8 octobre 1910 : Claudel entre odes et rapports

Paul Claudel fait partie des fonctionnaires dont je suis la carrière avec attention. Ses demandes de mutation, d’évolution passent entre mes mains et je fais en sorte que ses missions n’handicapent pas son œuvre créatrice.

Consul suppléant à Boston en 1893, gérant de consulat à Boston en 1894, il passe ensuite quinze années en Chine. Un pays qui le marque profondément : Shangaï, Hankeou puis Fou-Tcheou. Il agit en faveur des missions catholiques et contribue à la préservation du patrimoine architectural de cette immense nation.

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Le consul Paul Claudel

Dans la journée, vissé à sa table de travail, il écrit des rapports, rend des notes, se concentre sur l’obscure vie diplomatique : « je tâche de gagner mon argent » : « je suis payé » me dit-il souvent.

Le soir, lui qui n’aime pas la vie mondaine, il s’enferme pour écrire.

Il vient d’achever ses Cinq grandes Odes : L’Esprit et l’eau, le Magnificat, La Muse qui est la Grâce et la Maison fermée. Au fil des lignes et des vers, nous partageons l’extase lyrique et la foi d’un poète qui nous associe à sa recherche du beau. Inspiré par sa rencontre avec Rosalie Vetch, son amour interdit, il célèbre la femme et sublime son désir pour elle. Il nous livre des poèmes rythmés, emplis d’une mélodie provoquant une émotion sincère :

« Point de contorsions : rien du cou ne dérange les beaux plis de ta robe jusqu’aux pieds qu’elle ne laisse point voir !
Mais je sais assez ce que veulent dire cette tête qui se tourne vers le côté, cette mine enivrée et close, et ce visage qui écoute, tout fulgurant de la jubilation orchestrale !
Un seul bras est ce que tu n’as point pu contenir ! Il se relève, il se crispe,
Tout impatient de la fureur de frapper la première mesure ! »

Je range ces lignes à côté des rapports venant du nouveau consul de Prague. Un certain Paul Claudel.

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Pour en savoir plus sur Paul Claudel à Prague, rejoignez les amis du site « Il y a un siècle » !

12 octobre 1909 : Camille Claudel jusqu’à l’obsession

 La culpabilité qui ronge, occupe une bonne partie de l’esprit, revient à la charge comme un mauvais génie. Paul Claudel n’en peut plus de penser à sa sœur Camille. Cette dernière, sculpteur de grand talent, ancienne élève de Rodin et devenue sa maîtresse avant de rompre de façon particulièrement orageuse, sombre dans une folie sans retour.

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Paul Claudel, sculpté par sa soeur Camille lorsqu’il avait une quinzaine d’années.

La partie raisonnable de mon ami Paul le pousse à s’occuper de Camille en lui apportant des vêtements neufs, en l’aidant à ranger et nettoyer un appartement écurie et surtout à l’écouter patiemment en lui suggérant qu’elle n’est pas seule dans ce monde que sa tête malade lui fait sentir comme de plus en plus hostile.

Une autre voix intérieure lui dit : « tu n’y es pour rien. Garde ta liberté, vis ton métier de diplomate, voyage, écris, tu n’as pas de prise sur cette triste situation, préserve-toi. »

Rendre visite à Camille une fois par an : est-ce le bon compromis pour apaiser sa conscience ? Est-ce suffisant pour que la pauvre femme se sente entourée, aimée ? Certainement pas. Mais Paul n’en peut plus. La vision de celle qu’il admirait lui fait maintenant horreur. L’artiste ne produit plus. Elle est devenue énorme, ne se lave plus guère, déchire le papier-peint de sa chambre, brise ses œuvres, poste des lettres assassines à des inconnus et parle de façon saccadée, le regard fiévreux.

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Camille Claudel semble sombrer inexorablement dans la folie

«  Et s’il m’arrivait la même chose dans quelques années ? «  Claudel s’interroge, se demande si la maladie n’est pas une malédiction familiale qui frappera progressivement toute la fratrie.

Alors il fuit, il tente d’oublier, se tourne vers Dieu, son seul secours, vers l’écriture, sa seule compagne réconfortante. Les mots glissent sur le papier, souplement, au rythme d’une respiration réflexe : il s’éclaircit l’esprit en noircissant la feuille.

Dans son journal, dans ses pièces, Claudel ne parle pas ou fort peu de sa sœur. L’Amour, la quête spirituelle, la poésie et la recherche d’une mélodie des phrases, occupent toute l’œuvre. Camille est absente ou seulement citée de façon brève, factuelle et faussement neutre au détour d’une page. Et pourtant ! Pas une heure sans que l’écrivain ne pense à elle, à ses sculptures merveilleuses de grâce, à ses rires passés, à sa fraicheur qui n’aurait jamais dû s’interrompre. Il se retourne parfois brusquement, persuadé d’avoir entendu sa voix alors qu’il réside à l’autre bout de la planète.

La plume continue à courir sur la feuille, Claudel laisse un instant son bras produire seul, mécaniquement, sa prochaine pièce en trois actes. Son regard se trouble, sa gorge se noue, il prononce en chuchotant ce prénom tant aimé, ces deux syllabes dissemblables et inégalement douces : « Camille… »

Son parfum de l’époque où elle était coquette lui revient en mémoire pendant que ses yeux s’humidifient inexorablement. Il essuie d’un doigt la larme qui commençait à perler et prononce à nouveau le mot « Camille ». Comme un appel, une prière, en tournant la tête vers le crucifix suspendu sur le mur d’en face. Il lui semble que la tête du Christ en croix a les traits de l’égérie de Rodin, qu’il incline la tête comme elle le faisait quand elle sculptait. Dans un nouveau souffle qui l’aide à surmonter sa détresse, il lâche un nouveau « Camille… » avec une douceur infinie, une tendresse de frère qui ne pourra jamais oublier sa pauvre sœur.

11 octobre 1909 : La passion de Paul Claudel

 « On va à la gloire par le Palais, à la fortune par le marché et à la vertu par les déserts ». Voilà ce que m’a répondu mon ami Paul Claudel, ancien consul de France à Fou Tchéou puis Tien-Tsin, quand je lui ai demandé où il souhaiterait être nommé pour son prochain poste. Cela ne m’a guère aidé. Une grande ambassade où il occupera une fonction subalterne ou un consulat européen où il peut espérer le poste de consul ?

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Paul Claudel s’est inspiré de sa passion pour la belle Rosalie Vetch, lors de son séjour en Chine, pour composer son drame en trois acte  » Partage de Midi ».

Londres, Francfort, Berlin, Christiana, Saint-Pétersbourg ? Le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon demande l’arbitrage de la Présidence du Conseil et me transmet un avis réservé sur l’intéressé. La vie privée de Paul Claudel à Fou Tchéou -est-il écrit- a choqué la communauté européenne expatriée : le jeune diplomate s’est pris de passion pour une femme mariée (Rosalie Vetch) rencontrée sur le paquebot assurant la liaison avec la Chine, l’a hébergé ainsi que toute sa famille au consulat et a entretenu, selon toute vraisemblance, une relation adultère.

Je balaie d’un revers de main ce rapport sans grand intérêt qui reflète bien la médiocrité de certains des collaborateurs de Pichon.

Pendant l’après midi, j’établis une note qui remplace ce document du Quai, en proposant une nomination à Prague. Plutôt que de parler de la vie privée du diplomate, j’insiste sur ses qualités d’écrivain qui s’épanouissent plus dans un poste calme de consul que dans une ambassade exposée aux tumultes de relations diplomatiques intenses. Je rappelle qu’il ne souhaite plus être nommé à nouveau Chine. « Cet Empire est dévoré par la vermine, l’impôt foncier perçu est de 400 millions de taëls : 28 millions parviennent au gouvernement impérial. Le reste est mangé par les parasites » m’expliquait-il encore récemment. Je m’efforce d’être d’autant plus convaincant que je sais qu’une mission hors d’Europe empêcherait mon ami de rendre suffisamment visite à sa pauvre sœur Camille, artiste géniale qui sombre actuellement dans la folie paranoïaque et la misère.

A la relecture de ma prose, je repense à cette phrase lapidaire de Paul : « la crainte de l’adjectif est le commencement du style ». J’en profite donc pour supprimer plusieurs mots ou membres de phrases inutiles ou redondants avant de transmettre le tout à la secrétaire.

Je retourne à ses rédacteurs, en le barrant de deux larges traits rouges, le document venant du Quai en ajoutant comme commentaire en face du paragraphe sur la liaison jugée scandaleuse de Paul, ces quelques mots qu’il m’a un jour confiés : « La possession détruit ce qu’il y a de plus sublime dans la passion. »

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Une Chinoise de Fou Tchéou

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