21 septembre 1910 : Le ministre qui fait peur au Président

Partie de chasse hier avec le Président de la République Armand Fallières. La presse est tenue à l’écart, il fait beau, l’air est doux, nous sommes bien entre nous en forêt de Rambouillet.

Le chef de l’Etat arme son lourd fusil à deux coups. Avec un sourire, il se penche alors vers mon patron Aristide Briand, à la fois Président du Conseil et ministre de l’Intérieur en lui glissant à mi-voix, enjoué : « Cher ami, vous savez que j’ignore où j’ai bien pu mettre mon permis de chasse ! ».

Briand lui répond sur un ton étonnamment froid : « Monsieur le Président, voilà qui est tout à fait fâcheux. » Le sourire de Fallières se fige un peu, il se demande si son ministre plaisante. Ce dernier, d’un ton habitué à commander, se tourne alors vers le garde général et lui demande à haute voix – en temps que ministre de l’Intérieur – de contrôler tous les permis de chasse de l’assistance.

Fallières pâlit : le chef de l’Etat tremble comme un enfant pris la main dans le pot de confiture. il voudrait disparaître sous terre.

Dans un grand éclat de rire, Briand le rassure avant qu’il ne devienne totalement blême : « Mais monsieur le Président, pour cette fois, ça ira ! «

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Briand, un humour pince sans rire…

Pour voir une vidéo avec Aristide Briand et Armand Fallières dans d’autres aventures…. Rejoignez le groupe des amis du site « Il y a un siècle » !

24 avril 1910 : Un Président qui essaie de bien se tenir

 » J’aimerais enfin comprendre pourquoi je dois passer avant la dame qui m’accompagne, quand j’entre dans un restaurant ! » Le Président Armand Fallières fait de vrais efforts pour être un parfait homme du monde : prévenant et galant avec ces dames, respectueux et enjoué avec les messieurs.

Ses origines modestes l’obligent à prendre sur lui et on sent que ses manières ne sont pas innées. Je suis debout face à son bureau élyséen et il me demande des explications pour progresser en la matière : « Vous qui avez fait le lycée Condorcet et Ulm, vous devez savoir tout cela ! Le bras qu’il faut donner aux dames, la place qu’il convient de leur laisser dans la voiture, les moments où je dois faire une révérence… J’attends de vous des fiches précises sur le sujet ! » 

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Notre Président de la République, Armand Fallières, essaie d’adopter toutes les bonnes manières

J’ai beau répondre au Président que mes parents ne sont guère issus de la grande bourgeoisie ou d’une quelconque aristocratie (ils étaient instituteurs !) et que les établissements que j’ai fréquentés viennent d’un travail acharné sous la conduite exigeante de ma mère, rien n’y fait. Pour lui, je suis celui qui « sait se tenir » et qui doit tout lui apprendre sur les usages de la bonne société.

Il développe un argument inattendu : « Et la baronne Staffe qui vend des milliers d’exemplaires de son Usages du Monde, elle n’est pas plus aristocrate que vous et moi, figurez-vous. Dans sa demeure de Savigny-sur-Orge, elle se contente de faire des cakes et des gâteaux au chocolat pour tous les marmots qui passent et consacre le reste de son temps à écrire -avec talent – sur les bonnes manières d’un monde qu’elle ne fréquente pas. »

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La bonne baronne Staffe

Je conviens avec Armand Fallières que mes fiches n’apporteront pas beaucoup plus que ce que peut écrire la fameuse baronne.

Le Président a soudainement l’œil qui s’éclaire. Il me demande : « Et si vous alliez faire un tour chez la bonne baronne Staffe, pour me faire des fiches vraiment originales et qui serviront aussi à tous les Présidents qui viendront après moi ? »

Voilà comment je me trouve aujourd’hui, assis confortablement, une tasse de thé à la main, chez la vieille baronne, de son vrai nom Blanche Soyer. Cette dernière a été élevée par ses tantes dont l’une était demoiselle des Postes. Elle a tiré de son éducation rigoureuse de solides principes qui ont fait, une fois arrivée à l’âge adulte, son fonds de commerce pour de nombreux ouvrages de savoir-vivre et des articles par centaine dans la grande presse sur ce même sujet.

Un enfant des voisins sur les genoux – gamin très sage, le pouce dans la bouche – elle m’explique avec délicatesse, toutes les règles du maintien dans la bonne société. Elle est flattée que ses conseils soient transmis par mon intermédiaire au Président de la République.

« Vous expliquerez à votre grand patron, que le plus important est la politesse du cœur, le respect des autres, même de ceux qui vous ont offensé. Le Président de la République, par sa place éminente dans notre pays, doit être celui qui montre l’exemple en toutes circonstances. Tact, discrétion, élégance de l’attitude, qualités d’écoute… N’oubliez pas que Louis XIV levait son chapeau empanaché devant une blanchisseuse ! »

Je prends des notes fébrilement, en m’efforçant de ne rien oublier des propos tenus. Je sens intérieurement que c’est un grand honneur et une lourde tâche que de s’occuper des bonnes manières du Président de la République.

15 février 1910 : Sous la présidence d’un Président soûl

« Il paraît qu’il boit ! » Le Président a entendu la terrible phrase. Beaucoup plus fort qu’un chuchotement et suivi d’un ricanement : les deux élégantes croisées ce matin lors de sa promenade matinale avaient oublié toute discrétion et leurs propos étaient destinés à faire mal. Fallières a passé son chemin, faisant mine de ne pas avoir entendu. Machinalement, il a porté la main à son chapeau pour saluer mais sans pouvoir regarder les deux effrontées aux yeux moqueurs.

Ce soir, la gorgée de vin de Loupillon, servi en l’honneur de sa province natale, dans une soirée à l’Élysée, prend un goût bien amer. Armand Fallières, Président de la République, n’écoute plus la conversation autour de lui. La caricature qu’il a découvert dans la presse de ce soir, le concernant, l’obsède autant que la pénible rencontre de ce matin.

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Il réalise que les caricatures que l’on fait de lui ne sont pas aussi innocentes qu’il n’y paraît. A force de le représenter une ou deux bouteilles à la main, de comparer son corps trop gros avec celui d’une barrique, d’ajouter du rouge à son visage bien rempli, les dessinateurs ont fini par accréditer l’idée que le Président savait lever le coude voire avait un vrai problème avec l’alcool.

Depuis combien de temps parle-t-on dans son dos ? Qui plaisante de cela ? Des amis parlent-ils trop ? Cela va-t-il atteindre son épouse Jeanne qu’il souhaite préserver ? Il imagine le caricaturiste fignolant son œuvre : le salaud ! Pourquoi cette envie de salir ?

Armand Fallières repense à ce haut fonctionnaire qui l’imitait, il y a quelques années, pendant une réunion, en reprenant son accent caractéristique du Lot-et-Garonne et qui faisait rire toute une assemblée de chefs de bureau bien peignés, parisiens jusqu’au bout des ongles, sans se rendre compte qu’il passait à ce moment dans le couloir et qu’il entendait tout. Il imagine que ce chef de service a dû, depuis, enrichir son petit numéro en ajoutant toutes les blagues que l’on peut faire sur un alcoolique célèbre.

Ah ces Parisiens ! Ce soir, il les hait. Précieux, snobs, obséquieux en face, moqueurs dans le dos. Méprisants vis à vis de tous ceux qui sont nés au-delà des boulevards des Maréchaux. Ne supportant pas de voir arriver au pouvoir des hommes de toutes les régions de France, portés par un scrutin républicain qui favorise les départements agricoles.

On ne peut l’attaquer sur ses valeurs, sur son excellente connaissance de la machinerie parlementaire, sur sa capacité à bien choisir les Présidents du Conseil et à les aider judicieusement dans la composition de leurs ministères. On ne peut blâmer son ardeur inlassable à asseoir la Triple Entente, à renforcer les liens avec tous les pays qui peuvent protéger la France contre l’Allemagne. On ne peut donc toucher l’homme politique. La meute se déchaîne dès lors contre l’homme privé. La liberté de la presse, le désir des journaux de vendre à tout prix, la soif d’un public qui aime voir les puissants rabaissés, font le reste.

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La gorgée de Loupillon passe difficilement ce soir. Trop vert ce cru, amer, il racle la gorge. Il finit par faire mal au ventre.

« Ce vin est un tord-boyaux ! » finit par s’exclamer le Président en reposant son verre avec fracas.

« Donnez-moi de l’eau ! » ajoute-t-il furieux. Le maître d’hôtel s’approche en s’inclinant et lâche sur un ton faux de vile soumission : « Vous êtes sûr, monsieur le Président ? « 

Armand Fallières toise l’impertinent, avec un regard qui oublié toute sa bonté habituelle et complète d’une voix sourde, pleine de colère froide et contenue : «Oui, cher monsieur. De l’eau, je vous prie. Et, s’il vous plaît, arrêtez de lire la mauvaise presse. »

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18 octobre 1909 : Le talentueux fils du Président de la République

  « Jamais je ne t’aurais pris à mes côtés si tu n’avais pas eu ton doctorat ! » Le regard que jette le Président Armand Fallières sur son fils André se teinte d’un peu de sévérité mais reste bienveillant. Ce dernier a fini son droit brillamment il y a une dizaine d’années et a réussi à intégrer le barreau. Son père, devenu Président du Sénat en mars 1899 l’a appelé à ses côtés comme chef adjoint de cabinet. Puis, lors de l’accession du père à l’Élysée en janvier 1906, le fils a suivi.

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Le Président de la République Armand Fallières en compagnie de son fils bien aimé, André, devenu son conseiller à l’Elysée.

Le rapport de confiance est là, le dévouement aussi, accompagné d’une compétence certaine pour « éplucher » les dossiers.

La Présidence de la République ne pèse pas bien lourd dans la pratique constitutionnelle de notre régime mais elle joue un rôle de phare, de point de repère. C’est dans ce lieu que se décide notamment qui sera le prochain Président du Conseil. Il revient aussi à M. Fallières de donner les grandes impulsions diplomatiques : la triple Entente n’aurait pu naître sans lui.

André prend la parole : «  J’aide mon père à y voir clair dans le jeu complexe de la vie politique parisienne ; je prépare ses rendez-vous, réunis les informations nécessaires en prenant contact auprès des ministères. J’écris certains de ses discours ou complète ses dossiers par des notes récapitulatives. Un travail dans l’ombre… mais que j’espère utile. »

La famille Fallières est heureuse de m’accueillir ce jour « chez elle ». Madame, toujours élégante, brode et me demande des nouvelles de Georges Clemenceau; le Président s’inquiète de savoir si j’aime le vin de Loupillon -son coin d’origine- qui sera servi à midi. Je réponds à Madame sans trop m’étendre et dit »oh, oui!» concernant le vin (une réponse négative aurait été très maladroite).

André me fait part de son souhait de faire, un jour, lui-même de la politique. « Je me sens un peu jeune et mon père ne cesse de me dire que je manque de bouteille. »

Le Président ajoute : « Quand je serai parti, tu pourras te lancer, mon fils. »

En passant à table, André me prend à part : « Des fois, j’aimerais bien que l’on parle un peu plus de moi dans la presse. Vous avez une idée de la façon dont je pourrais m’y prendre ? »

Je réfléchis un instant pour lui glisser :

«  Votre père fait déjà l’objet de caricatures sévères où on le ridiculise avec son embonpoint, sa face parfois un peu rougeaude et son accent. Vous savez que votre mère en souffre. Méfiez-vous donc des journaux. D’être fils de Président, cela rapproche de la lumière mais peut conduire, si on veut aller trop vite et trop prêt, à se brûler. Les Français ne détestent pas forcément les fils de gens célèbres à condition qu’ils aient la délicatesse de rester discrets.»

22 septembre 1909 : Le procès qui inquiète le Président

« Trop de monde sera éclaboussé ! « . Le Président de la République, Armand Fallières qui se pose en garant de la bonne marche des Institutions et souhaite préserver le prestige de la République, se montre inquiet. Il m’a demandé de le rejoindre discrètement à l’Elysée pour évoquer l’Affaire Rochette.

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L’Elysée me fait part de sa vive inquiétude pour l’Affaire Rochette…

On connaît les mécanismes de cette escroquerie spectaculaire : un ancien chasseur de restaurant à Melun du nom d’Henri Rochette se lance dans la banque et crée le Crédit Minier. Il émet sur toute la France des titres au rendement mirobolant dont il paye les intérêts grâce aux investissements des nouveaux épargnants. Faux bilans, comptes truqués, opacité des montages financiers : les petits porteurs n’y voient que du feu et placent en confiance leurs économies, gages d’une retraite heureuse. Les sommes en jeu deviennent vite gigantesques et la liste de noms de gens célèbres qui ont recours à Rochette ne cesse de s’allonger.

Clemenceau, alerté par ses informateurs du fonctionnement anormal du Crédit Minier, demande aux services du préfet Lépine d’arrêter Henri Rochette. Depuis cette interpellation en mars 1908, l’enquête -complexe – piétine.

Fallières reprend :

 » En fait, nul ne sait comment se dépêtrer de cette lamentable histoire. Les personnalités impliquées comme le député radical Rabier, l’ancien ministre Cruppi ou le député de région parisienne Dalimier, exercent des pressions contradictoires, poussent de hauts cris et demandent à leurs avocats de retarder la procédure. On murmure que des personnes encore plus haut placées ne seraient pas totalement étrangères à ce qui se passe. Joseph Caillaux fait partie de ces noms qui reviennent avec insistance sans que l’on puisse distinguer ce qui relève de la réalité et du règlement de compte politique.

Voilà, cette affaire m’inquiète. Ce cloaque sent particulièrement mauvais et je ne suis pas sûr que le gouvernement actuel puisse le gérer au mieux des intérêts de la République. Clemenceau à la Présidence du Conseil et Briand garde des sceaux, me rassuraient plus que la configuration actuelle où Briand, comme Président du conseil et ministre de l’Intérieur, ne semble guère contrôler efficacement l’action de Barthou à la justice.

Olivier, je vais avoir besoin de vous.  »

Le Président m’explique que le soutien massif (et surprenant) des petits épargnants à Henri Rochette interdit des actions trop vigoureuses à l’encontre de l’inculpé. La tutelle bancaire n’a sans doute pas joué son rôle à temps, le ministère des Finances est peut-être resté trop longtemps passif pendant que les petits porteurs se faisaient plumer au coin du bois. Il va falloir démêler le vrai du faux, interroger discrètement les témoins clés, passer en revue des centaines de pièces comptables ou de bordereaux que les juges d’instruction peinent à comprendre. L’Etat a besoin de voir clair pour prendre les bonnes décisions dans le sens d’un intérêt général qui a trop longtemps été oublié.

Fallières me pose la main sur le bras, reprend sa respiration devenue sifflante et me glisse :

« Vos connaissances financières se révèleront précieuses. Voyez avec Lépine, il vous passera des pièces qu’aucun de ses policiers n’arrive à lire. Je compte sur vous. Il n’est pas question que le procès s’engage sans que l’on sache là où il va mener la République. »

En ce mois de septembre 1909, l’Elysée tremble.

  

17 septembre 1909 : Les vacances des grands de ce monde

 » Celui qui a le comportement le plus surprenant pendant ses vacances, c’est incontestablement Guillaume II  »

Promenade avec Clemenceau dans la campagne à côté de Bernouville. Le Tigre ne se fait pas prier pour me raconter, avec gourmandise, tout ce qu’il sait des moments de détente des têtes couronnées.

« Le Kaiser adore les croisières et réquisitionne régulièrement à cet effet un des puissants navires de la flotte impériale. Dès son lever, il pratique la gymnastique et oblige tout l’équipage à faire de même. Le spectacle de ces vaillants marins enchaînant, avec un sourire forcé, les tractions et les assouplissements au même rythme que leur empereur oubliant toute majesté, a quelque chose de désopilant.

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Le Kaiser Guillaume II mène tout son monde en bateau…

Notre Guillaume II ne peut se passer des informations sur la bonne marche des affaires publiques. S’il est toujours aussi médiocre pour prendre une décision, il veut tout savoir, tout de suite. Dans les navires où il s’installe pour l’été, il fait aligner cinq télégraphistes qui réceptionnent en permanence les messages en provenance des différents ministères du Reich et les apportent, de façon zélée, à leur maître. Tout retard de transmission le met dans une fureur inimaginable. Le Kaiser rédige aussi de façon frénétique des réponses -même si on ne lui demande rien – formule des blâmes ou des encouragements transmis en différents bureaux.  Tout ceci crée une agitation et un désordre permanent dans l’administration berlinoise et oblige le chancelier à rectifier le tir avec sang-froid. Le pauvre !

Curieux, j’interroge Clemenceau sur Edouard VII, le roi anglais très aimé de nos compatriotes.

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Marienbad en 1909

– Ah… Edouard VII reste un grand amateur de jolies femmes. A Marienbad, un de ses lieux de villégiature favori, il passe une bonne partie de son temps à faire la cour à telle ou telle élégante remarquée la veille dans un bal ou un dîner. A l’âge du souverain, cela ne prête guère à conséquence et tout reste sans doute très chaste. Les personnels des hôtels sont habitués des visites du souverain à l’une de leurs charmantes clientes et déroulent, à chaque fois, avec un respect infini, le tapis rouge au moment de son arrivée. Autrement dit, la visite d’Edouard VII n’a rien de discret et c’est tout l’établissement hébergeant l’heureuse élue qui se met en quatre, de façon solennelle, pour que la visite du roi se passe bien. Notez, cher ami, que les belles remarquées par le roi sont souvent françaises.

– Et notre Président de la République ?

–  Comme vous le savez, il doit se contenter du château de Rambouillet. Mises à part les petites promenades quotidienne que M. Fallières effectue d’un bon pas dans les bois, il ne se passe rigoureusement rien dans son château. Peu de visites, aucune jolie femme, pas de fête… La presse fuit ce lieu d’ennui. En 1909, la vie privée de notre chef de l’Etat n’intéresse personne !  » 

25 mai 1909 : « Je fais disparaître la femme du Président de la République »

« Imaginez : la femme du Président rentre dans une boîte rectangulaire, composée de trois cubes réunis, posés debout sur la scène. Par une ouverture, on voit sa jolie tête souriante, par deux autres, sortent ses bras nus et enfin, ses pieds dépassent de deux derniers trous prêts du sol. Je prends à pleines mains la partie haute de la boîte en laissant les deux autres au sol. Je pose ce morceau plus loin sur la scène… et surprise, la tête de l’épouse du Président continue à apparaître par l’ouverture ! Comme si le corps de la première dame de France avait été disloqué ! Les spectateurs sont d’autant plus éberlués que lorsque j’ouvre les autres trous des autres parties de la boîte qui sont restés à leur place initiale, on continue à voir s’agiter, ici, les bras de Mme Fallières et là, ses pieds ! Vous imaginez le succès d’un tel tour ! Le lendemain, toute la presse en parle !  »

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Le célèbre magicien américain Harry Houdini se déchaîne et nous propose un tour peu commun…

Je réponds, avec un sourire jaune :

– Et le surlendemain, je suis viré du cabinet sans indemnités et je finis ma carrière aux archives de la préfecture de police comme manutentionnaire de deuxième catégorie ! Monsieur Houdini, vous êtes fou ! Le public français en général et le sommet  de l’Etat en particulier n’ont pas le même sens de l’humour que vous, les Américains. Je suis effectivement chargé de négocier avec le grand prestidigitateur que vous êtes, quelques amusements pour la fête privée à l’Elysée qui suivra le défilé du 14 juillet. Et comme héritier de notre magicien national Robert-Houdin, vous vous imposez comme l’homme idoine. Je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants. Mais la femme du Président… vous n’y pensez pas !

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M. Houdini, je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants mais la femme du Président, vous n’y pensez pas !

– Monsieur le conseiller, il faut dépasser les spectacles de Robert-Houdin, homme finalement médiocre aux tours usés avec le temps. La disparition dans une boîte a été tellement vue et revue qu’il faut renouveler le style en faisant participer des personnes célèbres ! Ou alors, il faut augmenter la dose de risque : le public new-yorkais me voit plonger dans une boîte en feu ou me noyer dans un bidon rempli d’eau et je fais le tout, les mains attachées dans le dos !

– Renoncez à la première dame de France. Prenez un garde républicain, il sera bien entraîné et vous aidera à faire le spectacle comme il faut !

– Mais non, un soldat ne fera rêver personne. En revanche, un bureaucrate comme vous, cela peut être plus drôle ! Il vous faut un peu de souplesse pour vous glisser à toute vitesse sous la scène et apparaître, dans les cubes, à l’endroit où le magicien attire l’attention des spectateurs. Par votre rapidité de mouvement sous une scène pleine d’ouvertures cachées au public, vous donnez l’impression d’être partout à la fois.

Rapidité et ubiquité, ce sont, j’imagine, les qualités attendus d’un conseiller des plus hauts personnages de l’Etat… même en France ? »

Madame Fallières, première dame de France, ne sait pas à quoi elle a échappé…

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Harry Houdini, magicien et prestidigitateur américain, a 36 ans. C’est l’héritier du Français Jean Eugène Hubert-Houdin, décédé en 1871.

16 mars 1909 : Confidences de la femme du Président

Elle porte des robes à la mode et n’a pas hésité à poser devant les photographes du Journal « L’Illustration ». Jeanne Fallières, née Bresson, est la femme du Président de la République depuis plus de quarante ans. A la suite de l’agression dont a été victime son mari il y a quelques mois, je suis chargé de la rencontrer, pour organiser sa protection.

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Madame Jeanne Fallières, première dame de France, son élégance discrète, ses manières simples…

 » Quand j’étends mon linge dans le jardin de l’Elysée, vous n’allez tout de même pas mettre deux policiers pour m’accompagner ? »

Ce n’est pas de l’ironie mais la question franche d’une femme très bien élevée mais aux façons restées simples.

Je la rassure sur l’intensité de la surveillance qui va peser sur elle. La Sûreté n’a pas les moyens de l’entourer d’une escouade permanente. Seules les grandes occasions -réceptions officielles, déplacements couverts par la presse, rencontres diplomatiques où elle accompagne son mari – justifieront la présence d’un ou deux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.

Tout le long de notre rencontre, elle demeure réservée et m’écoute comme une élève appliquée. Après une hésitation, elle finit par lâcher :

« Et pour les caricatures publiées dans la presse sur mon époux, vous ne pouvez pas faire quelque chose ? »

Elle évoque les dessins peu charitables qui remplissent les colonnes des journaux parisiens qui représentent notre Gascon de chef de l’Etat hilare, le regard satisfait, la bedaine bien remplie et un verre de vin de Loupillon – son coin d’origine – à la main.

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Fallières, « roi du Loupillon »

J’explique à la première dame de France que la presse est libre et que la position de son conjoint l’expose inévitablement à des critiques et à des charges venant des humoristes :

 » Madame, ce sont surtout les Parisiens un peu pédants qui se moquent. Le peuple des campagnes, lui, apprécie un Président qui sait lever le coude, aime la bonne chère et s’attache à rester proche des gens. Ces derniers sont rassurés de savoir qu’à la tête de l’Etat, il y a quelqu’un qui leur ressemble. »

Elle me répond, fataliste :

« Vous employez les mêmes arguments que mon mari. Que n’accepterait-on pas pour gagner ou conserver des électeurs !  »

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La première dame de France avec des amies à Loupillon

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Le couple présidentiel

15 février 1909 : Qu’est ce qu’un bon Président de la République ?

« Je me méfie d’un Président de la République qui serait présent sur tous les fronts, qui ne pourrait plus prendre le recul nécessaire pour s’assurer que les grands arbitrages sont faits ». Lors d’une réception à l’Elysée ce jour, le Président Fallières m’a pris à part. Il continue :

– Figurez-vous que je vais avoir besoin de vous. Il n’est pas exclu que Clemenceau ne passe pas l’année. Son gouvernement est usé par les grèves ; les oppositions à la Chambre se font plus vives chaque jour, sa méthode cassante et souvent autoritaire en exaspère plus d’un. Si votre Patron est renversé, il faudra que le nouveau Président du Conseil que je nomme puisse compter sur un ou deux conseillers restant en place et capables d’assurer la transition.

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Le Président de la République Armand Fallières se laisse aller à la confidence…

– Mais M. Clemenceau est en pleine forme, il demeure prêt à relever tous les défis qu’impose le pays.

– Non, les réformes ne se font pas vraiment. L’impôt sur le revenu continue à susciter la polémique, les retraites ouvrières sont en panne, l’aide médicale bat de l’aile, l’armée a des états d’âme, la marine prend l’eau…

– Oui, mais la police a été réformée, la grève générale évitée…

– Pour combien de temps ?  Ecoutez-moi bien, mon rôle de Président de la République est de rester discret, de ne gêner ni la Chambre, ni les ministres qui sont en première ligne. En revanche, il faut que je sois prêt quand les députés décident de se séparer de l’exécutif en place. Je dois alors bien comprendre les attentes du pays, celles de ses élus ; il convient aussi que j’ai à l’esprit les orientations qu’il conviendrait d’imprimer à l’Etat. Au regard de cette réflexion, je m’efforce de connaître les hommes de qualité pouvant diriger le pays. J’observe les ministres en place, les députés en vue. Je flaire, je compare, je soupèse, j’évalue… et enfin, le moment venu, je tranche.

– Arbitre ultime ?

– C’est cela. Et aussi, ne l’oublions pas, recours suprême. Je suis celui qui ne peut s’user dans l’exercice quotidien du pouvoir. Je reste un homme neuf, un recours. Au delà du tumulte, des luttes de classes, des guerres entre partis, des rivalités de personnes, des conflits d’intérêts, je peux rassembler tous les Français. Celui qui ne prend pas parti est légitime pour arbitrer dans l’intérêt de la Nation toute entière.

– Les Français vous connaissent mal.

– C’est mieux. Notre peuple volontiers versatile se lasserait vite d’un Président omniprésent, intervenant sur tous les sujets, dans tous les grands journaux. Le Président doit avoir le verbe rare, entretenir un certain mystère, une distance qui suscite le respect, une hauteur qui décourage les basses attaques.

– Donc, Président de la République, c’est une bonne place ?

– Oui, la place est bonne… malheureusement, il n’y a pas d’avancement !

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Le Palais de l’Elysée en 1909

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