25 octobre 1910 : « Alma Mahler raconte n’importe quoi ! »

« Vous n’avez pas un moyen pour la faire taire ? » Claude Debussy partage un morceau et un verre de vin avec moi, ce soir, dans un « bouillon » du côté de Montparnasse. On sent le compositeur ennuyé. Alma Mahler, la femme de Gustav, raconte partout que Debussy a quitté ostensiblement la salle du Trocadéro lors du concert du 17 avril dernier pendant que son mari dirigeait sa Deuxième Symphonie.

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Claude Debussy en a assez des ragots…

Claude précise : » Je me serais levé au beau milieu du deuxième mouvement et j’aurais gagné la sortie accompagné de mes amis Pierné et Dukas. Tout cela n’a pas de sens ! J’aime Mahler et ses symphonies. Ce grand chef d’orchestre dirige même mes œuvres à New-York : les Nocturnes et Prélude à l’après-midi d’un faune ! »

Pendant que le musicien me fait part de son dépit d’être victime de ragots qui donnent de lui une image très éloignée de son sens de la politesse, je repense à Alma Mahler. La belle Alma, la sulfureuse Alma. Elle nous avait invités Georges Clemenceau, Claude Debussy, Gabriel Fauré et moi au mois d’avril à une réception où elle brillait de mille feux. Intelligente, avec de vrais talents de conteuse, une pointe d’humour et d’ironie, elle captivait les convives en racontant des dizaines d’anecdotes sur la vie mondaine viennoise.

Quand j’avais raccompagné Clemenceau chez lui, le Tigre m’avait dit : « Vous verrez, la belle Alma, aujourd’hui elle en raconte des « vertes » et des « pas mûres » sur Vienne ; demain, elle fera la même chose sur Paris. Méfiez-vous d’elle, ne lui parlez pas trop de vous. Cette femme vous transformera vite en personnage de roman pour ses amis du monde entier. »

La prédiction de mon ex-patron se vérifie et c’est Claude Debussy qui fait maintenant les frais de la langue bien pendue d’Alma. Elle le fait passer pour un mari maltraitant, un rustre qui se moque du travail de ses confrères, un homme incapable d’apprécier d’autres musiques que celles écrites à Paris.

Comment faire taire Alma ? L’élégante va d’une capitale à l’autre, rencontre des artistes, des aristocrates et grands bourgeois de partout, elle glisse un mot à l’un, une confidence à l’autre, un soi-disant secret au troisième. Elle raconte tellement bien qu’on se laisse prendre et chacun de répéter ensuite et à l’infini ses croustillantes histoires lors d’autres dîners en ville.

Je regarde Debussy dans les yeux et lui assène : « Pour votre réputation mondaine, cher ami, je pense que c’est cuit. En revanche, continuez à faire d’autres Préludes, allez voir les Russes ou Gabriele D’Annunzio qui veulent travailler avec vous… Composez, composez sans relâche, et oubliez Alma ! »

Après l’avoir quitté, je prends une des photographies d’artistes qui ne quittent pas le fond de mon portefeuille. Je regarde longuement et pensivement un cliché d’Alma, datant d’une dizaine d’années, quand elle était encore avec Klimt.

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Mon cliché d’Alma Mahler

C’est d’ailleurs ce dernier qui m’avait donné ce portrait lors de mon voyage à Vienne. Alma porte un chemisier blanc, un foulard de la même couleur habille son long cou, l’ombre sur son visage aux traits délicats n’empêchent pas ses yeux de nous fixer avec une insistance moqueuse et charmante à la fois. Quel regard, quel port de tête de reine, quel sourire aguicheur… Comment peut-on oublier Alma ?

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30 mars 1909 : Gabriele d’Annunzio, le tombeur masqué

Visiteur du soir, masqué par un loup, chapeau noir à larges bords, les mains gantées de cuir : nous ne sommes pas dans un roman d’Alexandre Dumas mais à mon domicile, je ne reçois pas un mousquetaire mais Gabriele d’Annunzio, écrivain, poète, en délicatesse avec ses créanciers en Italie.

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Gabriele d’Annunzio, le tombeur de ces dames, porte ce soir un masque

Sitôt entré, il s’installe confortablement sur une bergère, croise les jambes et allume un fin cigare dont il tire voluptueusement quelques premières bouffées en s’entourant d’une fumée protectrice. Ses doigts fins tire-bouchonnent nerveusement le bout de ses moustaches quand il achève ses longues phrases prononcées avec un accent transalpin, précieux et chantant à la fois.

Ses yeux noir profonds ne me quittent guère et m’invitent à lui apporter des réponses précises :

– Non, l’Etat français n’a pas de dossier fiscal le concernant et ses créanciers n’ont pas saisi notre justice.

– Oui, il pourra continuer à toucher ses droits sur ses romans traduits ; L’Innocente, Les Vierges au Rocher ou Le Feu.

– Son projet mené avec Debussy portant création d’un opéra mettant en scène le Martyre de Saint Sébastien sera le bienvenu sur une scène française.

D’Annunzio se réjouit d’avance de cette future production : un ballet opéra total. Des noms prestigieux sont déjà évoqués : Ida Rubinstein, la belle danseuse juive russe qui se déshabille actuellement complètement dans la danse des sept voiles du Salomé d’Oscar Wilde, André Caplet comme chef d’orchestre, des décors et des costumes qui pourraient être de Léon Bakst.

Le poète conclut :

– Je suis comme Saint Sébastien, aucune flèche ne peut m’atteindre vraiment. Mes ennemis italiens ne franchiront jamais les Alpes pour me retrouver. Je partage avec le saint le même attachement à la beauté du corps… mais ce sont les femmes que je préfère charmer.

Pendant toute notre conversation, une voiture attend au bas de notre immeuble. Par la fenêtre, j’observe à la dérobée une jeune brunette qui attend patiemment, un livre à la main, que Gabriele veuille bien le rejoindre. A chaque heure, elle fait monter son valet de pied qui rappelle sa présence et tente, sans succès, de faire descendre le poète. Ida Rubinstein ? Romaine Brooks ? Une autre conquête ? A cette distance, je ne suis pas sûr. Les élégantes Parisiennes et les belles étrangères égéries du monde des arts s’arrachent déjà l’écrivain avant même son installation définitive dans la capitale.

Gabriele d’Annunzio me confie en me quittant : « Ces demoiselles devraient se méfier de moi. J’ai beau me comporter en mufle, elles ne me quittent pas d’une semelle. D’autant plus forte est l’ivresse que plus amer est le vin !  »

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Ida Rubinstein par Valentin Serov

7 janvier 1909 : Debussy infréquentable ?

« Il est infréquentable !  »

C’est un cri du coeur de ma secrétaire chargée d’organiser le dîner en ville annuel des grands artistes que le Président du Conseil souhaite honorer. Objectif avoué : montrer que le parti radical n’est pas qu’une assemblée de notables un peu ignares « de province » et que le gouvernement sait écouter voire soutenir les créateurs.

Il faut que Clemenceau soit mis en valeur, que la presse le montre avec les figures en vue du monde des arts.

Ecueil à éviter : inviter une personnalité trop controversée et faire ensuite les choux gras de journaux avides de mettre en difficulté un homme politique puissant.

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Claude Debussy par le photographe Nadar

Debussy fait parti des artistes qui suscitent la polémique. Son opéra récent « Pelléas et Mélisande » reste mal compris. Mélodie difficile, grande lenteur. Le rôle de la soprano a été finalement confié à l’américaine Mary Garden alors qu’il semble avoir été promis initialement à Georgette Leblanc, amie intime de l’auteur du livret, Maurice Maeterlinck. Ce dernier est furieux de ce choix et continue à se répandre sur la « traîtrise » de Debussy.

« Mais c’est sa vie privée qui pose problème ! » s’écrie encore ma secrétaire, rouge de fureur. Elle est choquée que le musicien ait rejoint la riche Emma Bardac en délaissant son épouse précédente, l’attachante couturière Rosalie Texier. 

 » La pauvre Rosalie n’a pas supporté la séparation et a tenté de suicider. Pan ! Une balle en pleine poitrine… Face à ce drame, Debussy est resté de marbre. Cet homme est un monstre. La gloire arrivée, il abandonne celle qui l’a soutenu dans les heures difficiles, sans remords, ni complexes ! Il ne faut pas faire venir ce triste personnage !  » 

Je m’entends répondre, sans grande conviction :

– Mais qu’en savez-vous exactement ? Debussy est peut-être au contraire très touché par toute cette histoire et qui sommes-nous pour le juger ? Et puis c’est l’artiste que nous invitons et pas l’homme…

Je ne cède pas et le carton d’invitation part finalement pour un dîner programmé en février.

Quelques jours après, ma secrétaire entre triomphalement dans mon bureau en brandissant un petit billet d’excuses signé de Debussy :

– Décidément, aucun respect cet homme. Il ne viendra pas au dîner organisé par le Président du Conseil. Savez-vous que Môssieur est à l’étranger, Môssieur est à Londres et préfère les Anglais à nos ministres. Je vous l’avais dit : Debussy est vraiment infréquentable ! « 

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