« Quel est le point commun entre Fauré et Beethoven ? » Devant mon regard interdit, mon collègue Pierre laisse passer un silence pour conserver l’intégralité de son effet. Comme un comédien de boulevard, il articule ensuite quelques mots, avec force mouvements de lèvres, sans prononcer un son. Devant mon étonnement qui grandit, en éclatant de rire, il ajoute, narquois : « Il est sourd comme un pot ! »

Gabriel Fauré
Gabriel Fauré a bientôt 65 ans, directeur du Conservatoire national de musique, c’est aussi un musicien reconnu, très apprécié pour sa musique de chambre au sein de laquelle il glisse quelques audaces de composition -attendues des mélomanes – tout en préservant une ligne harmonique de bon aloi à laquelle les cercles bourgeois restent attachés.
Fauré le surdoué ? On connaissait ses sonates et ses romances, ses trios et ses quatuors, il a su bâtir « Prométhée », œuvre lyrique ambitieuse jouée devant 14 000 spectateurs. Il passe ainsi du piano, son instrument de composition et de prédilection à l’art lyrique, l’art noble auquel doivent se confronter les meilleurs. Ses mesures n’enchantent plus seulement quelques salons parisiens au public choisi de hauts fonctionnaires et de grands financiers, charmés par ses équivoques tonales et ses modulations charmeuses, complexes et finalement inattendues. Il a montré qu’il savait aussi, au soir de sa vie, voir grand et amener à lui la foule des amateurs du dimanche, le peuple qui aime siffloter les grands airs.
Qu’arrive-t-il donc à notre Fauré national ? Légion d’honneur, une place enviée de critique au Figaro, un fauteuil à l’Institut et la présidence d’innombrable jurys : il ne lui manque rien des attributs de la reconnaissance républicaine, Paris lui a tout donné. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Les vieilles jalousies un moment éteintes ressurgissent. Ceux -souvent incompétents – qui ont eu à souffrir des réformes qu’il a mené à la tête du Conservatoire national (ils l’appelaient « Robespierre ») se rappellent à son bon souvenir comme des fantômes. On l’attaque dans le dos. Non sur son talent -immense – ni sur son caractère qui reste paradoxalement effacé et discret mais sur son physique. C’est infâme.
Les sons aigus et graves se déforment dans la pauvre tête de notre musicien qui souffre le martyr de ne plus pouvoir entendre ses œuvres autrement que bizarrement déformées. A cette peine, s’ajoute celle de voir ces faiseurs de notes rabougris, ces cloportes aigris, ces anciens partisans d’un art académique qu’il a chassé par la porte quand ils s’attaquaient aux audaces de son élève Ravel, venir lui mordiller les mollets voire monter une cabale contre lui.
« Il est sourd ? Il ne peut donc plus diriger un conservatoire aussi prestigieux que celui de la capitale ! » Le raisonnement brille autant par sa simplicité que par sa stupidité mais il fait des ravages. Mon collègue Pierre, du cabinet comme moi, s’est laissé prendre et il a déjà une liste de remplaçants au poste de directeur qu’on lui a obligeamment glissé dans la main. J’y reconnais toute la petite clique qui tourne autour de Vincent d’Indy, l’autre grand musicien rival qui a longtemps combattu Debussy et prôné un art conventionnel, rassurant pour ceux qui pensent que Bach a déjà tout inventé et que tout s’arrête donc après lui.

Vincent d’Indy, le grand musicien rival
Ma réaction en lisant le papier est à la hauteur de mon haut-le-cœur : « Fauré est peut-être sourd mais moi, je ne suis pas aveugle. On tente de profiter d’un début de handicap lié à l’âge pour l’écarter alors qu’il peut encore beaucoup donner à ses élèves qui l’admirent tant. »
D’un geste décidé et libérateur, je déchire le document en sifflant doucement le début de l’Élégie pour violoncelle et piano, ce court morceau fait de tristesse pudique, de mélancolie sans pathos, ce petit diamant de Fauré dont chaque reflet magique écarte les forces obscures de la médiocrité.

Le Conservatoire National de Musique et de Déclamation, rue du faubourg Poissonnière
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