21 janvier 1911 ; Champagne : la coupe est pleine

Le champagne coule à flot mais dans la rue. Les verres s’entrechoquent mais jetés contre le mur. La révolte des vignerons en Champagne mousse et fait de drôles de bulles. Coalition des mécontents :

  • les vignerons de la Marne souhaitent que le champagne soit véritablement une appellation contrôlée et que les négociants cessent d’importer des récoltes du Midi voire d’Algérie ou de l’étranger.
  • Les vignerons de l’Aube craignent que leur département ne puisse plus produire le précieux breuvage et que leurs revenus -déjà faibles – s’effondrent.

En quelques mois, la tension est montée de façon spectaculaire. En fin d’année 1910, un rassemblement de 10 000 vignerons s’était déroulé dans le calme à Epernay. En ce début d’année 1911, les choses prennent une autre tournure.

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La révolte des vignerons en Champagne : le gouvernement décide d’envoyer la troupe

Récoltes répandues sur la chaussée, drapeau rouge hissé sur les mairies, maisons de négociants incendiées : la violence du mouvement commence à inquiéter le gouvernement qui organise une réunion de crise ce jour.

Il faut absolument éviter un embrasement généralisé semblable à celui de 1907 dans le Languedoc où la troupe – le fameux 17ème régiment d’infanterie – avait en partie fraternisé avec les émeutiers et où la vie locale avait frôlé la paralysie totale (grève de l’impôt et arrêt de toute activité économique).

Le plan que je propose aux ministres est adopté :

  • partie «carotte», nous faisons accélérer les débats à la Chambre pour qu’une loi sorte dès février prochain pour lutter efficacement contre la fraude vis à vis de l’origine des récoltes et l’interdiction des transports de vins étrangers. L’appellation Champagne doit être définitivement protégée.
  • partie «bâton», nous envoyons le 31ème régiment de dragons stationné à Epernay et réputé pour sa loyauté.

Le préfet reçoit des instructions précises pour mener des pourparlers de sortie de conflit avec les négociants et les vignerons.

Quand la réunion se termine, Briand commente : « Il va être aussi difficile de ramener le calme que de reboucher une bouteille de champagne !»

5 décembre 1910 : Poursuivi par un canard au sang !

C’est au moment du passage de la bête dans la presse à canard que j’ai failli tourner de l’œil. Dîner éprouvant hier soir, à la Tour d’Argent. Tout ce que je n’aime pas. Du grand monde exigeant une attention et une attitude irréprochables : Le président du Conseil Aristide Briand, la grande duchesse Wladimir, grand-tante du tsar, l’ambassadeur de Russie en France Iswolski et trois collaborateurs, le ministre des affaires étrangères français Stephen Pichon.

J’étais là parce que les diplomates russes m’apprécient et je suis le seul à connaître un peu leur langue (même si, entre eux, comme le reste de la noblesse de ce grand pays, ils ne parlent que français).

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Le grand chef ombrageux Frédéric Delair découpe le fameux canard au sang – numéroté s’il vous plaît – à la Tour d’Argent

Le repas a commencé par un incident inattendu. Le grand chef aussi autoritaire que prestigieux Frédéric Delair n’a pas apprécié de voir la grande duchesse parler pendant la dégustation du potage. Avec une brusquerie qui m’a fait sursauter, il s’est approché, furieux, et lui a retiré le plat des mains en s’exclamant : « Votre Altesse, quand on ne sait pas manger un tel mets, avec un profond respect, on ne se permet pas d’en demander ! » Nous étions au bord de l’incident diplomatique. Briand est devenu cramoisi, Iswolski a marmonné un juron russe dans sa barbe. Heureusement, seule la duchesse a su garder contenance et a répondu, du tac au tac, avec un grand sourire : « Monsieur Delair, en attendant, permettez-moi de garder au moins mon pain. Que je déguste en silence une tartine… puisque je suis punie ! »

Puis la conversation a roulé de manière convenue sur les vertus de la Triple Entente, la beauté comparée de Saint Pétersbourg et de Paris sous la neige, la beauté des bijoux Cartier ou les qualités des différents grands hôtels de la capitale. Pendant ce temps, le célèbre canard au sang – numéroté s’il vous plaît – était préparé sous nos yeux. Un « canardier » a pris l’animal et l’a enfourné dans la presse en argent. Le bruit des os se broyant, le sang chaud giclant vers le plat en sauce, l’ambiance faussement détendue : tout cela a fini par me faire pâlir. Le souffle court, les jambes molles, la bouche pâteuse, je me suis mis à avoir très chaud. A ce moment, le chef Delair nous expliquait avec force détails les avantages de l’électrocution des canards par rapport à toute autre forme de mise à mort : « Ainsi, mes bêtes qui viennent toutes de Challans en Vendée gardent leur goût intact ! »

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La presse à canard

Briand qui m’aime bien a vu mon malaise et m’a glissé : « Olivier, je vous prie d’aller me chercher mes notes pour que je puisse rejoindre directement la Chambre, en évitant le bureau, demain matin. » Sans demander mon reste et après m’être incliné bien bas, j’ai quitté la table et suis sorti dans le grand air de la rue longeant Notre-Dame.

J’étais sauvé et libre. Loin des canards au sang et du mauvais caractère du chef Delair !

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Pour en savoir plus sur la Grande Duchesse, ma voisine de table : ici

Pour voir un film qui fait rêver sur la Tour d’Argent, rejoignez les amis du site :

1er juin 1910 : Les salons discrets du Lapérouse

Elle se sait belle et adore les regards plongeants du député dans son décolleté. Dents blanches, parfum Coty, jolies boucles rousses qui retombent sur sa robe ivoire en mousseline et soie, des yeux gris verts qui invitent au rire et à l’abandon. Joséphine fréquente une fois de plus l’un des salons du Lapérouse, sur le quai des Grands-Augustins.

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Restaurant cossu, bonne cuisine bourgeoise mais fréquentations coquines. On y croise des grands patrons et des banquiers, des parlementaires et des diplomates, toujours joliment accompagnés par des belles de jour et des princesses de la nuit. Les serveurs ne pénètrent dans les salons particuliers qu’après avoir frappé et vérifié une dernière fois qu’ils n’arrivent pas à un moment délicat.

On prétend que les multiples rayures sur les boiseries viennent des vérifications par les cocottes de l’authenticité des diamants qu’on leur offre. D’aucuns affirment que chacune d’entre elles marque son passage d’une croix ou de tout autre signe, « en souvenir » de ses conquêtes au sein de l’élite de la République, du patronat et de la haute finance.

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On s’amuse et on batifole au Lapérouse. Le champagne irrigue ce petit paradis libertin où les soupirs ne signifient pas l’ennui et les cris ne révèlent nulle colère. Plaisirs de la table, amuse bouches et hors d’œuvre avant plats de résistance plus lestes. Poulet docteur ou viande saignante pour l’homme dans la force de l’âge contre gratin de langoustines et dessert sucré glacé pour la femme qu’il couve du regard.

Joséphine choisit ses rencontres : elle les veut riches et beaux, drôles et, surtout, juste ce qu’il faut de fragile pour avoir envie de les dorloter. Elle est suffisamment courtisée pour éviter les rougeauds à l’haleine forte ou les hauts fonctionnaires coincés. Elle préfère donc les héritiers aux parvenus, les aristos décadents aux anciens élèves méritants.

Joséphine a conscience que sa gloire ne durera pas. Sa beauté se fanera vite, alors elle profite de ces instants magiques, de ces bras galants qui se tendent vers elle, dans ce restaurant Lapérouse au service intentionné et au personnel si discret.

Vers minuit une heure, l’établissement ferme. Il est de bon ton de partir avant, sans être reconnu en sortant et de finir la soirée dans d’autres salons ou alcôves. Continuer ailleurs et longtemps cette nuit parisienne réputée dans le monde entier précisément parce qu’elle ne s’arrête jamais.

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19 mai 1910 : Bretons contre Normands, la guerre du beurre

« Du beurre, nous en mettons partout : sur les tranches de pain du déjeuner, avec le fromage, abondamment sur les tartes et dans les gâteaux ou en accompagnement des fruits. Nous en raffolons. » Michel le Ploudec représente ses camarades producteurs de beurre breton et il n’est pas content.

 » La République nous lâche ! « 

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Les Bretons pensaient que leur beurre resterait une référence de qualité et qu’ils demeureraient les principaux producteurs en Europe pour longtemps. Il n’en est rien. Les Britanniques se détournent de leurs mottes et font maintenant leurs tartines avec du beurre danois ou hollandais moins cher et moins salé à leur goût. Et en France, on observe la montée en puissance des Normands et des Charentais qui font aussi un produit plus doux. Le Ploudec reprend :

« Nos vaches pie-noire produisent le meilleur lait et nos fermières barattent la crème avec talent. Elles la battent avec leur ribot dans des pots de grès avec des gestes nobles et ancestraux. »

Je ne sais que dire à mon interlocuteur. En 1897, nous avions déjà fait voter un loi protégeant le vrai beurre, comme appellation, contre la margarine, jeune produit industriel à la composition douteuse et aux qualités alimentaires discutables. Je ne vois guère ce que nous pourrions faire de plus. Je me risque à quelques questions :

« Êtes-vous sûrs de la qualité de tous vos produits ? Les règles d’ hygiène sont-elles respectées dans toutes les étables : lavage des sols, des seaux et des mamelles ? Les mauvaises langues prétendent que le sel abondamment utilisé dans le beurre breton vient de votre crainte de le voir devenir rance rapidement et n’a rien à voir avec un objectif gustatif ? Et si les autres régions peuvent en partie se passer de ce sel conservateur, cela viendrait de méthodes de fabrication plus fiables… »

Michel le Ploudec ne se vexe pas et sourit. Il sort de son grand sac un pot en grès garni de beurre à ras bords. Il tranche avec son couteau une large tartine de pain en faisant attention de ne pas trop envahir mon bureau avec des miettes. Puis, avec délicatesse, il la beurre abondamment et me la tend, sûr de son effet.

Silencieusement, j’avale une bouchée ou deux. Je mâche lentement et péniblement. Le beurre est âpre au palais et son odeur forte. Le matin de bonne heure, cela me soulève le cœur. Ne souhaitant pas finir la tartine, je me vois obligé de donner le change à mon interlocuteur :

« C’est excellent en effet. C’est fin et cela se mange sans faim. Je vous promets de parler de votre beurre au plus au niveau de l’État et de faire en sorte de soutenir votre production. « 

Michel le Ploudec paraît satisfait de ma réponse et ajoute :

« C’est dommage, si j’avais su que vous alliez apprécier à ce point, j’aurais aussi amené des galettes de blé noir que nous aurions dégustées avec du lait de beurre. Vous auriez vu, c’est excellent ! »

Je réponds, urbain : « Quel dommage en effet, cher monsieur. Quel dommage, vraiment… Une prochaine fois, une prochaine fois… » Et je raccompagne mon interlocuteur jusqu’à la porte du ministère en essayant d’être affable et enjoué jusqu’au bout.

15 février 1910 : Sous la présidence d’un Président soûl

« Il paraît qu’il boit ! » Le Président a entendu la terrible phrase. Beaucoup plus fort qu’un chuchotement et suivi d’un ricanement : les deux élégantes croisées ce matin lors de sa promenade matinale avaient oublié toute discrétion et leurs propos étaient destinés à faire mal. Fallières a passé son chemin, faisant mine de ne pas avoir entendu. Machinalement, il a porté la main à son chapeau pour saluer mais sans pouvoir regarder les deux effrontées aux yeux moqueurs.

Ce soir, la gorgée de vin de Loupillon, servi en l’honneur de sa province natale, dans une soirée à l’Élysée, prend un goût bien amer. Armand Fallières, Président de la République, n’écoute plus la conversation autour de lui. La caricature qu’il a découvert dans la presse de ce soir, le concernant, l’obsède autant que la pénible rencontre de ce matin.

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Il réalise que les caricatures que l’on fait de lui ne sont pas aussi innocentes qu’il n’y paraît. A force de le représenter une ou deux bouteilles à la main, de comparer son corps trop gros avec celui d’une barrique, d’ajouter du rouge à son visage bien rempli, les dessinateurs ont fini par accréditer l’idée que le Président savait lever le coude voire avait un vrai problème avec l’alcool.

Depuis combien de temps parle-t-on dans son dos ? Qui plaisante de cela ? Des amis parlent-ils trop ? Cela va-t-il atteindre son épouse Jeanne qu’il souhaite préserver ? Il imagine le caricaturiste fignolant son œuvre : le salaud ! Pourquoi cette envie de salir ?

Armand Fallières repense à ce haut fonctionnaire qui l’imitait, il y a quelques années, pendant une réunion, en reprenant son accent caractéristique du Lot-et-Garonne et qui faisait rire toute une assemblée de chefs de bureau bien peignés, parisiens jusqu’au bout des ongles, sans se rendre compte qu’il passait à ce moment dans le couloir et qu’il entendait tout. Il imagine que ce chef de service a dû, depuis, enrichir son petit numéro en ajoutant toutes les blagues que l’on peut faire sur un alcoolique célèbre.

Ah ces Parisiens ! Ce soir, il les hait. Précieux, snobs, obséquieux en face, moqueurs dans le dos. Méprisants vis à vis de tous ceux qui sont nés au-delà des boulevards des Maréchaux. Ne supportant pas de voir arriver au pouvoir des hommes de toutes les régions de France, portés par un scrutin républicain qui favorise les départements agricoles.

On ne peut l’attaquer sur ses valeurs, sur son excellente connaissance de la machinerie parlementaire, sur sa capacité à bien choisir les Présidents du Conseil et à les aider judicieusement dans la composition de leurs ministères. On ne peut blâmer son ardeur inlassable à asseoir la Triple Entente, à renforcer les liens avec tous les pays qui peuvent protéger la France contre l’Allemagne. On ne peut donc toucher l’homme politique. La meute se déchaîne dès lors contre l’homme privé. La liberté de la presse, le désir des journaux de vendre à tout prix, la soif d’un public qui aime voir les puissants rabaissés, font le reste.

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La gorgée de Loupillon passe difficilement ce soir. Trop vert ce cru, amer, il racle la gorge. Il finit par faire mal au ventre.

« Ce vin est un tord-boyaux ! » finit par s’exclamer le Président en reposant son verre avec fracas.

« Donnez-moi de l’eau ! » ajoute-t-il furieux. Le maître d’hôtel s’approche en s’inclinant et lâche sur un ton faux de vile soumission : « Vous êtes sûr, monsieur le Président ? « 

Armand Fallières toise l’impertinent, avec un regard qui oublié toute sa bonté habituelle et complète d’une voix sourde, pleine de colère froide et contenue : «Oui, cher monsieur. De l’eau, je vous prie. Et, s’il vous plaît, arrêtez de lire la mauvaise presse. »

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21 septembre 1909 : Q comme Quai d’Orsay

 « Les ministres français offrent des sauces pernicieuses et des plats aux saveurs trompeuses, aux couleurs criardes, tout juste bon à exciter les sens et à faciliter leurs machinations. » Cette appréciation d’un diplomate du Foreign Office vis à vis de la diplomatie française date de 1898. Plus de dix ans après, l’ambassadeur anglais en France ne tarit pas d’éloges sur notre pays. Si les réceptions parisiennes continuent de faire rêver les étrangers et d’enchanter leurs papilles, notre pays a aussi gagné une réputation de respectabilité et de fiabilité sur la scène internationale. Un ministère peut savourer ce succès : le Quai d’Orsay.

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Le Quai d’Orsay, siège du ministère des Affaires étrangères. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par le directeur du journal Le Temps.

Bâtir une diplomatie de la continuité avec des gouvernements instables, sortir la France de son isolement après le désastreux conflits de 1870, investir dans une relation de qualité avec les nouvelles puissances que sont les Etats-Unis ou le Japon et favoriser les investissements français dans les pays qui se développent. Les défis à relever par le ministère des Affaires étrangères ne manquent pas.

Les succès sont au rendez-vous comme l’Entente cordiale, l’expansion économique au Proche et Moyen-Orient et l’implantation coloniale en Afrique et en Indochine (gérées depuis 1894 par le ministère des Colonies). En face de ces réussites, les esprits chagrins pourraient évoquer des « échecs » comme la gestion calamiteuse de la crise de Fachoda ou les atermoiements fréquents sur le dossier marocain. Une analyse lucide conduira à plus de nuance dans la critique dans la mesure où le Quai a été peu écouté sur ces sujets et que les ministères de la Guerre, de la Marine ou les bureaux des Colonies, sans parler de la Présidence du Conseil, ont aussi largement contribué à une cacophonie peu propice à la prise de décisions cohérentes et sereines.

En 1909, le Quai dont les effectifs à Paris, en ambassades et consulats, sont maintenus à un niveau modeste de 700 à 800 postes environ (stable depuis trente ans), se redéploie pour favoriser l’essor de notre économie. Les attachés commerciaux viennent rejoindre leur collègues attachés militaires ou attachés navals nommés depuis plus longtemps qu’eux. Au Quai lui-même, les services sont réorganisés pour que l’action politique soit liée aux ambitions commerciales et réciproquement. Conquérir un marché sur un territoire est la première et nécessaire étape de la main-mise française sur une contrée. Le prestige de notre pays ne se mesure plus seulement au nombre de ses régiments mais aussi à sa capacité à entrer dans le capital des banques étrangères, à son aptitude à vendre ses matériels ferroviaires ou participer à la construction de routes, de ponts ou de barrages. La captation des ressources minières proche-orientales, africaines ou asiatiques revêt aussi une importance considérable pour une France qui manque de pétrole, de fer, de caoutchouc ou de métaux précieux. L’insuffisance de notre production charbonnière nous rend aussi dépendants de nos voisins belges, anglais ou allemands. Notre essor économique a donc besoin d’un climat de bonne entente avec le reste du monde. Le diplomate est l’indispensable soutien du marchand prospère.

Les tables fleuries qui charment les Américains, les filets de sole à la vénitienne dont raffolent  les Russes, les homards à la parisienne plébiscités par les Anglais, les noisettes de poularde à la Rachel impressionnant les Japonais, continueront longtemps à être servis dans la salle des réceptions du Quai d’Orsay. Ces plats deviennent autant de préliminaires à de juteux contrats qui feront peut-être mentir Bismarck quand il disait que la diplomatie sans les armes, c’était la musique sans les instruments.

24 mars 1909 : Cette nuit au Ritz

« Un autre monde s’ouvre à vous ! » Le joaillier Louis Cartier,  me laisse entrer le premier dans le prestigieux hôtel ouvert quelques années plus tôt par un Valaisan de génie, César Ritz.

Le gouvernement a fini par se lasser des fiches de la préfecture de police. Celles-ci lui donnent des informations irremplaçables sur les Apaches et autres bandes de délinquants, elles permettent de suivre à la trace les marginaux, les anarchistes, les extrémistes ou les cambrioleurs mais elles restent désespérément muettes sur le monde des affaires, sur les grandes familles internationales qui décident du succès d’un emprunt public, de l’implantation on de l’extension d’usines, de ventes de brevets industriels ou de transferts de fonds d’une société à une autre.

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Le Ritz accueille de nombreuses têtes couronnées comme Edouard VII et… un seul fonctionnaire sans le sou : moi.

L’invitation que j’ai reçue de Louis Cartier pour fréquenter, à ses frais, le Ritz pendant une ou deux nuits a donc été acceptée par le directeur de cabinet. A charge pour moi de revenir avec des informations fraîches sur les milliardaires américains, les têtes couronnées, les princes en vue et les souverains déchus qui fréquentent l’établissement de la place Vendôme.

César Ritz, prévenu de mon arrivée, m’accueille avec chaleur et m’explique les quelques principes qui ont guidé ses pas :

ritz.1237756452.jpgLe très exigeant César Ritz

« La clientèle ne doit manquer de rien et bénéficie de ce qui se fait de mieux dans tous les domaines. Elle ne choisit pas entre un menu servi rapidement en chambre et une carte où il faut attendre, elle obtient les deux : un menu carte monté dans les étages en un temps record.

Les gens aiment l’hygiène? Ils ont une magnifique salle de bain dans chaque chambre. Ils veulent vivre dans un château? Je leur laisse le choix entre le style Louis XIV, Louis XV ou Régence… La cuisine est tenue par le grand chef Auguste Escoffier, l’argenterie vient de…  »

Je n’écoute plus et observe ce petit monde où les banquiers français côtoient les épouses désoeuvrées de milliardaires new-yorkais de passage à Paris, où les riches roturiers croisent les princes chassés par des révolutions de palais et où les têtes encore couronnées essaient de convaincre de riches industriels de s’implanter dans leurs royaumes. La lumière est intense, les effluves de parfums pas toujours distingués m’enivrent peu à peu. La musique est omniprésente et rend difficile ma concentration sur ma mission.

Le restaurant, luxueux, se révèle bruyant : les Américains, majoritaires, parlent à haute voix, avec force gestes et rires bruyants. Les garçons courent, en sueur dans leur bel uniforme noir. Les plats servis changent effectivement l’ordinaire d’un fonctionnaire comme moi mais ma maladresse à manier les multiples couverts, la peur de tâcher mon habit, ma crainte de commettre une maladresse dans la conversation gâchent un peu ce moment.

De retour dans le grand hall, j’observe Olivier, le maître d’hôtel qui commence à être connu dans le monde entier. Il mène à la baguette ce petit monde et recueille les confidences de ses riches clients. Il leur facilite la vie : « Ces gens puissants ont besoin d’une nounou, vous savez !  »

Louis Cartier est rejoint par une belle et riche amie. Il me salue en me secouant nerveusement deux fois la main que je lui tends distraitement. Je reste seul à continuer mes investigations…

A suivre…

18 octobre 1908 : Le vin, boisson « hygiénique »

Le Parisien, le Toulousain ou le Lyonnais boivent cent soixante litres de vin par an. Quelle santé !

Une loi du 29 décembre 1897 abaisse les droits d’octroi pour les boissons dites « hygiéniques ». Autrement dit, les communes ne peuvent plus percevoir de droits d’entrée trop élevés pour un breuvage, considéré comme sain, comme le vin. Les viticulteurs, puissamment organisés en groupe de pression auprès des parlementaires, veillent  à ce que ce texte ne soit pas abrogé.

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« L’Ame du Vin » de Carlos Schwabe

Le délicieux liquide rouge continue donc à se répandre à flots dans les rues de la capitale et étanche les soifs de tous les instants. Onze mille troquets et cafés servent la moitié de la consommation des citadins, le reste est vendu aux bourgeois ou facturé très cher dans les restaurants.

Pour payer moins cher son pot ou son litre de Beaujolais, il faut franchir les portes de Paris et aller au-delà des limites de l’octroi. La fiscalité fait donc les beaux jours des cafés d’Argenteuil où les buveurs appellent leur débitant d’alcool « le marchand de consolation ».

Le vin reste un phénomène national, intouchable. La mauvaise qualité de l’eau à certains endroits, le manque de variété de l’alimentation à d’autres expliquent en partie son succès dans les couches populaires. Ces dernières vivent dans un environnement où la rencontre avec l’alcool est inévitable. On boit des litres de rouge pour se rafraîchir sur les chantiers (les bouteilles sont distribuées par les contremaîtres) ; on boit à la sortie de la mine et de l’usine ; on boit dans les cabarets ou les cafés qui sont les seuls lieux agréables d’un petit peuple qui s’entasse souvent dans de bien tristes logements.

On boit quand il fait chaud, quand il fait froid, pour rire, pour oublier, pour se mettre en verve. Le vin est un aliment, une compagnie et toujours un plaisir.

Ceux qui n’ont pas appris à boire après l’école étant jeunes ou ceux dont les parents ne servaient pas du vin à table pour tous, peuvent se rattraper au service militaire. Si le passage sous les drapeaux n’a pas suffit, le monde du travail corrige cela. 

A cause des maladies successives de la vigne en Ile de France – oïdium, mildiou puis phylloxéra – il n’y a bientôt plus de vignerons produisant aux portes de la capitale. Le réseau de chemin de fer français, centré sur Paris, constitue la parade et déverse des wagons remplis de milliers de tonneaux à la gare de Lyon.

Quelques médecins s’inquiètent des conséquences sur la santé de cet océan de rouge qui envahit la capitale. La police regrette d’avoir à intervenir dans les fréquentes bagarres à la sortie des troquets. Des patrons – peu nombreux –  font un lien entre les accidents du travail et la consommation de vin. Mais ces quelques voix demeurent inaudibles.

Les Français aiment le vin et cette boisson cimente tout un peuple par delà les frontières des religions et des opinions politiques. On lève le coude chez les socialistes comme à l’Action française, chez les peintres sans le sou comme dans les demeures des riches bourgeois.

Des trois couleurs du drapeau français, celle que nous aimons le plus, c’est le rouge !

22 septembre 1908 : Qui dirige Lyon ?

Lorsqu’il sort du bureau de Georges Clemenceau, je sens qu’il ne sait trop où aller déjeuner. Son entretien avec le Patron a été très cordial et souvent, nous avons ri de bon coeur tous les deux. Je lui propose donc d’aller « casser la graine ensemble ».

C’est ainsi que le nouveau maire de Lyon Edouard Herriot et moi, nous nous retrouvons autour d’une bavette bien saignante au Café des Ministères.

Trente-six ans et déjà premier magistrat de l’une des plus grandes villes de France. Beaucoup de choses nous rapprochent, au-delà d’un âge voisin : nous sommes tous les deux normaliens, nous avons des épouses lyonnaises et nous croyons en l’avenir du parti radical.

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Edouard Herriot, le tout jeune maire de Lyon depuis 1905

De façon paradoxale, le fait qu’il soit en pleine lumière et moi, en raison de mes fonctions de conseiller, dans l’ombre, crée une complémentarité voire une complicité qui facilite la confidence.

Nous avons d’abord quelques échanges sur notre amour commun pour le chef-lieu du Rhône. La Place Bellecour, le Parc de la Tête d’Or, la Basilique de Fourvière, les traboules, les « bouchons »… nous énumérons ces lieux ensemble en laissant échapper des « ah! » des « oh! » d’admiration commune. Chacun de nous y va de sa description originale, de son anecdote savoureuse sur ces endroits magiques. C’est à celui qui s’affirmera comme le plus « Lyonnais ».

La tranche de viande parisienne dans notre assiette, pourtant bien tendre, est d’emblée critiquée : « tout cela ne vaut pas une bonne cervelle de canut suivie d’une andouillette légèrement grillée accompagnée d’échalotes mouillées au vin blanc… « .

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La Place Bellecour à Lyon 1908

Edouard Herriot ne peut alors s’empêcher d’y aller de l’un de ses bons mots dont il a le secret :

« Monsieur le conseiller, vous savez quelle est la différence entre l’andouillette et la politique ?  »

Devant mon regard interrogateur, il me lance, goguenard :

 » C’est la même chose. Pour être bon, cela doit sentir la m… , mais pas trop ! »

et nous partons d’un grand éclat de rire.

Après cette visite virtuelle de la ville des soyeux et cette courte évocation gastronomique, nous revenons sur l’entretien avec Georges Clemenceau.

Ce dernier a écouté toutes les revendications du nouveau maire de Lyon, a souvent hoché la tête pour montrer son attention… mais n’a rien promis du tout.

La création d’un « Grand Lyon » englobant Bron, Villeurbanne et Vénissieux ?

 » On verra. Je ne suis pas convaincu que vos voisins seraient d’accord pour vous rejoindre. Lyon a déjà la chance d’avoir un maire, contrairement à Paris. Je ne suis pas sûr que la Chambre voterait pour un nouveau texte de loi qui rendrait cet édile très puissant. »

Le rattachement de la police au maire ?

 » C’est vrai que les troubles et les mouvements ouvriers ont baissé en intensité mais je souhaite conserver encore quelque temps un préfet de police. Il est important que celui-ci ait un pouvoir sur toute l’agglomération -qui est à cheval sur plusieurs départements- si on veut assurer efficacement la sécurité de vos concitoyens. Or, si la police vous est rattachée, elle n’aura plus compétence au-delà de la ville de Lyon stricto sensu et laissera s’échapper les bandits qui sont toujours très mobiles.  » 

Un appui financier pour le grand projet des Halles ?

 » Rédigez-moi une note. On verra si je peux faire passer cela sur le budget de l’Etat en 1909.  »

Malgré ces réponses dilatoires du Président du conseil, Edouard Herriot n’est pas déçu. Politicien déjà madré malgré son jeune âge, il sait que, dans notre République radicale, il faut souvent et longtemps revenir à la charge pour obtenir quelque chose.

Pour expliquer les réserves et silences de mon Patron, j’indique que celui-ci a quelques principes auxquels il tient. La réponse, amusée, ne se fait pas attendre :

 » Justement : appuyons-nous fortement sur les principes, ils finiront bien par céder ! « .

Imparable.

Curieux, je demande à Edouard Herriot combien de temps il pense faire pression sur les bureaux parisiens pour obtenir satisfaction.

« Je n’en sais vraiment rien. Tout cela est politique et donc, en partie, imprévisible.

– Pourquoi imprévisible, monsieur le maire ?

– Mais parce que la politique n’est qu’un chapitre de la météorologie. Et la météorologie, vous savez ce que c’est ?

– Non…

– C’est la science des courants d’air ! « 

18 septembre 1908 : Les vacheries des Parisiens

 » Non, désolé, je ne vois pas la différence entre les deux laits ».

Telle est ma conclusion après avoir goûté chacun des deux verres servis par le représentant des vacheries parisiennes. Il veut me démontrer qu’entre le breuvage blanc issu des vaches élevées en plein Paris, dans les vacheries qu’il représente et celui sortant des pis des vaches de province, il y a une « sacrée différence de qualité et de saveur ».

Le laitier ne se laisse pas démonter par ma remarque dubitative :

 » Il important que la Capitale conserve des vaches. Le lait arrive ainsi plus frais chez les consommateurs. Vous savez que nous offrons un vrai service apprécié de toutes les familles de notre grande ville. Les livreurs parcourent les rues en agitant une crécelle. Les mères de famille mettent à leur porte leurs bouteilles de lait vides et nous les remplaçons par des bouteilles pleines, hermétiquement fermées et cachetées pour éviter les fraudes. Tout cela est compris dans un abonnement modique de 14 francs par mois.  »

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La concurrence des vaches et du lait normand est fatale aux vacheries parisiennes

J’ai l’air malin avec mes deux grands verres de lait sur mon bureau. Je ne sais comment me débarrasser de ce représentant des vacheries parisiennes qui voulait absolument être reçu « au plus haut niveau de l’Etat ».

Je glisse à mon interlocuteur :  » Ecoutez, j’ai bien compris qu’en quelques années, nous sommes passés de plus de 500 vacheries abritant plus de 8000 vaches à 200 comprenant seulement 3000 animaux. Je vois bien que votre profession est en train de disparaître du paysage parisien et qu’il faut faire quelque chose.  »

J’arrive à le convaincre de me laisser en paix, que son dossier est « entre de bonnes mains, je vous assure ».

Quand il me quitte, je regarde à nouveau la note préparée par les services de la préfecture. En fait, la situation est désespérée :

La spéculation foncière conduit les vacheries à être toutes rachetées par des promoteurs lorsque les propriétaires décèdent. De surcroît, les mauvais salaires versés aux garçons vachers entraînent une pénurie de personnel dans le secteur qui empêche une production régulière. Pour finir, la concurrence des grandes laiteries de province qui fournissent un « lait voyageur » (c’est comme cela qu’on dit à Paris) beaucoup moins cher, porte un coup fatal à cette activité atypique de la Capitale.

Enfin seul dans mon bureau, je fais un dernier test entre les deux verres de lait : le « lait voyageur » et le lait « typique de Paris ».

Pour bien me concentrer, je prends mon temps et ralentis ma respiration. Je ferme les yeux et j’avale à toutes petites gorgées :

Non décidément, aucune différence.

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