29 novembre 1910 : Ma soirée avec la femme de Churchill

« Ses défauts nous sautent au visage tout de suite et on met une vie pour découvrir ses qualités. » Clementine Hozier, épouse de Winston Churchill est notre hôte ce soir et se confie sur son époux. Ma femme et moi l’avons rencontrée dans un hôtel de Venise, un peu par hasard, lors de son voyage de noce avec Winston, il y a deux ans. Nous avons sympathisé quand son mari a su que j’étais, à ce moment, un proche collaborateur de Clemenceau. Depuis, Clementine nous rend visite à chaque fois qu’elle vient à Paris.

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Winston Churchill et sa fidèle épouse Clementine, née Hozier

Parlant un français excellent – elle a enseigné notre langue outre-Manche pour arrondir ses fins de mois – elle mêle un esprit affûté, une grande culture, beaucoup de grâce, d’élégance et une certaine réserve. J’aime la faire parler sur Churchill, le Home Secretary anglais (ministre de l’Intérieur) aux méthodes à poigne rappelant celles du Tigre, voire de Briand lors de la grève des cheminots. Clementine et mon épouse préféreraient échanger des bonnes adresses de magasins des deux capitales ou critiquer les derniers spectacles à la mode. Je le sais et glisse donc mes questions indiscrètes entre deux commentaires sur une pièce de Feydeau à Paris ou de Galsworthy à Londres.

Je ne partage pas l’avis des diplomates du Quai qui sont persuadés que Churchill n’a guère d’avenir, coincé qu’il est entre les conservateurs qui considèrent ce fils de grande famille comme un traître à leur cause et les membres du Labour détestant sa fermeté face aux mouvements ouvriers. Ces fonctionnaires à courte vue ne voient pas son imagination, sa capacité à rendre complémentaire une ambition sociale et la grandeur de l’Empire, sa capacité de travail hors du commun et sa faconde propre à soulever les foules.

A Venise, nos discussions, souvent en anglais coupé de quelques mots français bizarrement prononcés, étaient étourdissantes. De Londres, il avait tout compris de Paris, de l’habileté et de l’esprit libre de Clemenceau dont il souhaitait s’inspirer en partie et surtout il portait en lui une vraie vision de son pays, au-delà de l’écume du quotidien et du tourbillon des petites querelles agitant la Chambre des Communes.

Clementine n’aime pas s’étendre sur son mari homme public, se méfiant sans doute et malheureusement de mes fonctions à la Présidence du Conseil. Elle ne me glisse donc que des détails sur l’homme privé : raide, maladroit face aux dames et très traditionnel dans sa vision des rapports entre sexes. Elle insiste aussi sur sa fidélité et sa loyauté : « J’ai le sentiment que notre mariage pourrait durer une éternité… » Et elle ne s’étend guère – charitable – sur son caractère impétueux et autoritaire même si je devine que notre Winston doit être un véritable tyran à ses heures.

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Clementine Churchill, une femme pleine de qualités….

« Je suis ici parmi vous ce soir, loin du monde londonien et grâce à quelques amis comme vous, je cultive mon jardin secret à l’écart du Home secretary. Je me ressource ainsi et peut apporter ensuite à mon fougueux mari la sérénité dont il a besoin mais aussi, savez-vous, quelques conseils sur les gens qui l’entourent et qu’il juge parfois un peu vite. »

Après un dernier thé, Clementine nous quitte vers minuit et nous laisse une forte impression de solidité à toute épreuve.

Un homme avec une femme comme elle, ira loin.

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J’ai déjà parlé de Churchill ici et

13 janvier 1909 : Churchill s’attaque à la pauvreté… et au socialisme

 » Le socialisme exalte le règlement, le libéralisme exalte l’homme. Le socialisme attaque le capital, le libéralisme attaque les monopoles.  »  Ma note concernant les réformes menées en Angleterre par le président du Board of Trade (ministre du Commerce et de l’Industrie britannique), Winston Churchill, commence par l’une de ses citations favorites. Cette dernière pourrait servir à nouveau dans un débat à la Chambre pour répondre à Jaurès !

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Winston Churchill est pressé de réussir

Outre Manche, la volonté du gouvernement de ne pas perdre pied face à la montée du Labour le conduit à des réformes sociales audacieuses dont pourraient -devraient ? –  s’inspirer les radicaux au pouvoir en France.

Churchill, le jeune patricien de 34 ans, habitué des salons mondains et des beaux quartiers, découvre, dans ses fonctions, la misère effroyable qui concerne un bon tiers de la société britannique. Cela le touche, l’émeut. Il veut agir, frapper fort et faire reculer cette « poverty line « . Les journalistes londoniens, goguenards, s’exclament :  » M. Churchill est plein de ses pauvres qu’il vient de découvrir « . 

Trêve de moqueries, les réalisations concrètes sont là :

– Les labours exchanges -bureaux de placement – se multiplient sur le territoire de sa Gracieuse Majesté et permettent aux chômeurs touchés par la crise sévère que nous connaissons depuis 1907, d’obtenir de précieuses informations pour trouver une nouvelle place dans les villes voisines de leur domicile ;

– l’Etat commence à mettre son nez dans le fonctionnement de plusieurs branches professionnelles et impose des conditions de travail et des salaires minimum (national minimum). Ces trade boards scandalisent les patrons britanniques mais sont efficaces pour protéger les travailleurs pauvres de la dentelle ou de la couture, par exemple, qui subissaient jusqu’à présent une exploitation sans merci ;

– enfin, le gouvernement londonien veut absolument créer un plan d’assurance chômage pour l’industrie. Churchill travaille dur sur plusieurs projets en ce sens qui devraient aboutir dans les prochains mois.

Tout cela a de l’allure et ma note administrative destinée à Clemenceau et au ministre du travail Viviani, laisse transparaître une certaine admiration de ma part.

La situation française fait un peu pâle figure à côté de ces réalisations. Notre projet sur les retraites est toujours embourbé, la protection contre le chômage reste balbutiante, l’accès aux soins médicaux reste cantonné à un frange réduite de la population.

En avant dernier paragraphe, je propose de faire venir à Paris, pour une réunion ou deux, un collaborateur très brillant de Churchill, économiste à Oxford, un certain William Beveridge. Celui-ci pourrait nous apporter quelques idées précieuses.

Je conclus ma note par une dernière citation qui provoquera forcément quelques réactions de mes lecteurs (je veux parler de Clemenceau et Viviani) : « le socialisme cherche à abattre la richesse, le libéralisme à supprimer la pauvreté. « 

5 août 1908 : Un premier ministre qui sait s’imposer

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Herbert Henry Asquith tient bien en main son fougueux ministre du commerce W. Churchill

Un cabinet avec des personnalités de talent, reconnues ou prometteuses. Le gouvernement britannique, formé il y a déjà quelques semaines, fait envie. Il tranche avec notre Conseil des ministres français déjà usé jusqu’à la corde par deux années difficiles à la tête d’un pays remuant.

Outre-manche, les idées nouvelles ont la parole, portées par de jeunes ministres comme Loyd George et Winston Churchill.

A la tête de l’équipe de choc : Herbert Henry Asquith, Premier ministre de 56 ans. Expérience et force, autorité naturelle, pétri de culture classique. On remarque vite sa volonté d’en découdre avec tout ce que la vieille Angleterre compte d’institutions surannées. Surnommé « The Sledgehammer » (le marteau de forgeron), on sent qu’il brûle de taper fort sur la très conservatrice Chambre des Lords. C’est un libéral au sens anglo-saxon du terme : liberté pour le commerce, protection sociale – et donc liberté – pour les plus faibles que sont les ouvriers.

Dans ses projets sociaux, il pourra naturellement compter sur Loyd George le plébéen. Fils de cordonnier, autodidacte, le Chancellor (ministre des finances) a une revanche à prendre sur la vie, quelque chose à prouver. Il veut déclarer la guerre à l’indigence et assurer une pension pour les plus âgés.

En face, un patricien : Winston Churchill. L’homme né avec une cuillère en argent dans la bouche, accède à trente-trois ans au poste de président du Board of Trade (ministre du commerce et de l’industrie). Lui aussi veut s’occuper des pauvres et pense – sérieusement – que la providence l’a désigné pour veiller sur eux.

Asquith, Loyd George et Churchill sont tous les trois des orateurs hors pair. Avec des discours enflammés, ils séduisent une opinion anglaise qui a fini par se lasser d’une révolution industrielle qui laisse beaucoup de monde sur le bord de la route.

Le défi à relever pour Asquith est passionnant : comment secouer un pays menacé par l’immobilisme des riches conservateurs tout en éloignant le danger permanent d’une subversion ouvrière violente ?

Faire des réformes sociales crédibles pour tuer le socialisme… en douceur. Voilà ce que les ministres français peinent à faire, fragilisés par une Chambre prête à les renverser à tout moment et affaiblis par une pensée « radicale » à bout de souffle.

Ne rêvons pas sur « l’exemple britannique ». Il faudra que les ministres, là-bas aussi, passent des discours aux actes.

Asquith a eu une conversation -en anglais – avec G. Clemenceau. Ce dernier l’interrogeait sur ses deux ministres si prometteurs que sont Loyd George et Churchill.

– Vous pensez qu’ils sauront faire évoluer votre pays et accomplir de grandes réformes ?

– Pour l’instant, mon cher Georges, je vois plus leur sens de l’intrigue et de la manoeuvre.

– Ils ne sont donc pas comme les dépeint la presse admirative ? Ils n’ont pas d’idéaux chevillés au corps ?

– Pensez donc ! Loyd George est sans principe et Churchill sans conviction ! « 

16 mars 1908 : Churchill veut-il habiller les Africains à la dernière mode de Londres ?

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Winston Churchill dans les années 1900

Il est fougueux, brillant, dévoré par l’ambition. Secrétaire d’Etat aux colonies de sa gracieuse Majesté britannique à trente-trois ans, Winston Churchill seconde le ministre en titre Lord Elgin, beaucoup plus âgé et effacé que lui.

Alors que le vétéran siège dans une chambre des Lords souvent assoupie, le fringant second fait preuve quant à lui d’un véritable talent oratoire à la chambre des communes où se joue en fait l’avenir de la démocratie anglaise.

A Londres, au Colonial Office, Churchill bombarde son chef de rapports ou de notes où il propose innovations, inflexions ou réformes sur un ton affirmé. Il finit parfois ses notes audacieuses et énergiques par une phrase du style  : « Telles sont mes vues » . Le vieux ministre agacé lui retourne alors sèchement le document avec les simples mots : « Mais pas les miennes « .

Ne supportant plus ce qu’il considère comme de l’immobilisme, désireux de vérifier sur place la justesse de ses vues, Churchill est parti d’octobre 1907 à janvier 1908 en Afrique noire. Il en revient avec un livre curieux qui agace beaucoup mon propre patron et tous les tièdes de mon ministère par rapport aux thèses coloniales : « My African Journey ».

La thèse est simple : L’Ouganda visité par le jeune Churchill pourrait faire l’objet d’un socialisme d’Etat où des administrateurs blancs encadreraient des travailleurs noirs pour produire du coton. Celui-ci serait manufacturé dans les usines de Grande Bretagne. Les vêtements produits seraient ensuite vendus aux populations noires des colonies pour les arracher à leur « nudité primitive » (sic).

Le jeune ministre a écrit cette théorie sur un carnet lorsqu’il était juché, fier comme Artaban, le fusil à la main, sur une locomotive traversant la savane de Nairobi à Kampala, capitale de l’Ouganda. Il fallait le voir à la tête d’une colonne de près de 500 porteurs, ivre de la puissance que représente la Couronne britannique !

Persuadé de son droit à apporter la Civilisation aux peuplades rencontrées, il rejoint Londres la tête farcie de rêves de grandeur et de certitudes pour son royaume.

A la lecture de « My African Journey », Clemenceau a eu ce jugement lapidaire : « Espérons que ce torchon irréaliste n’ira pas enflammer nos coloniaux français. Heureusement, aucun d’eux ne sait lire trois mots d’anglais ! Et le livre n’est pas encore traduit. Ainsi, nous serons préservés des visions dangereuses de ce jeune anglais par la nullité en langue de nos élites gauloises ».

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