27 décembre 1909 : Si nous voulons rester en Indochine…

« On leur met le timbre de la douane sur la peau du ventre ! » Adolphe Messimy ne décolère pas. Son rapport sur l’Indochine qu’il me remet ce jour, souligne les exactions de l’Administration française dans cette colonie et pousse un cri d’alarme sur les risques de voir le peuple annamite réclamer son indépendance.

« Les indigènes n’en peuvent plus. Ils n’ont plus le droit de faire librement leur alcool de riz et le trafic contournant inévitablement le monopole instauré par l’État est réprimé de façon brutale et disproportionnée. Les maisons sont envahies au hasard, les autels domestiques bousculés, pour procéder aux vérifications. Quand les femmes sont contrôlées, effectivement, certains fonctionnaires facétieux, leur donnent un coup de tampon à encre, directement sur le corps. Cela constitue une humiliation, un manque de respect grave pour un peuple très pudique et finalement nuit à notre réputation. »

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Le député évoque aussi le prix du sel multiplié par sept depuis ces cinq dernières années et qui manque cruellement dans certaines régions, à cause, là encore, de la mise en place d’un monopole mal conçu.

Il rappelle que le fisc ne dispose toujours pas de listes à jour des contribuables pour l’impôt personnel et de cadastre clair pour les taxes foncières. L’Administration des finances s’en remet donc exclusivement aux notables locaux qui se rendent souvent coupables de trafics d’influence odieux. Les pauvres Annamites croulent ainsi sous des prélèvements injustes, supérieurs de 50 à 100 % à ce qu’ils auraient dû payer si les textes officiels – non publiés – étaient appliqués correctement. Les paysans les plus pauvres qui effectuent des corvées, faute de pouvoir régler en numéraire, sont parfois envoyés à deux ou trois jours de chez eux pour s’acquitter de leur « dette ».

En Indochine, l’opposition se renforce, la révolte gronde. Certains enfants des classes aisées vont se former au Japon – le seul pays asiatique qui tient tête victorieusement à l’Occident – et reviennent avec des idées d’insurrection. Les qualités d’organisateur qu’ils ont acquis à Tokyo les rendent particulièrement dangereux pour notre pays : le risque est grand de les voir habilement canaliser contre la France les mouvements d’humeur des Annamites exaspérés.

La construction des lignes de chemins de fer, les travaux d’assainissement, les efforts d’éducation des enfants, bref, les investissement de la France pour faire accepter notre domination, sont oubliés par une population qui rejette notre administration fiscale idiote.

Messimy conclut : « Si nous voulons rester en Indochine, il va falloir changer ! »

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12 janvier 1909 : Fascinant Japon

 » Le Japon, ce n’est pas seulement une vaillante armée et une excellente marine. Je suis tombé amoureux des villes et surtout de la capitale, Tokyo, où il fait aussi bon vivre qu’à Paris.  »

Le capitaine Charles-Emile Bertin est intarissable. Fils de Louis-Emile Bertin, le célèbre ingénieur général du génie maritime, ami de l’Empereur Mutsuhito, qui a restructuré toute la flotte japonaise, il a grandi avec ses parents dans ce fascinant pays d’extrême orient. Il en parle la langue et va être nommé attaché militaire à l’ambassade de Tokyo, grâce à mon intervention. J’étais l’un de ses professeurs à l’Ecole de Guerre et nous sommes restés amis.

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La capitale Tokyo, dans les années 1900

Charles Bertin sort plusieurs photographies de son portefeuille. Des habitants en chapeau melon, un tramway, des automobiles : une ville occidentale à l’autre bout de la planète. Un temple shintoïste et l’architecture des maisons nous rappellent cependant opportunément que nous ne sommes pas dans un arrondissement parisien.

 » Je garderai en fin de semaine les mêmes occupations qu’actuellement. Je ferai les grands magasins !  »

Il évoque alors le Mitsukoshi, cette immense galerie où tout peut s’acheter comme Au bonheur des dames de Zola.

-Quand vous arrivez dans cette vaste maison aux immenses baies vitrées, vous êtes pris en charge par une inspectrice aimable et empressée qui va s’occuper de vous pendant toute la durée de vos achats. Elle vous guide, vous conseille discrètement et vous évite les pertes de temps dans les multiples galeries. Vous pouvez vous étourdir de toutes les nouveautés dans les rayons jouets, chaussures, papeterie, lingerie ou articles de toilette. De grandes affiches signalent les occasions du jour et au loin, un orchestre joue des airs entraînants.

Quand vous décidez de régler vos achats, vous tendez vos billets à un commis qui l’envoie par pneumatique jusqu’au service financier. Un tube reçu en retour quelques instants plus tard, permet de disposer de sa monnaie et d’une facture acquittée. Quant à la transaction, elle est immédiatement enregistrée dans la comptabilité du magasin. 

Après vos emplettes, vous pouvez aller vous faire coiffer, raser et déposer vos vêtements à nettoyer. Avant de regagner la rue, une promenade dans le vaste jardin qui fait toute la terrasse du premier étage, vous permet de rentrer chez vous détendu. Les marchandises trop lourdes ou encombrantes vous sont livrées chez vous par automobile dans les heures qui suivent. »

Je ne peux m’empêcher d’être un peu moqueur :

– Vous passerez un peu de temps, tout de même, à l’Ambassade ?

– Rassurez-vous. Le gouvernement aura tous les rapports souhaités sur la flotte japonaise ou sur le dajô-daijin, le premier ministre, qui porte actuellement le nom de Taro Katsura.

– Surtout, essayez de faire comme votre père qui avait ses entrées à la Cour impériale. Depuis son départ, ce sont les Allemands qui prennent les meilleures places de conseillers particuliers de l’Empereur.  »

Charles Bertin range ses photographies. Il est heureux de rejoindre l’empire du mikado et de continuer l’oeuvre paternelle. Il me laisse quelques cartes de ce Tokyo qui a tant changé ces dernières décennies. Les voici :

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12 avril 1908 : Souvenirs de Port-Arthur

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Navire russe coulé à Port-Arthur

 » C’était terrible. Aussi bien par ce que nous observions que par le symbole qui en découlait. Les plus beaux navires de la flotte russe disparaissaient un à un dans les flots ou, en flamme, penchaient sur le flanc comme de grands animaux malades !  »

Paul Cowles, chef du bureau de San Francisco de l’Associated Press, agence américaine qui ne cesse d’étendre son influence en Europe depuis sa création en 1846, s’exprime dans un français presque parfait. Il me montre, lors de ce dîner à l’ambassade des Etats Unis, les photographies prises par ses services lors de la bataille de Port-Arthur, il y a bientôt quatre ans, mettant aux prises les forces russes et japonaises.

Sous mes yeux, il peut ainsi faire revivre le drame.

 » Les troupes russes, très éloignées de leurs bases dans ce port d’Extrême-Orient, proche de la Corée, étaient épuisées. Souffrant d’un ravitaillement déficient, elles se battaient avec bravoure mais manquaient de tout : nourriture, eau potable, munitions, artillerie au sol, chevaux permettant le transport de matériel …

En août 1904, le port était investi par les forces du général Nogi, mais la ville continuait une résistance acharnée. Sur ordre de Tokyo, les Japonais ont dès lors pris la décision de conquérir les collines surplombant la baie.

La « cote 203″ a fait l’objet d’une bataille sanglante. Plus de 20 000 soldats ont payé de leur vie cette volonté de l’Etat-Major japonais de pouvoir installer des pièces d’artillerie lourde sur les hauteurs pour pouvoir bombarder la ville.  »

Le regard de Paul Cowles se trouble alors. Il évoque avec une voix encore chargée d’émotion les dernières semaines avant la reddition de Port-Arthur, le 2 janvier 1905. Les navires de l’Empire tsariste étaient impuissants pour répondre au pilonnage des canons de 280 mm juchés sur la cote 203. Les obus de 250 kilos s’abattaient comme la foudre sur des troupes russes terrorisées, progressivement décimées.

Les bâtiments qui voulaient s’enfuir étaient impitoyablement détruits au large par la toute puissante flotte de l’amiral japonais Heihachirō Tōgō, le « Nelson japonais » comme le surnomme la presse anglo-saxonne.

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L’amiral Togo, le « Nelson japonais », formé dans la marine britannique

Les conclusions du journaliste sont sans appel. L’Empire russe n’a pas les moyens de ses ambitions. Son armée n’est pas assez entraînée, équipée, pour faire face à un long conflit éloigné de ses bases.

En revanche, le Japon est devenu la première grande puissance non-occidentale. Il utilise la technologie et les armements européens, tout en étant capable de les copier et de les améliorer grandement grâce à ses propres ingénieurs. Ses officiers supérieurs ont bénéficié pour une part d’entre eux d’une excellente formation en Europe (l’amiral Togo a passé sept ans à se former dans la marine anglaise). Ils ont observé longuement, en silence, toutes nos techniques, nos stratégies et tactiques.

Ils ont pris le meilleur du fonctionnement de chaque grand pays européen : Angleterre, Allemagne et France. Ils ont aussi percé les faiblesses de notre allié russe.

Ils sont maintenant plus puissants que jamais. Ils s’affirment prêts à devenir la puissance coloniale montante de l’Asie. La Mandchourie, la Corée, les Îles Sakhalines sont ou seront leurs prochaines proies, aux dépens de l’Empire des tsars qui rêvait d’un accès vers le Pacifique qui ne soit pas pris régulièrement par les glaces.

L’Occident s’efface, dans la douleur. Un géant asiatique est né.

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