A-t-on le droit de critiquer un des pères de la Nation ? Est-il permis de voir une faiblesse chez mon ancien patron que je ne cesse pourtant d’admirer ?
Je viens de recevoir une belle lettre de Georges Clemenceau qui me donne de ses nouvelles pendant son voyage en Asie et notamment en Inde. Le courrier se révèle plaisant et la plume de l’ancien chef d’Etat toujours aussi alerte. C’est même avec beaucoup d’humour que son auteur décrit le mal qui l’a atteint à Calcutta et qui a failli l’emporter. Bref, une fois de plus, en lisant lentement chacune de ses lignes comme on boit un bon vin : je suis sous le charme.
Et puis, à la fin de la missive : patatras ! Presque tout s’effondre quand Clemenceau me fait part de ses succès de chasseur de tigres et se fait photographier, fièrement, devant les cadavres de plusieurs d’entre eux qu’il vient de tuer. Volonté de puissance ? Participation à une chasse entre dirigeants à laquelle il ne pouvait se dérober ? Passion soudaine pour un sport plutôt dangereux mais demandant du sang-froid et une implacable précision (qualités incontestables de l’ancien premier flic de France ) ? Je ne sais.
Mais les photos de Clemenceau me mettent mal à l’aise. Je n’y vois que de la cruauté gratuite. Vision de Parisien éloigné des charmes et des plaisirs de la campagne ? Peut-être. Mais les tigres ensanglantés, ils n’avaient rien demandé. Juste de rester les rois dans leur immense jungle.
Quand le Tigre tue des tigres, il participe à un plaisir aristocratique médiocre bien éloigné des hautes missions qui l’ont porté jusque-là.
Mais, je me dis qu’il montre – enfin – un authentique défaut. Une faiblesse, lui, le surhomme ! Et, à y réfléchir un peu, il n’en est que plus sympathique pour ses admirateurs dont je continue à faire partie.
