6 février 1921 : Peut-on critiquer Clemenceau ?

A-t-on le droit de critiquer un des pères de la Nation ? Est-il permis de voir une faiblesse chez mon ancien patron que je ne cesse pourtant d’admirer ?

Je viens de recevoir une belle lettre de Georges Clemenceau qui me donne de ses nouvelles pendant son voyage en Asie et notamment en Inde. Le courrier se révèle plaisant et la plume de l’ancien chef d’Etat toujours aussi alerte. C’est même avec beaucoup d’humour que son auteur décrit le mal qui l’a atteint à Calcutta et qui a failli l’emporter. Bref, une fois de plus, en lisant lentement chacune de ses lignes comme on boit un bon vin : je suis sous le charme.

Et puis, à la fin de la missive : patatras ! Presque tout s’effondre quand Clemenceau me fait part de ses succès de chasseur de tigres et se fait photographier, fièrement, devant les cadavres de plusieurs d’entre eux qu’il vient de tuer. Volonté de puissance ? Participation à une chasse entre dirigeants à laquelle il ne pouvait se dérober ? Passion soudaine pour un sport plutôt dangereux mais demandant du sang-froid et une implacable précision (qualités incontestables de l’ancien premier flic de France ) ? Je ne sais.

Mais les photos de Clemenceau me mettent mal à l’aise. Je n’y vois que de la cruauté gratuite. Vision de Parisien éloigné des charmes et des plaisirs de la campagne ? Peut-être. Mais les tigres ensanglantés, ils n’avaient rien demandé. Juste de rester les rois dans leur immense jungle.

Quand le Tigre tue des tigres, il participe à un plaisir aristocratique médiocre bien éloigné des hautes missions qui l’ont porté jusque-là.

Mais, je me dis qu’il montre – enfin – un authentique défaut. Une faiblesse, lui, le surhomme ! Et, à y réfléchir un peu, il n’en est que plus sympathique pour ses admirateurs dont je continue à faire partie.

Clemenceau, après avoir vaincu les ennemis de la France, se lance dans des chasses plus contestables…

20 mars 1909 : Et si la France accueillait Aurobindo ?

 » Je vais vous faire découvrir le supramental !  » Mr Devon, diplomate britannique, a le sourire aux lèvres et négocie avec moi le sort de plusieurs opposants à la présence anglaise en Inde. La France compte quelques comptoirs sur le sous-continent et les indépendantistes sont tentés d’y trouver refuge.

Au moment où Mr Devon vient de prononcer sa phrase bien mystérieuse sur le « supramental », nous évoquions le cas d’Aurobindo Ghose.

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Aurobindo Ghose, poète, philosophe et partisan de l’indépendance de l’Inde

Il reprend, avec le souci d’être précis :

– Cet homme né à Calcutta aurait pu faire un excellent fonctionnaire dans l’Administration civile de sa majesté le Roi : fils de médecin, diplômé de Cambridge, étudiant brillant, il avait tout pour apporter des compétences recherchées dans nos services coloniaux.

Il a refusé bêtement de passer l’épreuve d’équitation qui était obligatoire pour devenir responsable dans les bureaux anglais. Il travaille maintenant comme professeur et agent de la principauté du Bengale.

Il s’est petit à petit rapproché des mouvements en faveur de l’indépendance jusqu’à devenir porte-parole de l’un d’entre eux. Sa propagande se révèle particulièrement pernicieuse et sape les fondements même de notre domination sur l’Inde.

Soupçonné d’avoir préparé des bombes (il clame son innocence), il est actuellement sous les verrous et son procès est en cours.

– Oui, et où voulez-vous en venir ?

– J’y arrive, monsieur le conseiller. Il apparaît qu’Aurobindo Ghose s’intéresse, depuis peu, au yoga, à la méditation et à la religion hindoue. Il travaille à l’avènement d’une ère de notre espèce humaine où régneraient les forces supramentales…

Je regarde mon interlocuteur avec des yeux ronds.

– Et, donc, Monsieur le conseiller, M. Ghose serait donc beaucoup moins dangereux pour nous s’il devenait un illuminé complet. Il a l’air d’être en bonne voie. A condition qu’il quitte notre territoire, nous arrêterions nos poursuites.

– Vous voulez donc qu’il soit accueilli à Pondichéry ou Chandernagor ? 

– Disons que s’il trouve à se cacher chez vous, notre gouvernement apprécierait que… vous le gardiez ! Vous verrez, il parle un excellent français.

Je clôture la fiche concernant Aurobindo Ghose par ces quelques lignes un peu ironiques :

 » Opposant indien à la couronne britannique, philosophe et poète, a priori beaucoup moins violent qu’un ouvrier gréviste métropolitain de la Cgt face à un régiment de dragons : lui délivrer un laissez-passer.  »  

25 novembre 1908 : Stefan Zweig en Inde

Mort. Son cadavre gît à même le sol, la foule passe indifférente à côté de ce corps émacié, vêtu d’un simple pagne. Des intouchables surgiront en fin de journée pour l’emmener vers une gigantesque fosse commune au sortir de Madras. Il n’y aura pas de rite funéraire, pas de crémation à côté d’un fleuve sacré. Le vieillard, trop pauvre pour être inhumé dignement, est mort dans l’indifférence totale sous le seul regard horrifié de Stefan Zweig.

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Stefan Zweig et l’Inde, en 1908

L’écrivain autrichien continue de descendre l’une des rues principales de Madras, joyau de l’Inde, elle-même perle de l’Empire britannique. La chaleur moite, les odeurs de pourriture, les mendiants par centaines sur sa droite, de magnifiques hôtels, gares ou sièges de compagnies privées sur sa gauche. Un continent qui plonge avec les capitaux britanniques dans la modernité du XXème siècle naissant en restant attaché à des traditions très anciennes, incompréhensibles pour un Européen qui ne peut s’attarder.

Stefan Zweig n’aime pas l’Inde. Depuis son arrivée, il n’arrive pas à écrire une ligne correcte sur ce qu’il voit. Faire part de son indignation ? A  quoi bon, ce serait dérisoire. Décrire ce qu’il observe ? Il voudrait plutôt oublier, oublier cette séparation rigide des classes et des races, oublier cette misère de tous les instants, oublier ces Anglais arrogants.

Hier, il a été impressionné par ces funérailles d’Indiens des hautes castes, par ces grands bûchers où se consument des corps avant que l’on disperse les cendres dans le fleuve sacré. Linge blanc recouvrant les cadavres, flammes dansantes, crépitements, fumées blanches.

Il a joint, lui aussi, les mains en signe de recueillement quand les chants ont commencé. Mais son esprit est parti ailleurs. Il a pensé à sa lettre en préparation pour son nouvel ami et maître à penser Sigmund Freud. Il a aussi réfléchi au plan de sa future nouvelle qui devrait se dérouler sur un paquebot transatlantique : un drame entre Européens, une histoire où il voudrait utiliser les enseignements de Freud sur les rêves. Dès qu’il ferme les yeux, l’Inde est loin et son esprit toujours vif, son imagination fertile reprennent leurs droits.

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Madras, 1908

Stefan Zweig n’aime pas l’Inde et pourtant, il a prévu de la parcourir en tous sens. Son ami Walther Rathenau lui a conseillé Madras, Bénarès, Calcutta, puis Ceylan. Aura-t-il le temps d’aller jusqu’en Indochine, s’arrêtera-t-il à Rangoon ?

L’écrivain qui aura vingt-sept ans à la fin du mois, se forme par les voyages. Il ne voudrait pas mourir « avant d’avoir connu toute la terre.  » Dans les chambres d’hôtel, dans les halls de gare, il apprend, lit, exerce sa plume, relit les classiques ou les romans de Schnitzler. Il veut composer une oeuvre faite des milles sensations neuves de ses périples. En quelques pages, entraîner le lecteur des particularités d’un lieu… à l’universel d’une histoire. Tenter de percer les secrets de l’âme humaine en laissant l’intrigue se dérouler au gré d’une passion mystérieuse entre deux êtres.

Emerveillé parfois, fatigué souvent par ces milliers de kilomètres parcourus, il s’interroge sur ce qu’il va retirer réellement de ses multiples séjours.

Il prend alors son carnet à couverture de cuir et jette sur une page blanche cette phrase qu’il ne veut pas oublier :  » On apprend plus tard que la véritable orientation d’une vie… est inscrite au plus profond de soi. »

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