Marie Laurencin est furieuse et tape nerveusement ses doigts sur la table en bois de son salon, comme un pianiste s’engageant avec passion dans un passage indiqué : » Forte « .
» Tu te rends compte, Olivier, le temps passé sur ce portrait ? J’y ai mis une énergie folle et je pense avoir obtenu un résultat satisfaisant. Je ne comprends pas la réaction de Coco [Chanel]. Elle a vu l’œuvre une fois, a décrété que ce n’était pas elle du tout et a tourné les talons, la tête haute. Avant même que j’ai pu répondre, elle avait quitté la pièce. Depuis, j’attends mon règlement, en vain. «
Je connais Coco, son caractère bien trempé et surtout, je comprends que personne ne souhaite avoir un portrait de soi – de surcroît largement diffusé – que l’on ne perçoit pas comme fidèle. La qualité du peintre n’y est pour rien.
La toile de Marie demeure magnifique. J’y retrouve, certes, les traits de mon amie Coco. Mais… un corps peut-être encore plus mince, un regard moins volontaire, presque mélancolique, dont Coco me paraît, objectivement, peu coutumière. Bref, c’est un chef-d’œuvre dont Marie a le secret. Pour autant, je comprends que Coco n’adhère pas. Ce n’est pas vraiment elle.
Sans bien réfléchir, je propose à Marie de devenir l’heureux – et discret – acquéreur du tableau. Je sors mon carnet de chèques. Dans un souffle, soulagée de ne plus avoir » travaillé pour rien « , elle acquiesce.
Je provoque, par cet achat » coup de cœur » de début d’année, le premier incident familial de 1924 : mes enfants me font remarquer, à juste titre, que nous avons fréquemment la visite de Coco. Et qu’il ne sera donc pas possible d’exposer son portrait détesté dans un endroit visible de notre appartement versaillais. Ce qui, vu la somme déboursée pour l’acquérir (second sujet de friction, cette fois-ci avec mon épouse), se révèle un peu aberrant !
Intérieurement navré de mon caractère impulsif liée à une peur, tout aussi irréfléchie, de tout conflit entre mes amies Marie et Coco, je compulse frénétiquement mon répertoire d’adresses. J’y recherche mon sauveur de ce bourbier où je me suis mis tout seul.
Qui pourrait être intéressé par le rachat du portrait de Coco… en s’engageant à ne surtout pas l’exposer ?
Parmi les marchands d’art qui me sont proches, j’hésite entre contacter Kahnweiler (si controversé depuis son attitude pendant la guerre) ou le plus discret Rosenberg.
Je sais que le second n’a, à ma connaissance, encore aucun contact avec Marie ni avec Coco. Je prends mon pardessus et décide de le rencontrer dans sa galerie, au 21 rue de la Boétie…
A suivre.