5 janvier 1924 : Chanel ne paie pas ses dettes

Marie Laurencin est furieuse et tape nerveusement ses doigts sur la table en bois de son salon, comme un pianiste s’engageant avec passion dans un passage indiqué :  » Forte « .

 » Tu te rends compte, Olivier, le temps passé sur ce portrait ? J’y ai mis une énergie folle et je pense avoir obtenu un résultat satisfaisant. Je ne comprends pas la réaction de Coco [Chanel]. Elle a vu l’œuvre une fois, a décrété que ce n’était pas elle du tout et a tourné les talons, la tête haute. Avant même que j’ai pu répondre, elle avait quitté la pièce. Depuis, j’attends mon règlement, en vain. « 

Je connais Coco, son caractère bien trempé et surtout, je comprends que personne ne souhaite avoir un portrait de soi – de surcroît largement diffusé – que l’on ne perçoit pas comme fidèle. La qualité du peintre n’y est pour rien.

La toile de Marie demeure magnifique. J’y retrouve, certes, les traits de mon amie Coco. Mais… un corps peut-être encore plus mince, un regard moins volontaire, presque mélancolique, dont Coco me paraît, objectivement, peu coutumière. Bref, c’est un chef-d’œuvre dont Marie a le secret. Pour autant, je comprends que Coco n’adhère pas. Ce n’est pas vraiment elle.

Sans bien réfléchir, je propose à Marie de devenir l’heureux – et discret – acquéreur du tableau. Je sors mon carnet de chèques. Dans un souffle, soulagée de ne plus avoir  » travaillé pour rien « , elle acquiesce.

Je provoque, par cet achat  » coup de cœur  » de début d’année, le premier incident familial de 1924 : mes enfants me font remarquer, à juste titre, que nous avons fréquemment la visite de Coco. Et qu’il ne sera donc pas possible d’exposer son portrait détesté dans un endroit visible de notre appartement versaillais. Ce qui, vu la somme déboursée pour l’acquérir (second sujet de friction, cette fois-ci avec mon épouse), se révèle un peu aberrant !

Intérieurement navré de mon caractère impulsif liée à une peur, tout aussi irréfléchie, de tout conflit entre mes amies Marie et Coco, je compulse frénétiquement mon répertoire d’adresses. J’y recherche mon sauveur de ce bourbier où je me suis mis tout seul.

Qui pourrait être intéressé par le rachat du portrait de Coco… en s’engageant à ne surtout pas l’exposer ?

Parmi les marchands d’art qui me sont proches, j’hésite entre contacter Kahnweiler (si controversé depuis son attitude pendant la guerre) ou le plus discret Rosenberg.

Je sais que le second n’a, à ma connaissance, encore aucun contact avec Marie ni avec Coco. Je prends mon pardessus et décide de le rencontrer dans sa galerie, au 21 rue de la Boétie…

A suivre.

Portraire de Mademoiselle Chanel par Marie Laurencin
Coco Chanel en 1924

12 novembre 1922 : « Si encore les féministes étaient jolies ! « 

La Chambre s’est prononcée en 1919 en faveur du vote des femmes. Trois ans plus tard, après de nombreuses péripéties, le Sénat dont la majorité reste probablement opposée au texte, est saisi. Et sans accord de la chambre haute, cette évolution égalitaire, tant attendue par beaucoup, risque d’être enterrée pour un moment.

Je réunis ce jour quelques sénateurs et je tente de les convaincre de faire le bon choix dans les prochains jours. J’insiste sur le rôle que les femmes ont joué pendant la Grande Guerre, sur le fait qu’elles travaillent, paient leurs impôts, supportent les mêmes charges que leurs compagnons masculins… Je cite tous les pays (USA, Suède, Grande Bretagne, Pays-Bas, Belgique, Allemagne…) qui ont déjà donné le droit de vote aux femmes et qui ne semblent pas s’en porter plus mal, au contraire.

Les quatre sénateurs qui ont pris place dans mon bureau m’écoutent gravement ou avec le sourire. A la fin de mon court exposé, l’un d’entre eux s’exclame :

 » Mais une main de femme n’est pas faite pour voter ! Elle est là pour que nous la chérissions si c’est celle d’une mère ou que nous l’embrassions amoureusement si c’est celle de notre épouse mais elle ne doit pas se salir en entrant dans les turpitudes de l’arène publique ! « .

Un grognement d’approbation s’échappe de la bouche de ses confrères. Un autre, membre de la commission des Finances, ajoute :

 » Vous imaginez une femme essayer de comprendre les budgets du pays alors que la plupart sont fâchées avec les chiffres ?  »

Le troisième, un passionné d’Histoire antique, nous glisse, péremptoire :

 » Nulle part le rôle de la femme ne fut mieux compris qu’à Rome ; vénérée et vénérable dans la vie privée, la matrone romaine n’était rien dans la vie publique et jamais elle ne songea à compromettre la majesté du foyer domestique dans la tourbe des comices ! « 

Le dernier qui n’avait pas encore pris la parole m’explique que les sénateurs de son groupe – les Radicaux – ne voteront jamais en faveur du vote des femmes dans le contexte actuel. Pour lui, ces dames sont décidément trop pieuses et influencées par l’Eglise comme par les forces traditionnelles d’une Droite souvent ennemie de la République. Et c’est donc normal que notre pays et nos parlementaires s’en protègent.

Je prends quelques notes, effaré par ces arguments, tous plus ineptes les uns que les autres. Dans notre pays, le sort des femmes reste malheureusement entre les mains des hommes. Triste exception française !

Quand je raccompagne ces messieurs jusqu’à la porte de mon bureau, le plus charismatique de la bande me saisit alors le bras et lance, d’une voix forte et dans un grand éclat de rire :  » Et si encore les féministes étaient jolies ! « 

13 novembre 1921 : le coup de poignard dans le dos des anglo-saxons

Nous avions tout soigneusement préparé et cette conférence de Washington devait se transformer en succès diplomatique pour la France en général et mon patron, Aristide Briand, en particulier.

Le thème du désarmement retenu par les Américains organisateurs demeure particulièrement glissant pour un pays comme le nôtre qui conserve encore toutes les traces, sur son sol et dans sa chair, d’un conflit atroce de plus de quatre longues années.

Pour faire taire l’opposition probable de nombreux parlementaires français, notre tactique était donc la suivante :

– axer la conférence sur les seuls armements navals et ainsi ne pas affaiblir notre armée de terre face à un voisin germanique potentiellement revanchard et belliqueux ;

– jouer des rivalités inévitables entre nos alliés pour se poser en arbitre incontournable de la négociation du format des différents flottes de guerre.

Patatras ! Briand m’écrit ce jour, de Washington, que nous nous sommes faits rouler dans la farine.

Il vient de découvrir que le secrétaire d’Etat Hugues et le chef de la délégation britannique Lord Balfour se sont mis d’accord avant notre arrivée ! Les dés sont pipés et la proposition mise sur la table de réduction du tonnage des différentes flottes est déjà actée par les deux grandes puissances. La France ne fait plus vraiment le poids pour s’opposer. D’autant plus que l’Italie obtient un quota équivalent au nôtre. Ce qui est flatteur pour elle et garantit son adhésion à l’axe anglo-américain.

La conférence ne sert presque plus à rien : nous n’avons plus qu’à refuser de signer en nous isolant de tous, ce qui est dangereux… ou alors, nous acceptons et suivons le projet américain et l’opinion publique française se retournera contre nous.

Le piège se referme. De la part de nos alliés qui connaissent bien Briand et savent sa position fragile, c’est un coup de poignard dans le dos.

Briand est furieux. Et son vieux rival Poincaré en profite pour le dénigrer dans les couloirs de la Chambre :  » Eh oui, les négociations internationales restent un exercice bien difficile pour notre ami Briand. En outre, sa légendaire éloquence ne lui sert à rien : il ne parle pas anglais !  »

C’est bas comme remarque. Mais ô combien efficace : les députés gloussent et ricanent. Le retour en France de mon patron s’annonce nuageux.

Aristide Briand et les autres négociateurs à la conférence de désarmement à Washington en novembre 1921

11 novembre 1921 : jour férié

Aujourd’hui, nous déjeunons avec le ministre de l’Intérieur, Pierre Marraud. Il vient à la maison : ainsi, nous pouvons rester en famille. Je tenais à le remercier pour son action en faveur des anciens combattants. Grâce à la loi promulguée hier et dont il est à l’origine, le 11 novembre est maintenant férié !

Nous avons, en outre, tous les deux, le même rêve : il faudrait créer une flamme éternelle sous l’Arc de Triomphe. Elle veillerait, jour et nuit, sur le Tombeau du soldat. Tous les jours, à la même heure, se déroulerait une petite cérémonie – forcément émouvante et frappant les esprits – pour raviver cette flamme. Belle idée, non ?

Pierre Marraud, ministre de l’Intérieur, vient de faire voter la loi qui rend férié le 11 novembre
Inhumation solennelle du Soldat inconnu, le 28 janvier 1921

13 février 1921 : Briand et la politique du « en même temps »

 » L’Allemagne paiera ! Ils n’ont que ce mot à la bouche ! Les Français restent dans l’illusion. Or, pour redresser la France, nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes. Et encore, à condition que la paix s’installe durablement en Europe, ce qui n’est pas acquis ! « 

Mais comment faire entendre raison à nos propres compatriotes et à leurs représentants, dans une France qui a, elle aussi (elle surtout ?) tant souffert ? L’heure n’est guère à la réconciliation et l’Allemagne demeure le diable devant dédommager la France. Exiger des réparations demeure, pour l’immense majorité de l’opinion, un devoir moral et patriotique. Et nombre de Français ne voient pas comment redresser leur pays détruit par le conflit – les combats ont eu lieu sur notre sol – sans argent frais venant du pays qui est jugé unique responsable de nos malheurs.

Longue discussion du soir avec Aristide Briand. Ce dernier a souhaité que je le rejoigne à nouveau, comme conseiller spécial, depuis qu’il est redevenu Président du Conseil. Nous sommes calés dans de grands fauteuils de son magnifique bureau du Quai d’Orsay à chercher, depuis des heures, les arguments pour convaincre la Chambre de s’adoucir avec notre ancien ennemi d’outre Rhin. Nous ne nous revendiquons pas spécialement comme germanophiles mais nous savons notre voisin épuisé par le conflit et en proie à une crise financière, sociale et morale, terrible. Exiger de lui des milliards de francs or apparaît aussi irréaliste que dangereux.

Je propose une ligne de conduite :  » En fait, il faut parler simplement aux gens. Ils ne peuvent avoir le beurre et l’argent du beurre.  »

Briand, avec son éternelle cigarette aux lèvres, me regarde, amusé et intéressé. Il lâche :  » Allez-y, Olivier, continuez… »

Je reprends :  » Eh bien, soit on veut une Allemagne durablement affaiblie et donc peu menaçante pour notre sécurité, mais dans ce cas, il faut renoncer aux réparations. Soit on exige d’être intégralement dédommagés par notre voisin germanique, mais, dès lors, on admet qu’il retrouve sa dangereuse puissance industrielle et exportatrice. En fait, on ne peut embrasser les deux attitudes. « 

Briand réfléchit un moment et me rétorque : « Vous avez presque raison. Dans l’absolu… et votre cartésianisme vous honore. Mais ma politique sera, croyez-moi, légèrement différente. Nous avons un besoin vital des réparations, vu l’état lamentable de notre économie. Et pourtant, j’imagine mal, pour l’avenir, une nouvelle guerre. Aussi, lors de ma rencontre prochaine avec le premier ministre anglais Lloyd George, je demanderai en même temps l’argent allemand d’une part et, d’autre part, une vraie politique de fermeté et de diminution de la puissance belliqueuse de notre voisin. Et ainsi, je satisferai aussi bien la partie droite du parlement attachée au strict respect du traité de Versailles que mes amis, plus à gauche, qui souhaitent, avant tout, préserver la paix. En définitive, pour diriger la France, il faut cultiver le  » en même temps » ! « 

Aristide Briand et mon ami, le secrétaire général du Quai d’Orsay, Philippe Berthelot

9 février 1921 : Pas de réussite sans risque

L’aéroplane semble presque hors de contrôle. Il vole beaucoup trop bas pour franchir le bois qui se situe juste avant la piste du Bourget. Le pilote fait un effort désespéré pour redresser l’appareil en braquant les volets et en poussant les gaz. Malheureusement cela ne suffit pas. Le jury militaire – dont fait partie mon fils Nicolas – chargé d’évaluer la performance, apparaît saisi d’effroi et s’attend au pire.

Finalement, par une manœuvre audacieuse, la machine arrive à se faufiler entre les premiers arbres et évite tout choc frontal. Il racle violemment le sol et détruit son train d’atterrissage mais ne prend pas feu. Une aile semble gravement endommagée mais le pilote sort de son habitacle sain et sauf. Mon fils qui le connaît bien, l’appelle, fou de joie :  » Jean ! Nous sommes là ! Éloigne-toi vite de ton appareil ! Il peut s’enflammer violemment à tout moment ! « 

Le grand gaillard brun aux yeux clairs qui nous rejoint garde le sourire au lèvres. Il n’a pas eu peur et semble croire en sa bonne étoile. Le colonel présidant le jury s’exclame :  » Il ne va pas nous casser des aéroplanes à chaque fois qu’il monte dedans !  »

Mon fils rétorque :  » Si notre flotte était mieux entretenue, nous aurions moins de dégâts. Et Jean Mermoz a montré qu’il savait garder son sang froid et prendre les bonnes décisions. En cas de combat aérien, c’est exactement le comportement dont nous avons besoin ! « 

Un commandant grincheux maugrée dans sa barbe :  » Oui, mais doit-on prendre un pilote qui n’a manifestement pas de chance ? C’est le deuxième appareil fichu par sa faute depuis qu’il essaie d’entrer dans l’aviation militaire… Pour réussir dans la carrière des armes, il faut être un peu marié avec la providence. C’est injuste mais c’est comme ça. « 

Mon gamin se redresse de sa haute taille et rétorque :  » Avec mes amis, nous sommes en train de lancer une merveilleuse compagnie d’aviation civile assurant le transport postal entre la France et l’Espagne. Vous croyez que la chance nous sourit tout le temps ? Vous croyez qu’il fait toujours beau quand nous devons traverser les Pyrénées ? Les pilotes que nous recherchons doivent surtout avoir du courage, s’entraîner avec persévérance, ténacité. Il faut en priorité qu’ils soient malins pour se tirer de toutes les situations, même les plus périlleuses ! La chance n’est pas un facteur de recrutement chez nous ! « 

Le colonel reprend la parole :  » Le lieutenant M… a raison ! Adaptons notre sélection sur ce qui se fait ailleurs et faisons confiance au courage, qualité militaire légendaire. Mermoz, je le prends ! Il saura toujours se tirer d’affaire, j’en suis sûr ! « 

Jean Mermoz aime le risque. Vu ses multiples mésaventures récentes, cela tombe bien !

6 février 1921 : Peut-on critiquer Clemenceau ?

A-t-on le droit de critiquer un des pères de la Nation ? Est-il permis de voir une faiblesse chez mon ancien patron que je ne cesse pourtant d’admirer ?

Je viens de recevoir une belle lettre de Georges Clemenceau qui me donne de ses nouvelles pendant son voyage en Asie et notamment en Inde. Le courrier se révèle plaisant et la plume de l’ancien chef d’Etat toujours aussi alerte. C’est même avec beaucoup d’humour que son auteur décrit le mal qui l’a atteint à Calcutta et qui a failli l’emporter. Bref, une fois de plus, en lisant lentement chacune de ses lignes comme on boit un bon vin : je suis sous le charme.

Et puis, à la fin de la missive : patatras ! Presque tout s’effondre quand Clemenceau me fait part de ses succès de chasseur de tigres et se fait photographier, fièrement, devant les cadavres de plusieurs d’entre eux qu’il vient de tuer. Volonté de puissance ? Participation à une chasse entre dirigeants à laquelle il ne pouvait se dérober ? Passion soudaine pour un sport plutôt dangereux mais demandant du sang-froid et une implacable précision (qualités incontestables de l’ancien premier flic de France ) ? Je ne sais.

Mais les photos de Clemenceau me mettent mal à l’aise. Je n’y vois que de la cruauté gratuite. Vision de Parisien éloigné des charmes et des plaisirs de la campagne ? Peut-être. Mais les tigres ensanglantés, ils n’avaient rien demandé. Juste de rester les rois dans leur immense jungle.

Quand le Tigre tue des tigres, il participe à un plaisir aristocratique médiocre bien éloigné des hautes missions qui l’ont porté jusque-là.

Mais, je me dis qu’il montre – enfin – un authentique défaut. Une faiblesse, lui, le surhomme ! Et, à y réfléchir un peu, il n’en est que plus sympathique pour ses admirateurs dont je continue à faire partie.

Clemenceau, après avoir vaincu les ennemis de la France, se lance dans des chasses plus contestables…

3 février 1921 :  » A nos actes manqués ! « 

 » Mais en fait, vous n’avez pas compris ce qu’est un  » acte manqué » , au sens freudien du terme ! » Je ne peux m’empêcher de lâcher cette phrase de reproche à mon assistant Jean-Jacques.

Ce dernier parle parfaitement allemand. Il vient de m’aider à relire et corriger la première traduction française de « L’introduction à la Psychanalyse » de Sigmund Freud, le grand professeur viennois. Jean-Jacques a fait un travail considérable et ses origines juives allemandes par sa mère nous aident à bien nuancer chaque phrase du livre qui sortira dans les prochains mois chez Payot, après « Les Cinq Conférences sur la Psychanalyse » qui viennent d’être publiées dans La Revue de Genève, pour la plus grande joie de mon ami Gide.

Mon collègue me répond :  » Je ne vois pas ce qui vous fait dire cela. Freud voit dans les actes manqués autant de lapsus, d’actions qui révèlent ce qui se passe réellement dans notre inconscient. Par exemple, nous manquons le train qui nous emmène vers une destination qui nous n’aimons pas ; nous disons finalement l’inverse de ce que nous sommes sensés dire parce qu’on nous demande, malgré nous, de mentir ; ou encore, nous oublions un objet – pourtant précieux – justement chez la dame que nous souhaitons secrètement revoir etc…  »

N’y tenant plus, péremptoire, je lui répète les paroles qu’il vient de fredonner :  » À tous ces moments que j’avais cru partagés, aux phrases qu’on dit trop vite et sans qu’on les pense… : eh bien Freud nous démontre qu’on ne dit jamais une phrase trop vite sans y penser ! Vous passez à côté des leçons les plus importantes de la psychanalyse du maître viennois ! « 

Jean-Jacques commence à se vexer :  » Écoutez, je suis à vos côtés, vous, le conseiller du chef de l’Etat ; j’ai là un vrai métier. Je gagne correctement ma vie. Je ne me plains pas et je mets à votre service mon don pour les langues. Mais le soir, j’aime bien voir quelques amis qui trouvent que je ne chante pas non plus trop mal. Et la signification des paroles de mes chansons ne regarde que moi. De toute façon, tout le monde lira un jour Freud et personne ne connaîtra mes misérables petites mélodies ! « 

Soudain pris d’une forte empathie pour ce collaborateur qui ne m’a jamais lâché et pour valoriser son travail, je lui fais miroiter que son nom pourrait figurer en bonne place de l’édition française des œuvres de Freud.

 » Imaginez un instant : Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse, Editions Payot, traduction J.J. Goldman. Voilà qui aurait de l’allure ! Votre mère Ruth serait tellement fière de vous. Oubliez vos chansons et vos textes sans queue ni tête. Laissez tomber vos musiques minables. C’est là où vous pourrez vous faire connaître ! « 

Jean-Jacques éclate de rire :  » Ah là, Olivier, vous venez de faire un magnifique acte manqué. Vous avez omis la négation dans votre dernière phrase et votre inconscient vous fait dire, ni plus ni moins, que je pourrais me rendre célèbre en chantant ! « 

Découvrant mon magnifique lapsus qui ferait la joie du psychologue autrichien, je rougis. Jean-Jacques aurait raison ? Ce fils d’ouvrier polonais et d’une pauvre femme juive allemande pourrait avoir un destin ?

Je jette à nouveau un coup d’œil sur sa mélodie que je trouvais jusqu’à présent un peu simplette :

 » Aux années perdues à tenter de ressembler

À tous les murs que je n’aurais pas su briser

A tout c’que j’ai pas vu tout près à côté « 

J’ai repéré depuis longtemps l’immense talent de Freud.

Serais-je maintenant en train de passer à côté d’un collaborateur cachant un formidable artiste, tout près à côté ?

Lublin en 1920, ville du père de J. J. Goldman.

31 janvier 1921 : Ne parlez plus de grippe espagnole !

L’ambassadeur d’Espagne ne décolère pas. Il avait déjà demandé à me voir il y a trois mois et la discussion était restée très urbaine. Cette fois-ci, je le sens beaucoup plus contrarié.

 » Monsieur le conseiller, cela ne peut plus durer. Qu’au sortir d’une si longue guerre, la presse française et les officiels ne soient pas capables de nommer correctement les choses et que la fatigue l’emporte, je comprends. Mais nous sommes maintenant plus de deux ans après l’armistice et vos ministres ou vos journaux continuent, obstinément, à parler de « grippe espagnole ». Et pourtant, vous savez bien que ce terrible virus ne vient pas de chez nous, les Espagnols, mais probablement des Etats-Unis…et je ne dis pas cela parce que nous avons été en conflit avec eux. »

Je réponds, avec un sourire destiné à détendre un peu l’atmosphère : « Oui, je comprends, vous avez raison. Manifestement, les premiers malades étaient des soldats de l’Us Army, entassés les uns sur les autres, dans des camps d’entraînement au Kansas… Et tout cela n’est apparu ni à Madrid ni ailleurs chez vous. »

Il me répond :  » Et vous savez pourquoi on a désigné l’Espagne au moment où l’épidémie est apparue ? C’est uniquement dû au fait que nous étions les seuls à aborder le sujet dans nos journaux qui n’étaient pas soumis à la censure comme les vôtres. Ce n’est nullement parce que nous évoquions franchement et à longueur de pages ce satané virus que celui-ci a pris naissance chez nous ! « 

Après un instant de réflexion, je lui propose de contacter les ministères, les journaux, les universités… bref, tous les endroits où on parle encore de cette terrible grippe qui vient de se terminer. Je lui glisse en substance :  » En fait, on devrait qualifier cette maladie par les deux derniers chiffres de l’année au cours de laquelle elle a été la plus meurtrière. Ce serait donc 19. Et puis, on trouverait des initiales qui permettraient de nommer le fléau sans ambiguïté. Je réfléchis à un terme, en anglais, susceptible d’être compris dans tous les pays. « Maladie due à un virus important de 1919 » donnerait quelque chose comme « Core Virus Disease 19 » soit « Covid 19″. Ça sonne bien, non, Covid 19 ?  » Je me tais et me renverse sur mon fauteuil, assez fier de mon idée.

Le diplomate madrilène fait finalement la moue et s’exclame :  » Covid 19 ? … mmh, bof…. C’est plutôt cérébral comme trouvaille. Je ne suis pas sûr que cela va remplacer facilement le vocable plus populaire de  » Grippe Espagnole » . Ça, au moins, tout le monde comprenait. « Covid 19 », pfff, c’est une « invention » de haut fonctionnaire… mais cela mettra bien 100 ans avant de s’imposer ! « 

Policiers de Seattle portant un masque pendant la terrible épidémie de grippe en 1919…

18 janvier 1921 : Gallimard ne doit rien à personne

Je connaissais le Gaston Gallimard séducteur, volubile, convaincant, l’homme qui donnait envie de le suivre. Quand je lui ai remis la lettre de Proust qui réclamait – peut-être un peu maladroitement – son argent, j’ai découvert une autre facette de l’éditeur.

La mâchoire de Gaston s’est serrée et son teint est devenu presque blanc, d’un coup. Ses yeux se sont figés et sa voix a pris un ton cassant :

 » Proust ne devrait jamais écrire des courriers pareils. Je ne lui dois rien. Mes écrivains sont tous payés en temps et en heure. Surtout lui qui passe son temps à dépenser n’importe comment. Et il a la mémoire bien courte : moi je le paie alors que Bernard Grasset s’était contenté de l’éditer à compte d’auteur ! « 

A ce moment, Raymond Gallimard, frère et associé de Gaston, nous a rejoint. Il l’a patiemment calmé et a ajouté à mon intention :

 » Nous allons régler Marcel Proust. C’est vrai que la comptabilité de cet auteur est devenue relativement complexe. Entre ses droits sur ses ouvrages déjà parus qui augmentent au gré des ventes, ses avances sur les cahiers qu’il nous remet – ou qu’il nous reprend – et ce que nous pouvons déduire légitimement de ce que nous lui devons car nous lui avons, en fait, déjà versé : je comprends qu’il ai un peu de mal à s’y retrouver. Nous allons lui faire un point exact de sa situation et il verra bien que la maison Gallimard est parfaitement honnête… « 

Gaston redevient serein, tout doucement et me lâche :  » J’en ai un peu marre de cette méchante rumeur qui se répand dans Paris selon laquelle je retiendrais, discrètement, le paiement de mes auteurs pour financer l’expansion, à marche forcée, de ma maison d’édition ! A chaque fois que quelqu’un y fait allusion, cela me met dans une rogne pas possible ! « 

LA NRF, fleuron et pilier de la toute nouvelle maison d’édition Gallimard

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