5 octobre 1911 : Les tractations secrètes du Président du Conseil Caillaux

 » Cet homme se moque du monde ! Mener ainsi une diplomatie secrète et parallèle peut se révéler dangereux compte tenu des fortes tensions avec l’Allemagne.   »

Clemenceau ne décolère pas en m’écoutant raconter comme Joseph Caillaux, le rusé Président du Conseil négocie en sous-main avec les autorités de Berlin pour mettre fin à la grave crise survenue après l’envoi de la canonnière Panther à Agadir. Il grommelle :

 » Cet homme nous croit toujours en position de faiblesse, comme si nous étions encore en 1872 avec Bismarck isolant la France du reste de l’Europe et travaillant à limiter nos possibilités de développement. Il pratique une diplomatie de la peur et de la soumission. »

Je tente de défendre mon patron actuel en rappelant que Caillaux a bien fait le point, au début de la crise, avec le généralissime Joffre et lui a demandé si nous avions 70 % de chances de gagner la guerre contre l’Allemagne si celle-ci survenait. Clemenceau me coupe :

 » Evidemment, ce trouillard de Joffre a répondu que nous n’avions pas 70 % ! J’aurai pu aussi répondre la même chose, avec moins d’étoiles sur le képi !  » Il reprend un instant son souffle mais garde le visage cramoisi de colère :  » L’important est le soutien de l’Angleterre. Nous l’avons sans ambiguïté. Et de ce fait, nous ne craignons plus rien. Mais dites-moi, Olivier, comment avez-vous su que Joseph Caillaux court-circuitait son  propre ministre des Affaires Etrangères Justin de Selves ? »

Photographie de Justin de Selves, ministre des Affaires Etrangères, qui ne cesse de se plaindre de la diplomatie parallèle de Joseph Caillaux, Président du Conseil

Si Caillaux a trahi la confiance de la Chambre et pratique un jeu solitaire, j’ai conscience pour ma part d’agir dans son dos en racontant tout au Tigre, mon ancien patron. Clemenceau, les mains dans le dos, regardant par la fenêtre de son domicile de la rue Franklin, sent que ma conscience me travaille. Il me jette alors un regard enjôleur et doux dont il a le secret et d’une voix apaisante il m’assure : « Olivier, il n’y a aucun mal à raconter à un parlementaire les agissements indélicats d’un ministre, fusse celui qui vous emploie. Au-dessus du secret professionnel, il y a la droiture républicaine. Allez-y, parlez sans crainte. »

La gorge nouée, j’évoque alors tout ce que j’ai découvert ces derniers mois. Les télégrammes diplomatiques allemands des 26 et 27 juillet décodés par notre service du chiffre et qui évoquent clairement les tractations de Caillaux « …  qui doivent se faire à l’insu de l’ambassadeur de France à Berlin Jules Cambon ». Je parle aussi de la succession des banquiers et hommes d’affaires dans le bureau du Président du Conseil. Je cite notamment le tout puissant Fondère négociant, à la barbe du reste du gouvernement, avec le baron de Lanken, l’homme de confiance de Guillaume II.

Clemenceau est atterré par mes révélations. Il note les noms, les dates… « … pour plus tard, un jour… » ne cesse de répéter cet homme à la rancune tenace.

Quand je quitte le Tigre, je serre chaleureusement la main du vieil homme que je n’ai jamais cessé d’admirer. Je lui glisse :  » Monsieur, vous ne pouvez pas savoir comme je tiens à vous.  » Clemenceau me répond, en tapotant affectueusement mon épaule : « Vous tenez à moi, c’est parfait mon petit… et moi, eh bien,  je tiens Caillaux. »

12 septembre 1911 : Emeutes de la vie chère et crise avec l’Allemagne

«  C’est vous qui gardez la boutique ! » Mon dimanche est donc bloqué Place Beauvau après cet ordre du Président du Conseil Joseph Caillaux qui a décidé de prendre une journée de repos après une semaine très chargée.

Qu’on en juge :

D’abord Maubeuge, Lens et Saint Quentin : les émeutes contre la vie chère se multiplient. La sécheresse de l’été 1911 a provoqué une hausse spectaculaire des prix des légumes, de la viande et du beurre. Les salaires n’ont pas suivi et c’est souvent sur les marchés que les troubles éclatent. Les ouvriers, les petits employés et les ménagères de tous milieux s’exaspèrent de ne pouvoir remplir leur panier facilement. Nombreux sont ceux qui doivent renoncer à la viande le dimanche et ne peuvent plus manger que de mauvaises patates ou des pommes et poires farineuses désespérément molles. Les villes ont le sentiment que les campagnes gardent tout pour elles, que les paysans et marchands profitent de la situation dans une grande indifférence du gouvernement.

Je constate que la réponse de l’Etat reste un peu la même que sous Clemenceau : quand le peuple hurle, c’est surtout des promesses vagues que l’on fait et la troupe que l’on envoie. Et c’est toujours moi qui coordonne à distance, désabusé, les mouvements de régiments de dragons et de cuirassiers au fur et à mesure des informations et prévisions sur les troubles remontés par les préfets ou la police des chemins de fer.

Ensuite, la crise avec l’Allemagne. Depuis le 1er juillet, un navire de guerre allemand mouille non loin d’Agadir pour s’opposer à notre politique au Maroc. Les canonnières Panther ou Eber et le croiseur Berlin se relaient, menaçants, près de la ville fortifiée pour nous obliger à céder d’importants territoires en Afrique au Reich de Guillaume II.

La canonnière Panther

Le ton monte régulièrement entre les gouvernements, la presse chauffe les opinions publiques allemande et française. Nous ne sommes pas loin d’une guerre.

Là encore, je suis en première ligne avec Caillaux et je ne compte plus les échanges avec notre excellent ambassadeur à Berlin Jules Cambon.

Paradoxalement, ce dimanche et ce lundi restent calmes. Le téléphone se montre silencieux : pas d’appel de préfets, aucun pli ou pneumatique urgent.

Alors, j’ai décidé de reprendre mon cher journal, cette pile de gros cahiers laissés en friche depuis des mois.

Quelques lignes pour donner des nouvelles et montrer qu’Olivier le Tigre est toujours là.

 

28 février 1911 : Vive le nouveau ministre des Affaires Etrangères !

« Il y a deux méthodes. Soit vous favorisez l’entrée au gouvernement de vos amis – ce qui est naturel – soit vous laissez passer ceux qui vous nuisent et sont en embuscade pour pouvoir ensuite leur tirer dessus en pleine lumière – c’est plus tordu mais très efficace ! »

Clemenceau a gardé son cynisme teinté d’humour vachard. Je lui expose depuis une bonne heure toutes les questions que nous nous posons, Ernest Monis et moi pour constituer le futur gouvernement.

Il reprend : «Le rapport de force n’est pas en faveur de nos amis, les radicaux modérés. Nous sommes submergés par les laïcards furieux, les anticongréganistes intransigeants, les amoureux de la Loi et les gardiens farouches des prérogatives de la Chambre. Pourquoi lutter ? Nous sommes pour l’instant minoritaires. »

Il passe sa main, de façon lasse, sur ses magnifiques moustaches blanches.

Je glisse alors la question fatidique. « Qui faut-il désigner au poste stratégique de ministre des Affaires Étrangères ? »

Le Tigre répond : «Prenez quelqu’un de rigoureux, qui ne confond jamais son intérêt personnel et celui de l’État. Dans ce ministère, les tentations sont grandes de se faire inviter ici par les Allemands, là par les Austro-Hongrois, plus tard par les Anglais ou les Turcs.

Prenez donc Cruppi. Excellent garçon mais raide comme un passe-lacets, ancien avocat général à la Cour de Cassation. Il en a gardé toute la rigidité mais aussi le souci de creuser un dossier à fond. Il aura bien du mal dans les affaires marocaines où le chemin pour aller d’un point à l’autre est rarement la ligne droite. Eh bien, ce sera justement du pain béni pour nous. Il nous dira tout, y compris ses difficultés et ses faux pas. Nous allons le regarder s’ébattre le sourire en coin. »

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Le sénateur Jean Cruppi, grand juriste et spécialiste budgétaire, sera ministre des Affaires Etrangères

Va pour Jean Cruppi. L’homme ne m’est pas sympathique. S’il a été pénible lors de la grève des cheminots et interpelait sans cesse le gouvernement, il est devenu franchement insupportable quand Briand avait fait son faux pas à la Chambre.

Pour autant, il a souvent rapporté avec talent le budget de différents ministères et il reste un juriste pointu.

Caillaux aux Finances, Berteaux à la Guerre, Cruppi aux Affaires Étrangères… il va falloir que j’apprenne à survivre en milieu hostile.

20 et 21 février 1911 : La peste menace la France

«  La France a peur ! » Plus de 50 000 morts en Mandchourie, des cas signalés en Inde, au Japon, en Indochine, en Australie et en Égypte. Demain l’Europe ? La rumeur enfle : la peste, le terrible fléau du Moyen-Age, revient. Les photographies prises en Extrême Orient révèlent des scènes terribles. Malades emportés en trois jours dans des souffrances atroces, médecins contaminés, fosses communes qui se remplissent à grande vitesse auxquelles les villageois mettent le feu de façon désespérée, sans avoir pu respecter le moindre rite funéraire.

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Un transport de cadavres en Mandchourie, lors de la terrible peste de l’année 1911.

A la fin du Transsibérien, le long de la ligne elle-même, des villages entiers disparaissent sous le regard effaré des rares témoins occidentaux (journalistes et professeurs de médecine). Le froid – il fait moins quarante – ne facilite guère l’acheminement des secours. Les Mandchous qui ne meurent pas de la peste risquent maintenant la famine.

Mais le sujet du jour demeure le débat à la Chambre que je prépare avec Aristide Briand. Il faut rassurer les députés et démontrer que notre pays est protégé contre la terrible épidémie.

Briand : Il ne faut pas minimiser l’angoisse des uns et des autres. La presse a chauffé à blanc l’opinion, les images diffusées sont épouvantables et la peste pulmonaire fait objectivement froid dans le dos… si je peux m’exprimer ainsi (sourire contraint).

Moi : Vous devez d’abord montrer que vous êtes entouré d’hommes de science incontestables et prestigieux. Le Conseil supérieur d’hygiène, les professeurs Roux et Chantemesse. Vous écoutez leurs conseils, vous avancez sur leurs recommandations, vous n’avez que la santé des Français en tête.

Briand : Quel est l’argument le plus percutant pour rassurer tout le monde ?

Moi : La peste pulmonaire a un délai d’incubation court et on en meurt très vite. La distance qui nous sépare de la Mandchourie nous protège. Aucun malade ne peut survivre à un voyage en bateau aussi long et le bacille pouvant se loger sur les marchandises ne résiste pas non plus à de tel délai de transport.

Briand : Et les émigrants d’Asie qui débarquent tout de même sur le sol français ?

Moi : Nous avons fait le point ce matin avec le réseau ferré Ouest-État. Les trains contourneront Paris et aucune entrée ne sera tolérée directement dans la capitale.

Briand : Et la peste bubonique, les rats ?

Moi : Tous les navires arrivant sur nos côtes sont dératisés et retenus aussi longtemps que le permettent les conventions internationales. Nous sommes tellement prudents que nous commençons à avoir des plaintes des pays voisins !

Briand : J’aurai aussi sans doute une question spécifique sur Marseille, le port le plus exposé.

Moi : Chaque émigrant d’Asie est soumis à un contrôle particulier comprenant une visite médicale.

Vous pouvez annoncer la création d’une « commission spéciale sur les migrants » chargée de proposer toute mesure supplémentaire de protection et de prévention. Et puis, la France va organiser une conférence internationale sur la peste pour faire le point sur l’état de la science et les recommandations pouvant protéger les populations.

Briand : Pour la commission sur les migrants, vous pouvez me proposer un texte que je signerai dès demain matin et qui sera publié immédiatement au Journal officiel ?

Moi (songeant à la nuit qui va être courte pour préparer tout cela ) : Bien sûr, monsieur le Président.

Briand : Et vous m’accompagnez demain à la Chambre.

Moi : Comme d’habitude, Monsieur Briand. Avec votre dossier complet.

Briand : N’oubliez pas : la France a peur et la peur est mauvaise conseillère si nous ne savons pas apporter les bonnes réponses !

De retour seul dans mon bureau, je travaille à nouveau le dossier.

Le délai d’incubation ? Il est, en fait, inconnu. On l’estime à bien plus de sept jours et les porteurs du bacille restent au départ indétectables, se mêlent au reste de la population et la contaminent.

Les mesures prises par les autorités chinoises et russes ? Assez inefficaces pour l’instant et le mal continue à se propager grâce aux transports ferroviaires et par voie maritime. Les Chinois n’agissent pas avec transparence et cachent l’ampleur comme la localisation réelle de l’épidémie.

Les remèdes ? Il existe bien un vaccin diffusé par le docteur Haffkine, plutôt adapté. Mais il ne peut être fabriqué à grande échelle et couvrir des populations entières.

Bref, rien de rassurant dans tout cela.

Mais demain, il faut convaincre la Chambre que nous avons l’affaire bien en main et que nous maîtrisons la situation. Coûte que coûte. Les députés et l’opinion ne veulent pas entendre autre chose. Sinon, ce sera la panique et Briand tombera.

11 janvier 1911 : La guerre approche-t-elle ?

Et si cet ancien chaudronnier en cuivre avait raison ? Tout le monde se moque d’Alphonse Merrheim qui vient d’écrire un article original dans La Vie Ouvrière sur « L’approche de la guerre ». Ce secrétaire de la fédération de la métallurgie, suivi à la trace par la police des chemins de fer (cette police politique qui ne veut pas dire son nom), a décidé de renouveler le syndicalisme par un travail d’étude et d’analyse économique.

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Alphonse Merrheim

Il montre les conséquences des stratégies patronales (celle du Comité des Forges par exemple) et les impacts profonds des rivalités entre puissances capitalistes, en illustrant ses propos par la description des effets néfastes de l’affrontement entre l’Allemagne et l’Angleterre.

Le rapport de police qui arrive sur mon bureau ce jour, comprend l’article découpé dans La Vie Ouvrière et un commentaire ironique d’un fonctionnaire du ministère : le papier est jugé défaitiste et ne tenant pas compte de la rivalité France/Allemagne au sujet de l’Alsace et la Lorraine.

En lisant bien le document original, pourtant, l’analyse de Merrheim ne manque pas d’intérêt.

Oui, le régime tsariste joue un jeu dangereux avec l’Autriche au sujet des Balkans ; oui, la Grande-Bretagne et le Reich sont engagés dans une course effrénée aux armements (le tonnage de leurs flottes respectives augmente de façon exponentielle ) et s’opposent sur de nombreux marchés industriels ; oui, le patronat des pays d’Europe tient à présent des discours très nationalistes, censés détourner les ouvriers des luttes syndicales et des antagonistes de classes. Ce discours revanchard, « fier à bras » influence les hommes politiques de plusieurs pays et pousse les peuples les uns contre les autres.

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La construction d’un cuirassé allemand, le SMS Von Der Tann, sur les chantiers navals de Hambourg

Ce qui demeure rassurant, c’est que tous les commentateurs de la presse s’opposent, avec une belle unanimité, aux thèses de Merrheim et les jugent trop pessimistes.

Se révèle, en revanche, inquiétant, le fait que son article reste convaincant pour qui prend la peine de le lire.

« La guerre approche ». Pour la première fois, quelqu’un prononce publiquement cette phrase terrible.

3 janvier 1911 : L’Australie touchée par la sécheresse

« La sécheresse et les lapins ? C’est ce que vous avez à m’apprendre sur ce pays ? » Paul Maistre est ancien consul à Melbourne, capitale de la nation toute neuve qu’est l’Australie. Il est chargé de m’aider à bâtir un argumentaire pour convaincre ses dirigeants de coopérer militairement avec nous, aux côtés de la Triple Entente. Mes questions se veulent précises et je fais taper directement ma note par ma secrétaire.

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Melbourne en 1911

« Bon, les lapins, reprenons…

– Ils sont des millions et menacent toutes les cultures. Ils viennent d’Europe et leur prolifération a été favorisée par un climat qui leur permet de faire des portées plus fréquemment et encore plus nombreuses que sous nos contrées. Les Australiens ne savent plus quoi faire : la chasse, les pièges, l’empoisonnement… Tout a été essayé. Les rongeurs se multiplient sans fin.

– Bien, on va arrêter là sur les petits lapins. C’est un peu loin de notre sujet… La sécheresse ?

– Les années torrides se succèdent depuis 1890. Les sols se dessèchent, se craquèlent sur des étendues considérables en détruisant toutes les cultures céréalières ou sucrières. Elles fragilisent une agriculture qui peine à nourrir la population.

– Le nom du premier ministre ?

– Andrew Fisher. C’est le premier dirigeant travailliste à être arrivé au pouvoir dans un pays anglo-saxon. Il multiplie les réformes sociales : retraites ouvrières, pensions d’invalidité, lois protectrices des travailleurs, réglementation anti-trusts… Il abat un travail considérable et commence à sortir son pays de la crise économique et financière de la fin des années 90. Il tente de mettre fin au climat de spéculation effrénée et de corruption politique qui a marqué ces vingt dernières années.

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Andrew Fisher, premier ministre australien et travailliste

– Venons-en aux programmes militaires…

– Là aussi, Andrew Fisher fait beaucoup. Il vient de créer la Royal Australian Navy. Fisher a été très impressionné par la visite de la Great White Flotte, l’Us Navy qui a fait le tour du monde en 1908 et a montré la force de l’Amérique qu’il souhaite maintenant imiter. Il favorise aussi l’essor d’une armée de terre fondée sur la conscription.

– Nous y voilà. Et vous pensez que ces hommes des grands espaces seraient prêts à venir se battre sur le vieux continent européen en cas de conflit, aux côtés de nos amis les Anglais ?

– Venir de si loin, pour défendre une Europe qui ne s’est jamais beaucoup préoccupée de leur isolement ? Eh bien, il va falloir la soigner particulièrement votre note !

Une bonne année 1911 ?

1910 est derrière nous, 1911 entre en scène. Les images de l’année qui s’achève défilent, en vrac : les inondations catastrophiques, les ballets russes, la mort de Tolstoï, la grande grève des cheminots, le changement de gouvernement…

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Notre pays de plus en plus policé s’est aperçu qu’il n’était pas à l’abri de la fureur des éléments. Mais à peine sauvé des eaux, il a su aussi s’ouvrir en grand sur le monde. Fascination pour l’Orient, le monde slave, les contes et légendes des steppes ou des forêts infiniment profondes.

La musique de Stravinsky étonne et détonne agréablement, la peinture se veut de moins en moins figurative, on découvre la puissance des rêves et Bergson montre un chemin qui n’est pas celui auquel Descartes nous avait habitué. Moins de science, de démonstrations logiques et plus d’instinct, d’irrationnel et d’exotisme. Le Dieu des catholiques a été chassé par la porte après des années de lutte anti-cléricale et ce sont des divinités d’ailleurs qui entrent par la fenêtre d’un Occident resté plus mystique que l’on ne le croit.

Et Olivier le Tigre dans tout cela ? La vie d’un homme plutôt heureux. Trois enfants très prenants mais si attachants ! L’aîné Nicolas rêve, à bientôt 15 ans, de piloter un aéroplane et en attendant, nous le poussons pour qu’il puisse entrer dans un grand lycée de Paris ; la cadette Pauline, 6 ans, très raisonnable, dévore déjà ses tout premiers livres et Alexis, 18 mois, continue à être le petit diablotin rieur, aux yeux bleus en amandes, mettant notre appartement sans dessus dessous.

Ma femme ? Elle a sans conteste commencé à épuiser les charmes de la vie au foyer. Elle qui avait su se faire remarquer comme assistante indispensable du sous directeur de la comptabilité, rue de Rivoli, elle reprendrait bien ses anciennes fonctions. La vie bourgeoise classique ne lui convient pas. Thé et petits gâteaux à cinq heures et discussions avec la bonne pour bâtir le menu du prochain déjeuner : non merci ! Je vais parler de tout cela avec le ministre Klotz. Peut-être la prendra-t-il à ses côtés.

Ma propre carrière ? Un moment menacée après le départ de mon protecteur Clemenceau, elle connaît un nouveau départ. D’abord méfiant, Briand apprécie maintenant mon expérience dans la gestion du ministère de l’Intérieur et met à profit mes bonnes relations avec les diplomates russes. Je regrette toujours le vieux Tigre ; ses traits d’esprit, son humour ravageur, ses colères sans lendemain me manquent mais je me fais à ce nouveau Patron, plus sobre, plus secret dans l’expression de ses sentiments. Birand a géré la grève des chemins de fer sans un mort, sans même une charge de cavalerie, évitant d’humilier l’adversaire. De la mesure, du sang froid, bref du grand art politique. Finalement, je suis assez fier de servir à ses côtés.

1911 s’annonce bien. Nos alliés russes et anglais sont solides, l’Allemagne nous respecte (enfin), les agriculteurs sont calmés, les ouvriers profitent de quelques avancées sociales. Une année tranquille s’annonce. J’en parlais avec une vieille dame en faisant la queue au bureau de poste. Elle m’a bizarrement attrapé la main en me glissant : « méfiez-vous de l’eau qui dort …. »

5 décembre 1910 : Poursuivi par un canard au sang !

C’est au moment du passage de la bête dans la presse à canard que j’ai failli tourner de l’œil. Dîner éprouvant hier soir, à la Tour d’Argent. Tout ce que je n’aime pas. Du grand monde exigeant une attention et une attitude irréprochables : Le président du Conseil Aristide Briand, la grande duchesse Wladimir, grand-tante du tsar, l’ambassadeur de Russie en France Iswolski et trois collaborateurs, le ministre des affaires étrangères français Stephen Pichon.

J’étais là parce que les diplomates russes m’apprécient et je suis le seul à connaître un peu leur langue (même si, entre eux, comme le reste de la noblesse de ce grand pays, ils ne parlent que français).

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Le grand chef ombrageux Frédéric Delair découpe le fameux canard au sang – numéroté s’il vous plaît – à la Tour d’Argent

Le repas a commencé par un incident inattendu. Le grand chef aussi autoritaire que prestigieux Frédéric Delair n’a pas apprécié de voir la grande duchesse parler pendant la dégustation du potage. Avec une brusquerie qui m’a fait sursauter, il s’est approché, furieux, et lui a retiré le plat des mains en s’exclamant : « Votre Altesse, quand on ne sait pas manger un tel mets, avec un profond respect, on ne se permet pas d’en demander ! » Nous étions au bord de l’incident diplomatique. Briand est devenu cramoisi, Iswolski a marmonné un juron russe dans sa barbe. Heureusement, seule la duchesse a su garder contenance et a répondu, du tac au tac, avec un grand sourire : « Monsieur Delair, en attendant, permettez-moi de garder au moins mon pain. Que je déguste en silence une tartine… puisque je suis punie ! »

Puis la conversation a roulé de manière convenue sur les vertus de la Triple Entente, la beauté comparée de Saint Pétersbourg et de Paris sous la neige, la beauté des bijoux Cartier ou les qualités des différents grands hôtels de la capitale. Pendant ce temps, le célèbre canard au sang – numéroté s’il vous plaît – était préparé sous nos yeux. Un « canardier » a pris l’animal et l’a enfourné dans la presse en argent. Le bruit des os se broyant, le sang chaud giclant vers le plat en sauce, l’ambiance faussement détendue : tout cela a fini par me faire pâlir. Le souffle court, les jambes molles, la bouche pâteuse, je me suis mis à avoir très chaud. A ce moment, le chef Delair nous expliquait avec force détails les avantages de l’électrocution des canards par rapport à toute autre forme de mise à mort : « Ainsi, mes bêtes qui viennent toutes de Challans en Vendée gardent leur goût intact ! »

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La presse à canard

Briand qui m’aime bien a vu mon malaise et m’a glissé : « Olivier, je vous prie d’aller me chercher mes notes pour que je puisse rejoindre directement la Chambre, en évitant le bureau, demain matin. » Sans demander mon reste et après m’être incliné bien bas, j’ai quitté la table et suis sorti dans le grand air de la rue longeant Notre-Dame.

J’étais sauvé et libre. Loin des canards au sang et du mauvais caractère du chef Delair !

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Pour en savoir plus sur la Grande Duchesse, ma voisine de table : ici

Pour voir un film qui fait rêver sur la Tour d’Argent, rejoignez les amis du site :

29 novembre 1910 : Ma soirée avec la femme de Churchill

« Ses défauts nous sautent au visage tout de suite et on met une vie pour découvrir ses qualités. » Clementine Hozier, épouse de Winston Churchill est notre hôte ce soir et se confie sur son époux. Ma femme et moi l’avons rencontrée dans un hôtel de Venise, un peu par hasard, lors de son voyage de noce avec Winston, il y a deux ans. Nous avons sympathisé quand son mari a su que j’étais, à ce moment, un proche collaborateur de Clemenceau. Depuis, Clementine nous rend visite à chaque fois qu’elle vient à Paris.

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Winston Churchill et sa fidèle épouse Clementine, née Hozier

Parlant un français excellent – elle a enseigné notre langue outre-Manche pour arrondir ses fins de mois – elle mêle un esprit affûté, une grande culture, beaucoup de grâce, d’élégance et une certaine réserve. J’aime la faire parler sur Churchill, le Home Secretary anglais (ministre de l’Intérieur) aux méthodes à poigne rappelant celles du Tigre, voire de Briand lors de la grève des cheminots. Clementine et mon épouse préféreraient échanger des bonnes adresses de magasins des deux capitales ou critiquer les derniers spectacles à la mode. Je le sais et glisse donc mes questions indiscrètes entre deux commentaires sur une pièce de Feydeau à Paris ou de Galsworthy à Londres.

Je ne partage pas l’avis des diplomates du Quai qui sont persuadés que Churchill n’a guère d’avenir, coincé qu’il est entre les conservateurs qui considèrent ce fils de grande famille comme un traître à leur cause et les membres du Labour détestant sa fermeté face aux mouvements ouvriers. Ces fonctionnaires à courte vue ne voient pas son imagination, sa capacité à rendre complémentaire une ambition sociale et la grandeur de l’Empire, sa capacité de travail hors du commun et sa faconde propre à soulever les foules.

A Venise, nos discussions, souvent en anglais coupé de quelques mots français bizarrement prononcés, étaient étourdissantes. De Londres, il avait tout compris de Paris, de l’habileté et de l’esprit libre de Clemenceau dont il souhaitait s’inspirer en partie et surtout il portait en lui une vraie vision de son pays, au-delà de l’écume du quotidien et du tourbillon des petites querelles agitant la Chambre des Communes.

Clementine n’aime pas s’étendre sur son mari homme public, se méfiant sans doute et malheureusement de mes fonctions à la Présidence du Conseil. Elle ne me glisse donc que des détails sur l’homme privé : raide, maladroit face aux dames et très traditionnel dans sa vision des rapports entre sexes. Elle insiste aussi sur sa fidélité et sa loyauté : « J’ai le sentiment que notre mariage pourrait durer une éternité… » Et elle ne s’étend guère – charitable – sur son caractère impétueux et autoritaire même si je devine que notre Winston doit être un véritable tyran à ses heures.

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Clementine Churchill, une femme pleine de qualités….

« Je suis ici parmi vous ce soir, loin du monde londonien et grâce à quelques amis comme vous, je cultive mon jardin secret à l’écart du Home secretary. Je me ressource ainsi et peut apporter ensuite à mon fougueux mari la sérénité dont il a besoin mais aussi, savez-vous, quelques conseils sur les gens qui l’entourent et qu’il juge parfois un peu vite. »

Après un dernier thé, Clementine nous quitte vers minuit et nous laisse une forte impression de solidité à toute épreuve.

Un homme avec une femme comme elle, ira loin.

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J’ai déjà parlé de Churchill ici et

15 novembre 1910 : Le diplomate, l’empereur et la boîte aux lettres

« Un ambassadeur ne peut être une simple boîte aux lettres ! » Maurice Paléologue, ministre de France en Bulgarie, installé dans mon bureau, a un brusque geste d’agacement. Je lui explique qu’il est important que les consignes du Quai voire de la Présidence du Conseil, soient suivies à la lettre « dans le monde dangereux dans lequel nous vivons, face à la poudrière des Balkans, chaque geste doit être, au préalable, soupesé collectivement et toute initiative peut se révéler malheureuse. »

Le diplomate me rappelle son rôle irremplaçable lors de la visite de Ferdinand 1er, « tsar » de Bulgarie, à Paris, en juin dernier : « Vous pensez, monsieur le conseiller, que si je m’étais contenté d’attendre les hypothétiques consignes du ministère, le souverain se serait déplacé comme cela à Paris ?  Au contraire, votre serviteur a su créer un rapport de confiance qui a conduit à ce voyage dans notre capitale, ce succès diplomatique donnant à la France une place de choix sur l’échiquier des Balkans. »

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Ferdinand 1er de Bulgarie

Maurice Paléologue n’a pas tort. Notre république est souvent bien incapable de fixer une ligne claire. Les luttes entre bureaux, les influences parlementaires multiples, les rivalités entre une Chambre sourcilleuse et un exécutif fragile, ne font pas une politique. On peine souvent à distinguer un grand dessein et on attend souvent en vain des ordres précis. A dire vrai, vis à vis des grandes puissances, un Président du Conseil à forte personnalité comme Clemenceau ou Briand, peut, plus ou moins, imprimer sa marque mais pour les États de taille secondaire, les ambassades doivent se contenter, en guise de consignes, d’un mutisme poli ou d’une cacophonie inefficace et brouillonne.

Maurice Paléologue me confie : « Gagner la confiance d’un chef d’État étranger ne s’apprend pas dans les livres. Il faut répondre à ses attentes, être là quand les choses se passent et petit à petit rentrer dans son rêve pour y placer la France. Ferdinand 1er ne pense qu’à une grande Bulgarie allant jusqu’à Byzance et récupérant au passage la Roumélie. Je lui glisse en permanence que son chemin vers la gloire passe par Paris… »

Le ministre de France a raison. La Bulgarie, dirigé par un souverain issu d’une famille allemande, aura vite fait de se rapprocher de Guillaume II si nous n’y prenons garde.

Pour autant, est-ce à Paléologue de faire, sur place, la politique de la France ? On dit qu’il devient le mentor du tsar bulgare, qu’il le flatte, le suit en tout, le précède même dans ses désirs de grandeur immatures. Je me risque donc à une mise en garde : « Monsieur le ministre, si vous voulez que les ministères vous fassent totalement confiance, il convient de ne pas trop personnaliser vos relations avec l’empereur bulgare. Gardez plus vos distances… »

Le diplomate me toise alors, me scrute avec des petits yeux mauvais pour conclure de cette phrase sèche : « Monsieur le conseiller, la grandeur de Paris ne se satisfait pas de distance et de réserve. L’effacement des diplomates d’une nation n’est souvent que le prélude à un recul plus large du pays qu’ils représentent. A Sofia, je suis la France et la première place que je souhaite avoir dans le cœur du souverain est celle qui revient naturellement à ma Patrie. »

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