 1910 : Le dossier piégé des retraites

Une réforme bienvenue qui pourtant ne satisfait personne. Depuis la loi du 5 avril dernier, nous avons enfin le grand texte sur les retraites, tant attendu, tant repoussé et finalement adopté in extremis par la Chambre.

Pour tous les employés gagnant moins de 3000 francs par an, est prévu un régime de pension obligatoire couvrant les vieux jours à partir de 65 ans.

L’employeur et l’assuré cotisent – chacun 9 francs par an – pour la constitution d’un capital qui sera liquidé, le moment venu, sous forme d’une rente. L’État versera une pension fixe de 60 francs par an et les caisses de secours mutuels ou de retraite complètent cette somme en fonction de la durée réelle de cotisations.

Les critiques fusent de toutes parts et elles sont nombreuses.

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  • Le système est trop complexe. En effet, bien malin celui qui arrive lui-même à calculer de façon fiable le montant de sa future retraite.
  • Il ne profite pas vraiment aux ouvriers. En effet, la pénibilité du travail est telle que de nombreux salariés des fabriques n’atteindront pas l’âge fatidique de 65 ans pour toucher une pension à taux plein. La CGT ne cesse de répéter que l’on vient de créer une « retraite pour les morts » !
  • Les cotisations se révèlent trop lourdes pour les faibles salaires (majoritaires). 9 francs représentent une à deux journées de travail d’un manœuvre et ce dernier n’a souvent aucune possibilité de mettre de côté une telle somme. Les syndicats regrettent que l’impôt ne finance pas plus le système.
  • Les patrons se plaignent d’une nouvelle charge qui alourdit d’autant leurs prix de revient et les affaiblit face à la concurrence.
  • Les pensions risquent d’être maigres et ne peuvent être comparées à celles versées à certains corps de hauts fonctionnaires ou encore moins aux rentes touchées par les « bourgeois » au soir de leur vie.

Dans les usines, certains -patrons et salariés – se mettent déjà d’accord pour ne pas mettre en œuvre la loi ; d’autres examinent toutes ses failles juridiques et se préparent à déposer des recours devant le Conseil d’État ou les tribunaux judiciaires (l’obligation de précompte des cotisations pourrait ainsi être remise en cause).

Cette loi du 5 avril est donc bien mal partie. Dommage, elle est l’aboutissement de nombreuses années de débats publics et vient couvrir toutes les professions qui ne bénéficiaient pas de régimes particuliers (les marins, les militaires, les mineurs, les cheminots ou les fonctionnaires civils ont déjà leur système de pension).

La retraite est, typiquement, le dossier piégé. Il engage des sommes colossales difficiles à mobiliser, il concerne un avenir toujours incertain, il oppose les intérêts divergents des patrons et des salariés. Surtout, il offre de grandes prises à tous les discours démagogiques.

Pour réussir sur ce sujet, il faut être un politique hors du commun. Par sûr que la France ait cela sous la main.

13 avril 1910 : Ne pas humilier une Grèce en faillite

« Il ne faut pas humilier les Grecs ! » Petit pays récemment reconstitué sur une partie des décombres d’un Empire Ottoman finissant (traités d’Andrinople et de Londres de 1829 et 1830), peuple qui s’est fait remarquer par une courageuse guerre de Libération de plus de huit ans qui a tenu en haleine toute l’Europe, la Grèce de Georges 1er est aujourd’hui exsangue financièrement.

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Le roi des Grecs, épris de démocratie, Georges 1er

Rien ne va : les recettes fiscales restent structurellement inférieures au train de vie d’un État imprévoyant et prompt à s’engager dans de nouvelles et coûteuses aventures guerrières (le mythe de Grande Grèce ou Ιδέα Μεγάλη); les élus et les partis politiques de cette petite démocratie distribuent de façon clientéliste les nombreux emplois publics (les Grecs ont un nombre ahurissant de fonctionnaires) ; les services fiscaux ressemblent à une grande passoire incapable de quadriller des territoires qui dissimulent chaque fois qu’ils le peuvent, leurs maigres richesses ; l’instabilité politique (58 gouvernements depuis 1864) bloque toute réforme de fond en limitant l’horizon des ministres au très court terme ; la charge de la dette s’alourdit et les bailleurs de fonds internationaux, inquiets sur les perspectives de remboursement, n’acceptent plus de prêter qu’à des taux élevés.

Le conflit avec la Sublime Porte de 1897 au sujet de la Crète qui s’est traduit par une déroute militaire grecque, oblige le royaume à payer une somme de quatre millions de livres turques.

Bref, la Grèce est aux abois.

Je suis chargé ce jour de proposer au gouvernement des mesures d’accompagnements qui traduisent l’indéfectible soutien de la France à une nation amie et berceau de notre culture. Les consignes d’Aristide Briand – « il ne faut pas humilier les Grecs » – doivent trouver dans mes propositions une forme concrète.

J’indique tout d’abord que la présidence de la Commission internationale de contrôle des finances publiques doit revenir à une France bienveillante (elle est le plus gros bailleur de fonds et les emprunts sur la Place de Paris se font dans des conditions encore relativement favorables), puis je propose l’accord gouvernemental à l’émission de plusieurs tranches d’emprunts destinés aux investissements lourds et enfin, je suggère que nous soutenions discrètement la carrière du prometteur premier ministre crétois Eleftherios Venizelos et que nos banques intensifient leurs prises de participation dans l’économie locale en injectant ainsi des capitaux frais, placés durablement.

Pendant que j’écris, je pense un instant aux paysans du Péloponnèse cueillant paisiblement leurs olives non loin des enfant pieds nus gardant leurs chèvres et aux marchands plein d’entrain des bazars d’Athènes : tout ce petit monde devine-t-il que son sort se règle actuellement sous la plume d’un fonctionnaire parisien qui n’a mis les pieds chez eux qu’avec un guide Joanne bleu en regrettant amèrement que les rares panneaux de direction soient rédigés dans une langue décidément trop éloignée de celle apprise sur les bancs du lycée ?

5 mars 1910 : Je me fais tancer par le Président du Conseil

« Le chômage a été divisé par deux depuis 1908. 14 % des ouvriers étaient sans travail cette année-là, ils ne sont plus que 7 % aujourd’hui. La crise paraît derrière nous. »

Le directeur de l’Office du travail semble content de lui à l’annonce de ces résultats lors d’une réunion au cabinet du ministre. Il ajoute : « Il faudrait que nous puissions mieux anticiper les crises, comme nous arrivons à voir venir les inondations… Ainsi , les industriels réduiraient à temps leur production. »

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Buvons un coup pour fêter la baisse du chômage !

Ces quelques mots me réveillent. On ne peut pas dire que les grandes crues de janvier aient été parfaitement anticipées. Je me décide donc à interrompre le haut fonctionnaire.

« Vos statistiques du chômage vous ont demandé combien de temps de collecte et d’analyse ? »

Le directeur me regarde surpris et me répond que trois longues années ont été nécessaires pour réunir ces chiffres. Il me propose, fier de lui, de les fournir maintenant au gouvernement tous les ans. Je rétorque :

«Mais ce sont tous les mois qu’il faudrait de telles données ! « 

Le spécialiste de l’Office du travail se récrie :

« Tous les mois, mais cela n’a aucun sens ! En plein été, par exemple, les conditions de l’emploi des travailleurs ne sont pas les mêmes qu’à l’approche de l’hiver. »

Je lui propose alors de publier des chiffres « corrigés des variations saisonnières » en employant un double ou triple coefficient de pondération imaginé par nos brillants polytechniciens. Et je complète :

« Et puis, vous gagneriez à distinguer les chômeurs de catégorie A immédiatement disponibles et qui n’ont exercé aucune activité au cours du mois, les chômeurs de catégorie B qui ont eu une brève activité au cours des trente derniers jours et d’autres catégories encore. Il serait bon aussi que tout cela soit mesuré par des organismes différents avec chacun une méthode. Cela rendrait, au final, les chiffres plus techniques, plus mystérieux et le ministre pourrait choisir ceux qui l’arrangent. Enfin, le gouvernement devrait mettre à son actif cette baisse spectaculaire du chômage. Je suis étonné que personne n’ait encore songé à réunir la presse sur le sujet.« 

Aristide Briand qui était resté silencieux jusque-là mais attentif, m’interrompt : 

» Cher Olivier, votre analyse de la situation est intéressante mais un peu futuriste. Vous ne ferez croire à personne que le gouvernement est pour quelque chose dans la baisse du sous-emploi. Les carnets de commande se remplissent à nouveaux, le public achète davantage de biens, les industries ont besoin de plus de pièces détachées et de matières premières. Je ne suis pour rien dans tout cela. De même, ce pauvre Clemenceau a déjà été accusé d’être un horrible briseur de grève, on ne va pas maintenant lui mettre la crise de 1905 à 1908 sur le dos. Quant à vos statistiques produites tous les mois, compte tenu de la complexité du monde du travail, elles n’auraient pas beaucoup de sens. Nous ne sommes pas derrière chaque patron ou ouvrier pour savoir qui travaille et qui attend de l’embauche. Votre façon d’aborder les choses est à la fois légère et démagogique. J’ose espérer qu’aucun gouvernement n’osera suivre un jour vos conseils ! »

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