3 mai 1910 : La Grèce sauvée par le régime crétois ?

« Nous sommes prêts à des réformes mais il faudra nous aider ! » Venizelos se cale tranquillement dans le fauteuil qui fait face à mon bureau. Il est fier d’être le seul homme politique grec que la France a choisi de soutenir. Il se sent en position de force.

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Eleftherios Venizelos dirige déjà la Crète. Demain, il pourrait bien prendre le pouvoir à Athènes, si on veut bien l’aider un peu…

Nous n’avons pas le choix. La situation du jeune état balkanique apparaît presque désespérée : budgets déséquilibrés, corruption d’une partie de l’administration gangrénée par le clientélisme, agriculture arriérée qui peine à subvenir aux besoins de la population, armée et marine mal équipées et organisées. La Grèce peut devenir demain la proie d’une Allemagne belliqueuse comme d’un Empire Ottoman instable essayant de remonter la pente de l’Histoire.

La mise en place d’une Commission internationale des finances publiques n’a pas servi à grand-chose sauf à blesser l’amour propre des habitants. L’instabilité ministérielle demeure tandis que la question macédonienne et le sort de la Crète – liés à des revendications territoriales grecques et des rêves de grandeur comme l’enosis – pourrissent le climat de toute la région des Balkans et enveniment les relations internationales.

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Les Balkans avant 1912

La Grèce s’industrialise trop peu, trop lentement et n’attire pas suffisamment les capitaux des investisseurs qui lui préfèrent la Russie, les colonies, les gisements de pétrole d’Orient ou les Amériques.

Pourquoi parier sur Eleftherios Venizelos, le puissant chef crétois ? Il apparaît plus honnête que les autres, plus fin, plus stratège avec une dimension incontestable d’homme d’Etat qui manque au bouillant colonel Zorbas, le seul à émerger actuellement sur la scène grecque.

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La maison de Venizelos en Crète est déjà discrètement protégée par les hommes du deuxième bureau français

Nous savons que Venizelos va nous demander de l’argent, beaucoup d’argent, s’il accède au pouvoir. Le bas de laine des Français, des Allemands ou des Anglais dont les économies semblent inépuisables, sera le bienvenu. Une autorisation d’emprunt sur les places de Paris, Londres ou Berlin, la garantie des banques nationales, des articles bienveillants de journalistes financiers peu regardants… nous connaissons la musique.

Quand le berceau de la civilisation européenne prend feu, il faut bien que toute l’Europe se transforme en pompier.

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Bonne nouvelle ! Ce site vient d’avoir un « petit frère » ! Un autre Olivier va connaître de drôle d’aventures… il y a trois siècles, à la cour du roi Louis XIV.

Un héros né dans des conditions mystérieuses, des intrigues et des complots dans l’entourage d’un monarque tout puissant mais vieillissant, des luttes de pouvoir impitoyables mais aussi une époque pleine de promesses malgré le poids des guerres, les famines encore fréquentes, les terribles hivers.

Une histoire qui prendra un peu plus la forme d’un « roman » que le site « Il y a un siècle » mais toujours le désir de vous divertir.

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13 avril 1910 : Ne pas humilier une Grèce en faillite

« Il ne faut pas humilier les Grecs ! » Petit pays récemment reconstitué sur une partie des décombres d’un Empire Ottoman finissant (traités d’Andrinople et de Londres de 1829 et 1830), peuple qui s’est fait remarquer par une courageuse guerre de Libération de plus de huit ans qui a tenu en haleine toute l’Europe, la Grèce de Georges 1er est aujourd’hui exsangue financièrement.

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Le roi des Grecs, épris de démocratie, Georges 1er

Rien ne va : les recettes fiscales restent structurellement inférieures au train de vie d’un État imprévoyant et prompt à s’engager dans de nouvelles et coûteuses aventures guerrières (le mythe de Grande Grèce ou Ιδέα Μεγάλη); les élus et les partis politiques de cette petite démocratie distribuent de façon clientéliste les nombreux emplois publics (les Grecs ont un nombre ahurissant de fonctionnaires) ; les services fiscaux ressemblent à une grande passoire incapable de quadriller des territoires qui dissimulent chaque fois qu’ils le peuvent, leurs maigres richesses ; l’instabilité politique (58 gouvernements depuis 1864) bloque toute réforme de fond en limitant l’horizon des ministres au très court terme ; la charge de la dette s’alourdit et les bailleurs de fonds internationaux, inquiets sur les perspectives de remboursement, n’acceptent plus de prêter qu’à des taux élevés.

Le conflit avec la Sublime Porte de 1897 au sujet de la Crète qui s’est traduit par une déroute militaire grecque, oblige le royaume à payer une somme de quatre millions de livres turques.

Bref, la Grèce est aux abois.

Je suis chargé ce jour de proposer au gouvernement des mesures d’accompagnements qui traduisent l’indéfectible soutien de la France à une nation amie et berceau de notre culture. Les consignes d’Aristide Briand – « il ne faut pas humilier les Grecs » – doivent trouver dans mes propositions une forme concrète.

J’indique tout d’abord que la présidence de la Commission internationale de contrôle des finances publiques doit revenir à une France bienveillante (elle est le plus gros bailleur de fonds et les emprunts sur la Place de Paris se font dans des conditions encore relativement favorables), puis je propose l’accord gouvernemental à l’émission de plusieurs tranches d’emprunts destinés aux investissements lourds et enfin, je suggère que nous soutenions discrètement la carrière du prometteur premier ministre crétois Eleftherios Venizelos et que nos banques intensifient leurs prises de participation dans l’économie locale en injectant ainsi des capitaux frais, placés durablement.

Pendant que j’écris, je pense un instant aux paysans du Péloponnèse cueillant paisiblement leurs olives non loin des enfant pieds nus gardant leurs chèvres et aux marchands plein d’entrain des bazars d’Athènes : tout ce petit monde devine-t-il que son sort se règle actuellement sous la plume d’un fonctionnaire parisien qui n’a mis les pieds chez eux qu’avec un guide Joanne bleu en regrettant amèrement que les rares panneaux de direction soient rédigés dans une langue décidément trop éloignée de celle apprise sur les bancs du lycée ?

1er février 1910 : Un cochon dans le ministère

«  Vous devez bloquer les cochons serbes ! » Le massif attaché d’ambassade austro-hongrois se dandine sur son siège après avoir prononcé ces paroles définitives avec un fort accent allemand.
Pour le cas où je ne comprendrais pas, il ajoute :
«  Notre empire interdit, pour des raisons sanitaires, l’importation, sur son territoire, de porcs venant de Belgrade et des environs. Nous constatons avec stupeur que la France se rend coupable d’un contournement de nos lois douanières en favorisant le transit de ces animaux par Salonique et ensuite leur diffusion dans toute l’Europe. Je vous transmets donc les protestations officielles du comte Ährenthal, notre ministre des Affaires étrangères. »

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Le comte Alois Lexa von Ährenthal, puissant ministre des Affaires étrangères de Vienne, fait transmettre des protestations officielles à la France, lors de la « guerre des cochons » qui oppose, depuis maintenant deux ans, son pays à la Serbie.  

J’ai pour consigne de faire le dos rond. Nos relations avec Vienne restent placées sous le signe de la méfiance mais officiellement, rien ne doit pouvoir être reproché à la France. La Serbie – pays et peuple amis – bénéficie bien d’un soutien mais qui doit être aussi efficace que discret.
Nos canons 75 de Schneider équipent, par exemple, la puissante armée serbe et sont préférés par les stratèges de Belgrade aux pièces d’artillerie de 77 de Skoda Autriche. Quant aux fameux cochons, Paris se fait un plaisir de faire un pied de nez à l’administration viennoise en aidant Belgrade à les exporter. L’annexion, sans avertissement ni précaution, de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire de Habsbourg trouve ici, selon nous, une juste punition.
Je me fends de paroles rassurantes et creuses en espérant endormir la méfiance du diplomate autrichien : « La France a le plus grand respect pour les règlements vétérinaires de votre empire. Mais elle vous serait reconnaissante si ceux-ci ne s’étendaient pas à toute l’Europe. L’empire Ottoman dont les douanes travaillent, vous le savez, en coopération étroite avec la France, ne peut accepter que Salonique ne puisse pas accueillir sur son sol les porcs serbes. Dans notre pays, un dicton affirme que dans le cochon, tout est bon. Il est donc judicieux de mettre cette excellente viande à disposition de tous les occidentaux. »

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Les porcs serbes passent par Salonique, sous contrôle ottoman et donc sous forte influence française.

Le diplomate viennois se tord alors de rage. Il pousse un cri de bête que l’on égorge et devient rose rouge en faisant passer un souffle puissant par sa gorge puis son nez. Les ongles de ses mains lacèrent l’accoudoir de son fauteuil qui ploie sous sa forte corpulence. Les dents de cet homme fou furieux deviennent autant de crocs laissant passer des jurons allemands que je m’interdis de traduire à mes lecteurs.
Lassé, je me lève pour ouvrir la porte de mon bureau au diplomate qui vient de franchir d’un coup toutes les barrières de la bienséance.
Il me quitte en braillant et en grouinant tout en tapant et raclant ses pieds sur le parquet, comme s’il voulait me charger.

Au moment où je me retrouve seul, je constate avec horreur que le triste sire a laissé une trace de son passage. Une forte flatulence s’est répandue dans toute la pièce et me contraint à ouvrir la fenêtre en retenant, en attendant, ma respiration.
Aristide Briand entre alors, hilare et lâche, en se bouchant ostensiblement le nez et dans un grand éclat de rire : «  Mais, cher ami, vous avez laissé tomber vos dossiers pour vous lancer dans l’élevage de cochons ? »

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21 décembre 1909 : Bell espionne ? Vous plaisantez !

« Mais c’est une espionne que vous recherchez ! Pour qui me prenez-vous ? »

Je laisse passer l’orage et reprends mes explications :

« Le chemin de fer appelé Bagdad Bahn, s’il voit le jour, permettra aux Allemands un accès facilité aux ressources pétrolières qui viennent d’être découvertes à Mossoul. Il évitera aussi à Berlin d’être dépendant du canal de Suez pour contrôler ses colonies d’Afrique Orientale et enfin, il ouvrira de multiples portes pour une pénétration d’un Empire Ottoman bien affaibli par le Reich de Guillaume II. »

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Le Bagdad Bahn, le train de toutes les convoitises…

Gertrude Bell m’écoute en remettant machinalement une de ses mèches brunes derrière son oreille. Son regard s’adoucit et ses yeux me renvoient tour à tour de l’ironie et une pointe de curiosité : «  Que va-t-il encore inventer ? » semblent-ils dire.

La jeune archéologue anglaise est retenue ce jour par la police du port de Marseille. Grande et mince, nerveuse et musclée, il se dégage une force considérable de cette femme au parcours peu commun. Une des premières fille à être diplômée d’Oxford en histoire, devenue spécialiste des fouilles dans les ruines antiques du Djebel druze, de Turquie ou de Mésopotamie mais aussi alpiniste respectée dans le petit monde des guides alpins, Gertrude Bell collectionne à 41 ans les exploits et les audaces.

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Gertrude Bell n’a pas envie d’être espionne

J’ai demandé que l’aventurière soit interpellée pour un motif fallacieux avant de monter dans un paquebot pour Alexandrie, le temps pour moi de la convaincre de travailler pour le 2ème bureau qui peine à trouver des agents parlant parfaitement arabe et capables d’opérer avec aisance dans le triangle Constantinople, Bagdad et Beyrouth.

La mission que je souhaite lui confier ?

  • Collecter des informations sur la reprise du projet de chemin de fer pour Bagdad, chantier arrêté après le massacre des Arméniens par les Turcs dans la ville d’Adana située près de la future ligne.
  • Convaincre les ouvriers -souvent Arméniens- de ne pas reprendre le travail.
  • Miner le moral des ingénieurs européens choqués par le spectacle des violences de certains militaires et celui de leurs adjoints turcs, éloignés de leurs bases en plein désert dans des conditions climatiques particulièrement éprouvantes.

Gertrude Bell m’écoute toujours mais secoue négativement la tête. Elle me coupe :

« Vous savez, les suffragettes n’ont déjà pas réussi à me convaincre de les suivre et pourtant, elles ont insisté. Par agacement face à leurs pressions, j’ai même rejoint une ligue contre le vote féminin en Grande Bretagne.

Votre argumentation me donne des envies semblables : faire le contraire de ce que vous me demandez. Consciente des enjeux, je n’en ferai rien… mais ne comptez pas sur moi. Seul mon pays, le Royaume-Uni, pourra me demander de tels services. »

Elle se lève, me tend la main et serre la mienne avec vigueur, remet son chapeau, ajuste le bas de sa jupe blanche et s’en retourne sans rien dire, la tête haute.

Je donne l’ordre de la libérer immédiatement, penaud, peu fier d’avoir retenu, avec un mauvais prétexte, une femme qui a toutes les qualités pour devenir, un jour, une héroïne de roman.

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Gertrude Bell, diplômée d’histoire à Oxford, alpiniste respectée est surtout une archéologue reconnue.

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29 et 30 août 1909 : O comme Ottoman

 L’homme malade de l’Europe. Un ventre mou instable voire dangereux pour notre sécurité collective. L’Empire Ottoman n’est plus que l’ombre de lui-même. Jadis puissance menaçante pour un Occident divisé (on se souvient des Turcs assiégeant Vienne sous Soliman le Magnifique), la Sublime Porte grince, se rouille avant d’être enfoncée par la Russie, la France, l’Allemagne ou l’Angleterre qui se disputent ses accès à la mer, le produit de ses taxes internes, ses voies de chemin de fer ou ses mines.

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Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par la direction du journal « Le Temps »

Un dernier sursaut ou un renouveau engagé depuis l’an dernier avec la révolution des Jeunes Turcs ne suffit pas à ralentir la désagrégation de cette Europe du sud-est et de ce Proche-Orient compliqué.

La liste des nouveaux pays qui se forment, des provinces qui gagnent leur indépendance ou basculent sous le contrôle d’un État plus puissant dans ce pourtour méditerranéen donne le tournis. Une Bosnie-Herzégovine sous contrôle autrichien depuis 1878, une Thessalie et une Crète qui basculent dans le giron grec respectivement en 1881 et en 1908, une Roumélie annexée par les Bulgares en 1885, une Slovénie et une Croatie revendiquée par les ambitieux Serbes et qui sont à l’étroit dans un Empire Austro-Hongrois devenu agressif, sans parler des aventures palestinienne, syrienne ou égyptienne soumises aux vents anglais, français voire allemands.

Partie de la planète instable, ferment d’un monde nouveau capable d’accoucher du meilleur comme du pire.

Croisement de l’Occident industriel en voie de déchristianisation et de l’Orient qui se cherche à l’ombre d’une splendeur passée, le monde ottoman essaie, sous l’impulsion des jeunes officiers et intellectuels du Comité Union et Progrès, une synthèse aussi habile que périlleuse.

Ces derniers veulent aussi bien promouvoir une identité turque que préserver ce qui peut être sauvé dans l’Empire, tout en mettant en avant les droits de l’homme et la démocratie parlementaire. Le tout dans un Anatolie encore largement paysanne et arriérée.

Nous assistons donc, souvent impuissants, au choc d’objectifs incompatibles qui représentent pourtant le souhait de tout un peuple qui ne veut plus de la domination occidentale. L’Histoire s’écrit avec l’encre des aspirations contradictoires d’un régime marqué par les luttes de pouvoir ou les alliances improbables entre les tenants de l’ancien régime du sultan, les jeunes diplômés issus des universités d’Europe de l’Ouest et une armée qui veut des consignes claires. Convulsions, soubresauts, râles d’une dictature mourante qui se mèlent aux cris de nouveau-né d’une démocratie hésitante très tentée par l’autoritarisme.

Le monde ottoman est un baril de poudre où se chamaillent des artificiers pas toujours habiles qui allument des mèches qui pourraient bien tout faire sauter demain ou après demain.

22 mai 1909 : Je recrute « Lawrence d’Arabie »

Mission du moment peu évidente : trouver un ou des jeunes gens capables d’effectuer des opérations secrètes au Proche-Orient, dans cet empire ottoman en pleine décomposition et soumis aux convoitises de toutes les puissances européennes. Les conditions à remplir ? Parler au moins l’anglais et le français, être à l’aise dans les pays arabes, posséder une solide culture générale facilitant la compréhension des enjeux complexes de cette région et enfin être un sportif accompli. Pas évident de mettre la main sur l’oiseau rare.

Les officiers du 2ème bureau sont trop vieux, pas assez mobiles ; les diplomates français ne veulent à aucun prix servir pour l’armée ; les jeunes Saint-Cyriens se méfient d’une carrière dans les services secrets qui n’ont pas toujours une réputation de grande droiture. Mes recherches sont donc jusqu’à présent restées vaines et c’est le pur hasard qui me fait tomber, ce jour, sur un personnage hors du commun.

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Les cheveux clairs, élancé, le menton volontaire, issu d’Oxford, c’est un Anglais de vingt-deux ans qui parle notre langue presque sans accent. Il a déjà voyagé au Proche Orient…

Les cheveux châtains clairs, élancé, le menton volontaire, issu d’Oxford, c’est un Anglais de vingt-deux ans qui parle notre langue presque sans accent. Vêtu d’une veste de tweed simple mais bien coupée, il a de l’allure dans sa chemise d’un blanc impeccable. Des gestes mesurés, une vraie attention aux préoccupations d’autrui, un léger sourire montrant son empathie, il s’affirme déjà comme un parfait gentleman.

Il a parcouru en tous sens notre pays à bicyclette, seul ou avec des amis et a écrit à sa mère de longues lettres sur nos monuments et cathédrales. Il connaît Chartres, Aigues-Mortes, Carcassonne, le Mont-Saint Michel… Il a tout retenu de notre patrimoine architectural et ses mollets sont durs comme de l’acier.

Mais surtout, il est déjà allé à Beyrouth, Saïda, Tripoli, Damas, Hassan… Là-bas, il a su se fondre dans la population, a commencé à apprendre la langue, les coutumes, avec pour seules ressources son intelligence, ses capacités d’adaptation et un courage physique hors du commun. Marcher en pleine chaleur, dormir peu, après une longue étape, pour repartir à l’aube, ne lui font pas peur et ne l’empêchent nullement de tout retenir de ce qu’il voit et entend, grâce à une mémoire qui ne lui fait jamais défaut.

Notre rencontre a lieu au musée de Rouen où il examine pendant trois jours toute la collection avec un regard de spécialiste. Il écoute ma proposition avec intérêt et pendant que je parle, son regard bleu gris bienveillant, m’invite à aller jusqu’au bout, sans avoir à craindre une mauvaise réaction de sa part.

Il me répond avec tact, courtoisie et humour.

 » Monsieur le conseiller, votre proposition de travailler pour la République française est un grand honneur pour moi. Je suis sensible à votre argument de donner une tournure concrète à l’Entente cordiale entre nos deux pays en engageant un jeune diplômé britannique dans les rangs des services secrets français.

Je ne suis cependant pas sûr d’être l’homme qu’il vous faut. Ma thèse de doctorat sur L’influence des croisades sur l’architecture militaire européenne me prépare mal à vous transmettre des rapports de qualité sur le tracé stratégique de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et sur les tribulations des Allemands à Damas ! Je me vois plus faire des fouilles tranquilles près de l’Euphrate pour le Magdalen College que surveiller les agents en casque à pointe du Kaiser. 

Ma passion pour le monde arabe s’accommode plus d’activités civiles et pacifiques que de missions militaires. Et puis, je suis, avant tout, sujet de sa gracieuse Majesté. Je lui dois fidélité absolue. Aider la République française, pourquoi pas ? Mais je ne peux pas prendre votre uniforme…  »

Je ne me décourage pas de cette réponse et prend ses coordonnées sur un petit carnet.

 » Cher ami, je note votre nom sur mon calepin de cette façon : Thomas Edward Lawrence, l’Anglais qui parle trois langues et comprend, déjà très jeune, le Proche Orient. A toutes les capacités pour nous aider dans la région. Transmettre au 2ème bureau une fiche, en lui donnant pour nom de code : Lawrence d’Arabie.  »

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Bien penser à transmettre au 2ème bureau une fiche en lui donnant pour nom de code : « Lawrence d’Arabie »…

14 octobre 1908, Bosnie Herzégovine : quand l’Europe joue avec le feu

Les faits : le 5 octobre 1908, l’Empire Austro-hongrois annexe officiellement la Bosnie Herzégovine, pays qu’elle occupait depuis trente ans déjà.

Depuis dix jours, les réactions dans les chancelleries occidentales sont très négatives. La France et l’Angleterre parlent de « coup de force » des Autrichiens. L’Allemagne regrette de ne pas avoir été consultée et considère qu’il s’agit d’une action « unilatérale ». La Russie, enfin, se sent humiliée d’être exclue de l’avenir d’un peuple en majorité slave.

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Une rue de Sarajevo en 1908

Quant à l’Empire Ottoman, il n’émet que de faibles protestations. C’était lui qui exerçait, sur le papier du moins, la souveraineté sur ces terres du sud de l’Europe. On murmure que le Sultan aurait bénéficié de transferts importants de fonds venant de la monarchie habsbourgeoise.

D’un strict point de vue diplomatique, la crise devrait se calmer rapidement. Les troupes de François-Joseph occupaient déjà Sarajevo et sa région, il n’y a donc pas de changement d’un point de vue militaire. En outre, Vienne réalise de gros efforts pour tirer vers le haut ces territoires encore peu industrialisés : construction de ponts et de 6500 kilomètres de lignes de chemins de fer, agrandissement des routes, électrification des villes, alphabétisation de la jeunesse… Autrement dit, l’annexion ne fait que confirmer un état de fait économiquement bénéfique.

Pour autant, cet événement reste lourd de menaces.

Il est la démonstration du manque de concertation entre Etats européens. L’action unilatérale, la politique du « fait accompli » semble payante. Le traité de Berlin de 1878 (qui règlait le sort des anciennes possessions ottomanes en Europe) devient lettre morte. Ceci rajoute de l’incertitude dans les relations diplomatiques et n’est pas facteur de paix.

Ni la Bosnie, ni l’Herzégovine ne sont allemandes. Composées de Serbes orthodoxes, de Croates catholiques et de « Turcs » musulmans, ces deux contrées sont des mosaïques potentiellement instables, où la cohabitation entre religions et nationalités ne va pas de soi. Les jalousies entre Serbes, Croates et Turcs peuvent naître à tout moment : à la faveur de la construction d’un pont, du recouvrement inégalitaire d’un impôt, de l’implantation d’une école à un endroit plutôt qu’à un autre.

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Caricature dans un journal autrichien : les Bosniaques sont considérés comme « arriérés » par les Autrichiens et les Hongrois. Aucun des deux peuples ne veut payer, avec ses impôts, pour le développement de cette région.

Belgrade, la capitale voisine, continue à rêver d’une « Grande Serbie » et des nationalistes de part et d’autre de la frontière mènent des activités parfois violentes (avec le soutien des services secrets de Belgrade ?)  que la police autrichienne peine à contrôler et réprimer.

Les Balkans demeurent une poudrière. Poudrière de peuples rivaux, de religions différentes. Poudrière faite de conflits d’intérêts entre puissances : les Russes souhaitent rester influents dans cette région en partie slave ; les Autrichiens veulent, avec le soutien implicite de l’Allemagne, préserver la partie sud de leurs frontières ; l’Angleterre reste attentive à la libre circulation des marchandises sur les voies maritimes et à l’équilibre des forces sur le continent ; la France se méfie de toute démarche d’expansion d’une nation germanique.

Pour qu’une poudrière soit dangereuse, il faut un baril de poudre. Il existe donc, ce sont les Balkans.

Pour aboutir à une explosion, il faut aussi une mèche et une étincelle. Le système des alliances entre puissances, la tentation des coups de force de la part des Etats européens, les actions troubles des services secrets serbes ou autrichiens, forment bien une « mèche » dangereuse.

Et l’étincelle? Pour l’instant, il n’y en a pas.

Pour l’instant.

28 juin 1908 : Empire Ottoman : la mission secrète tourne au fiasco

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Le Palais du Sultan sur les hauteurs de Constantinople appelé « Palais Yildïz »

Lors de mon dernier jour à Constantinople, les choses ont failli très mal tourner. Ma rencontre avec l’opposant au régime Niyâzî Bey n’a pas été aussi discrète que les agents du 2ème bureau français (service de renseignement) le souhaitaient. Pendant tout l’entretien, nous avons manifestement été observés par la police secrète du sultan et le résultat ne s’est pas fait attendre.

Vendredi matin, une dizaine de policiers turcs ont frappé à la porte de mon appartement du quartier de Beyoghlu. Très poliment, ils m’ont demandé de les suivre jusqu’au Palais du sultan à Yildiz. Compte tenu du long trajet nous séparant de la résidence impériale, nous avons pris place dans deux automobiles qui nous attendaient en bas des escaliers.

Pendant le trajet, l’interrogatoire a commencé : que faisiez-vous avec  Niyâzî Bey ? Quelles sont vos fonctions exactes auprès du Président du Conseil français ? Quelles sont les informations que vous détenez sur le fonctionnement de l’Empire ? Quels sont vos autres contacts à Stamboul ? Quels sont les noms des agents français assurant votre protection ? Tout cela restait courtois, était formulé dans la langue de Molière mais je n’en menais pas large. Il était très préoccupant qu’un fonctionnaire proche de G. Clemenceau soit arrêté en territoire étranger et soumis aux questions de la police locale. L’incident diplomatique était probable avec des conséquences imprévisibles.

Alors que nous nous engagions dans la petite route bordée d’arbres qui mène aux hauteurs de Constantinople – là où se terre le sultan – nous avons été brusquement arrêtés par la charrette d’un pauvre paysan barrant toute la chaussée et empêchant notre progression. Quelques policiers turcs sont sortis du véhicule pour demander sans ménagement au charretier de se pousser. C’est alors qu’une trentaine d’agents du deuxième bureau français, solidement armés et menaçants, ont surgi de nulle part et ont demandé aux policiers turcs de me libérer immédiatement. Ces derniers se sont exécutés sans résistance et j’ai été emmené grâce aux deux automobiles qui avaient changé de propriétaires, jusqu’aux rives du Bosphore. L’officier français qui commandait l’opération m’a indiqué :

 » Monsieur le conseiller, nous vous avons libéré dès que nous avons pu. Il faut que vous quittiez immédiatement Constantinople et l’Empire Ottoman. Les hommes du sultan risquent de devenir hargneux s’ils vous retrouvent. Une barque et des agents français vous attendent sur les rives du Bosphore et vous conduiront jusqu’à un « vapeur » ami. Ce bateau traversera la mer de Marmara et vous emmènera jusqu’en haute mer où vous attend le cuirassé « Brennus » qui était justement en manoeuvre aux abords des Dardanelles.  »

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Le cuirassé Brennus, escadre de Méditerranée, en 1908

Après ces aventures un peu rocambolesques, j’écris donc aujourd’hui ces quelques lignes sur un navire de la « Royale » en attendant de rejoindre la rade de Toulon.

Je m’attends à une « engueulade maison » de la part du directeur de cabinet Winter à mon retour au ministère. Il est attendu d’un conseiller de G. Clemenceau du tact et de la discrétion. Or, on ne peut pas dire que mes mésaventures avec les policiers du sultan, l’intervention de trente agents du 2ème bureau pour me libérer et l’interruption des manoeuvres d’un cuirassé pour pouvoir me rapatrier sur le territoire national soient la preuve d’une mission particulièrement réussie. Il me reste quelques jours en mer pour préparer ma défense ; ça va barder ! 

25 juin 1908 : La France amie de la République turque de demain

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Niyâzî Bey, héros de la révolution jeune-turque qui se prépare

Je suis arrivé il y a cinq jours, par l’Orient Express, à Constantinople, dans le cadre de la mission secrète destinée à  “savoir ce qui se passe dans l’Empire Ottoman, faire des propositions pour réorganiser notre action diplomatique dans ce pays et mieux affirmer la place de la France”.  

 » Cela fait trois nuits que je ne dors plus !  » . Niyâzî Bey que je rencontre dans le plus grand secret grâce à l’entremise des agents du 2ème bureau (services de renseignements français), est effectivement épuisé. Dans son regard, brille pourtant une flamme intacte, reflet d’une volonté sans faille.

Officier de la IIIème armée ottomane stationnée en Macédoine, meneur du mouvement d’opposition « Jeunes Turcs « , il m’expose les raisons pour lesquelles il souhaite renverser le régime du sultan.

 » – Le régime tyrannique du sultan Abdül-Hamîd est devenu insupportable. Il étouffe les libertés et ne permet pas de sauver l’Empire. A Reval (je devrais dire comme les Estoniens :Tallinn), Nicolas II et Edouard VII viennent de se rencontrer. Personne ne connaît le contenu des entretiens mais les fuites dans la presse laissent penser que les puissances russes et anglaises ont travaillé sur le démembrement de l’Empire Ottoman. Je ne peux admettre une telle chose et puisque nos gouvernants ne réagissent pas, je prends le maquis.

– Vous ne pensez pas que c’est plutôt la propagande allemande qui jette de l’huile sur le feu en donnant une importance et une signification à une rencontre finalement assez banale ?

– Peu importe. La solde des officiers n’est plus jamais versée dans les temps. Les ordres n’arrivent plus en Macédoine ou ils sont contradictoires. Les produits alimentaires atteignent dans tout le pays un niveau jamais égalé et de nombreuses villes connaissent des émeutes contre la vie chère. Le peuple réclame du pain, les lettrés veulent plus de libertés, les peuples non-turcs veulent leur indépendance… et plus personne ne veut du sultan, marionnette aux mains de l’Etranger. L’armée doit prendre la direction des affaires et sauver l’Empire.  »

Les consignes que m’a données le directeur de cabinet de G.Clemenceau sont claires. Je dois ménager tous ceux qui sont susceptibles d’avoir un rôle dans le monde turc de demain. Je promets donc à mon interlocuteur le soutien de la France…         sans bien préciser la forme de notre appui. Je lui demande en retour de préserver les intérêts de notre pays si les Jeunes Turcs arrivent au pouvoir.

Pour sceller notre amitié, je lui propose une pleine valise de billets.  » Pour aider votre mouvement « , dis-je, un peu gêné par ce cadeau manquant un peu de noblesse mais souvent utilisé dans la diplomatie parallèle.

A ce moment, Niyâzî Bey se lève. Il reste souriant mais sa voix s’est durcie.

« Monsieur le conseiller, je ne peux accepter cette obole. Pour nous, la France, c’est la Révolution de 1789, les droits de l’homme et du citoyen, la Patrie des Lumières. Je ne peux recevoir un soutien sous cette forme. C’est une question de dignité.  »

Je lui tends alors la main franchement en le regardant dans les yeux. « Vous avez raison, je suis désolé et ne voulais pas vous blesser « , dis-je. Nous nous séparons en riant et en nous donnant l’accolade.

La France sera l’amie de la République turque de demain.

24 juin 1908 : La France aime les Turcs

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Yvan Aivazovsky (1817-1900)
Constantinople, la mosquée de Tophane

Je suis arrivé il y a quatre jours, par l’Orient Express, à Constantinople, dans le cadre de la mission secrète destinée à  “savoir ce qui se passe dans l’Empire Ottoman, faire des propositions pour réorganiser notre action diplomatique dans ce pays et mieux affirmer la place de la France”. Je suis reçu aujourd’hui au siège somptueux du Conseil de la Dette publique, présidée par un délégué français.

 » Nous sommes ici chez nous !  » s’écrie, ravi, Georges Marchand, délégué français au Conseil de la Dette Publique.

La Dette Publique, un Etat dans l’Etat. En 1875, l’Empire Ottoman a connu la banqueroute et, sous la pression de ses créanciers occidentaux, a dû ensuite créer cet organisme distinct de son ministère des finances, chargé de garantir le bon paiement des emprunts turcs. 

La Dette Publique a le monopole du commerce du sel, perçoit l’impôt sur les alcools, les soies, la pêche ou les tabacs. Elle est présidée, à tour de rôle, par un délégué français ou britannique. Petit détail : elle emploie à elle seule 6000 fonctionnaires répartis dans 750 agences sur tout le territoire ottoman.

Notre pays ne se contente pas de codiriger la Dette Publique. Il possède aussi l’essentiel de la Régie des tabacs et contrôle ainsi tous les revenus issus de cette production. Il possède enfin la majorité des capitaux de la Banque ottomane, principale institution financière turque.

Au fil des temps, la France est devenue le premier investisseur au sein de l’Empire du Sultan en dépassant largement l’Angleterre et sans être rattrapé par l’Allemagne.

La diplomatie turque utilise le français comme langue administrative ; Constantinople est le siège de plusieurs journaux turcs qui emploient la langue de Molière. Mon hôte achète chaque jour l’un d’entre eux : le Stamboul

 » Dans les écoles, dans les banques, dans les ambassades, dans le monde des affaires, au théâtre, on parle français, on pense, on raisonne en français. Partout, on peut payer avec l’argent français. Nous ne dépendons que des tribunaux parisiens. Nous sommes ici chez nous, je vous dis !  » . Georges Marchand est visiblement content de lui.

Je ne suis pas sûr que les Turcs  -fiers de leur civilisation et de leur nation multi séculaire  – apprécient comme cela la situation. Cette arrogance gauloise me gêne. Aucun peuple n’accepte durablement d’être dominé par un autre.

Dans mon carnet de voyage qui servira à faire mon rapport à G. Clemenceau, je note immédiatement cette simple idée :  » Etre, à l’avenir, plus humbles dans nos relations avec les Turcs  » .

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