Une bonne année 1911 ?

1910 est derrière nous, 1911 entre en scène. Les images de l’année qui s’achève défilent, en vrac : les inondations catastrophiques, les ballets russes, la mort de Tolstoï, la grande grève des cheminots, le changement de gouvernement…

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Notre pays de plus en plus policé s’est aperçu qu’il n’était pas à l’abri de la fureur des éléments. Mais à peine sauvé des eaux, il a su aussi s’ouvrir en grand sur le monde. Fascination pour l’Orient, le monde slave, les contes et légendes des steppes ou des forêts infiniment profondes.

La musique de Stravinsky étonne et détonne agréablement, la peinture se veut de moins en moins figurative, on découvre la puissance des rêves et Bergson montre un chemin qui n’est pas celui auquel Descartes nous avait habitué. Moins de science, de démonstrations logiques et plus d’instinct, d’irrationnel et d’exotisme. Le Dieu des catholiques a été chassé par la porte après des années de lutte anti-cléricale et ce sont des divinités d’ailleurs qui entrent par la fenêtre d’un Occident resté plus mystique que l’on ne le croit.

Et Olivier le Tigre dans tout cela ? La vie d’un homme plutôt heureux. Trois enfants très prenants mais si attachants ! L’aîné Nicolas rêve, à bientôt 15 ans, de piloter un aéroplane et en attendant, nous le poussons pour qu’il puisse entrer dans un grand lycée de Paris ; la cadette Pauline, 6 ans, très raisonnable, dévore déjà ses tout premiers livres et Alexis, 18 mois, continue à être le petit diablotin rieur, aux yeux bleus en amandes, mettant notre appartement sans dessus dessous.

Ma femme ? Elle a sans conteste commencé à épuiser les charmes de la vie au foyer. Elle qui avait su se faire remarquer comme assistante indispensable du sous directeur de la comptabilité, rue de Rivoli, elle reprendrait bien ses anciennes fonctions. La vie bourgeoise classique ne lui convient pas. Thé et petits gâteaux à cinq heures et discussions avec la bonne pour bâtir le menu du prochain déjeuner : non merci ! Je vais parler de tout cela avec le ministre Klotz. Peut-être la prendra-t-il à ses côtés.

Ma propre carrière ? Un moment menacée après le départ de mon protecteur Clemenceau, elle connaît un nouveau départ. D’abord méfiant, Briand apprécie maintenant mon expérience dans la gestion du ministère de l’Intérieur et met à profit mes bonnes relations avec les diplomates russes. Je regrette toujours le vieux Tigre ; ses traits d’esprit, son humour ravageur, ses colères sans lendemain me manquent mais je me fais à ce nouveau Patron, plus sobre, plus secret dans l’expression de ses sentiments. Birand a géré la grève des chemins de fer sans un mort, sans même une charge de cavalerie, évitant d’humilier l’adversaire. De la mesure, du sang froid, bref du grand art politique. Finalement, je suis assez fier de servir à ses côtés.

1911 s’annonce bien. Nos alliés russes et anglais sont solides, l’Allemagne nous respecte (enfin), les agriculteurs sont calmés, les ouvriers profitent de quelques avancées sociales. Une année tranquille s’annonce. J’en parlais avec une vieille dame en faisant la queue au bureau de poste. Elle m’a bizarrement attrapé la main en me glissant : « méfiez-vous de l’eau qui dort …. »

15 décembre 1909 : La grippe touche les intellectuels

« Ma toux était mauvaise, ma fièvre forte. Engourdissement, raideur de tous les muscles, courbatures très douloureuses. Un moment, j’ai cru ma dernière heure arrivée. »

Mon ami Charles Péguy exagère-t-il un peu lorsqu’il décrit la mauvaise grippe qu’il a attrapée au moment où il lançait ses fameux Cahiers de la Quinzaine ?

Nul ne sait. Force est de constater, en revanche, que sa production philosophique pendant cette période, a été intense.

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Charles Péguy : l’intense production philosophique d’un grippé

Les titres des trois courts essais écrits sur son lit, le front brûlant, montrent une fois de plus le peu de sens commercial de Charles : «De la grippe » orne la couverture du premier opuscule, « Encore de la grippe » annonce le second. Le troisième s’intitule, avec une originalité confondante : « Toujours de la grippe. »

C’est, à chaque fois, le compte-rendu nerveux, souvent plaisant, parfois plus aride, d’une conversation imaginaire avec son médecin. Dialogue philosophique, étonnement métaphysique. On y parle de la mort et de Dieu, de la maladie et de la souffrance, mais aussi du massacre des Arméniens -qui laisse toute l’Europe indifférente – et enfin, de l’Affaire Dreyfus et de politique.

Charles revient notamment sur la notion de « parti grippé » et s’interroge sur les grands rassemblements républicains qui perdent leurs forces et leur valeurs dans les basses querelles, les petites ambitions et les calculs médiocres de leurs dirigeants. A ne penser qu’à sa réélection, l’homme politique s’enfonce dans « l’électolâtrie » et gâche toute mystique républicaine.

Charles déplore, pessimiste : « Quand un parti est malade, on se garde bien de faire venir le médecin… » et fait quelques propositions pour revenir à une République régénérée.

Si l’on compte des « malades imaginaires », Péguy nous montre, qu’il y a aussi… des malades imaginatifs.

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Votre journal préféré, « Il y a un siècle », est devenu aussi un livre (le blog continue). Dans toutes les (bonnes) librairies : « Il y a 100 ans. 1910 » http://www.oeuvre-editions.fr/Il-y-a-100-ans .

Retrouvons-nous pour une dédicace le lundi 21 décembre au Comptoir des Saints Pères, 29 rue des Saints Pères (à l’angle de la rue Jacob) à Paris 6ème, métro Saint Germain des Prés à partir de 17 h ! 

8 juin 1909 : Faut-il compromettre l’ambassadeur d’Allemagne?

La photographie est scandaleuse : Une femme, un fouet à la main, assise sur une charrette à bras tirée par deux hommes. Les trois sont célèbres. On distingue Nietzche au coude à coude avec un autre philosophe Paul Rée. Il leur revient de faire avancer le véhicule alors que la dame cocher n’est autre que Lou Andreas-Salomé. Ce cliché assez connu dans le monde de la philosophie, représente le couple platonique formé par trois intellectuels allemands réfléchissant à la mort de Dieu, l’avenir de l’homme, l’esthétique, les rapports entre la morale et les pulsions, la mort et l’amour.

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La rayonnante Lou Andreas-Salomé avec les philosophes Friedrich Nietzsche et Paul Rée

Ce qui est plus surprenant, c’est que la photographie est annotée par son excellence l’ambassadeur d’Allemagne et a été glissée dans un livre de Lou Andreas-Salomé : « Enfant des Hommes ». Là où l’histoire devient croustillante, c’est quand on découvre que ces documents ont été récupérés par les services secrets français -le deuxième bureau- et permettent dès lors de compromettre le diplomate allemand.

L’une des femmes de ménage de l’ambassade du Reich à Paris travaille pour nous et a observé l’intérêt caché du fonctionnaire berlinois pour Lou Salomé. Elle a compté tous les clichés qu’il collectionnait fébrilement sur cette fille de protestant luthérien d’origine allemande élevée à Saint-Petersbourg, lisant très jeune Kant et Spinoza. Elle a aussi fait le point sur ses rencontres secrètes avec cette égérie libre, à la sexualité complexe -un temps déesse vierge laïque, puis mangeuse d’hommes – apôtre du féminisme et accoucheuse d’écritures masculines.

Le deuxième bureau a patiemment réuni les pièces d’un dossier où les sympathies socialistes de Lou Salomé ne peuvent que compromettre un diplomate de haut rang qui l’a rencontrée plusieurs fois. La vie de bohême de cette femme encore très belle à cinquante ans, ses correspondances torrides avec certains hommes et plusieurs femmes, son indépendance d’esprit en font quelqu’un d’infréquentable par un ambassadeur obéissant à une hiérarchie berlinoise conservatrice.

En cas de crise diplomatique, si l’ambassadeur ne se montre pas spontanément conciliant, le dossier Salomé pèsera lourd dans la balance.

Pression, chantage, tout cela n’est guère reluisant et n’honore pas, une fois de plus, les services spéciaux de la République.

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Le regard fier de la philosophe Lou Andreas-Salomé témoigne aussi d’un grand appétit de vivre

Je consulte le dossier qui est arrivé jusque sur mon bureau : le regard fier de Lou Andreas-Salomé bien rendu par les clichés que nous avons d’elle, ses écrits contre l’hypocrisie sociale, ses exigences de droiture, de dévouement à une cause juste, semblent m’envoyer un message clair. Le dossier constitué contre le représentant du Reich ne nous honore pas, nous Français. Le diplomate a bien le droit d’avoir les lectures et les rencontres qu’il veut dans sa vie privée et il est immoral de tenter de le faire « plonger » à cause de cela. Je relis cette phrase de Rilke qui a passionnément aimé, lui aussi, Lou Salomé : » Etre aimé, c’est se consumer dans la flamme. Aimer c’est luire d’une lumière inépuisable. Etre aimé, c’est passer ; aimer c’est durer. » Quel décalage avec cette action crapoteuse des hommes du renseignement !

Je referme la liasse compromettante. D’un geste brusque et décidé, je la jette dans le feu de la grande cheminée du ministère.

Au fur et à mesure que les flammes consument les centaines de pages qui auraient pu salir un diplomate d’une puissance dangereuse pour la France, je repense à cette phrase de Nietzche que Lou Salomé ne cesse de citer : « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde à ne pas finir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi ».

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Lou Andreas-Salomé : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que les autres pensent de moi, mais ce que moi, je pense des autres. »

26 mai 1909 : Valéry, l’écrivain qui ne publie pas

 » Je passe d’un sujet à l’autre mais je suis incapable de me fixer sur un seul pour écrire réellement une oeuvre digne de ce nom. »

Paul Valéry n’a pas produit grand chose depuis L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste. Gide le pousse à écrire avec des arguments plus convaincants que les miens. Rien n’y fait. Valéry s’occupe de son épouse à la santé fragile et de ses enfants. Leur faire apprendre des fables de La Fontaine même au plus jeune âge ou les distraire avec des spectacles improvisés de guignol, semble suffire à son bonheur.

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Paul Valéry en 1909

Un travail tranquille auprès du patron de l’Agence Havas, Edouard Lebey, lui laisse pourtant une liberté qu’il pourrait mettre à profit pour publier. Non, rien ne sort. Il en devient ironique :  » Une auréole inclassable de non production me rend le plus authentique des génies. Que peut-on comparer à ce que je n’ai point fait – et encore mieux à ce que je n’ai nulle intention de faire ? »

Et pourtant, chaque nuit, sa plume court sur le papier, alerte, prolongement d’un esprit vif, d’une immense culture, d’une réflexion aiguisée sur la vie, notre époque ou le monde des arts et des lettres.

Je prends quelques pages que me laisse brièvement déchiffrer Paul. Je tombe sur cet aphorisme :  » Il fallait être Newton pour apercevoir que la lune tombe, quand tout le monde voit bien qu’elle ne tombe pas » . Plus loin, je prononce à voix basse :  » Un objet, un jour, ne tomba pas. Il demeura seul de son espèce, suspendu à un mètre du sol. Personne n’y comprend rien. On construisit un temple autour de lui.  »

Puis, une courte poésie suivie d’une réflexion (assassine) sur Edmond Rostand et précédée d’une vingtaine de lignes sur la sensation de liberté. Un bric à brac génial, totalement caché aux yeux de tous.

Je m’écrie :

– Mais, vous pouvez publier tout cela ! L’équipe de la NRF vous aidera à remettre ces éléments en forme !

Le regard de Paul, infiniment doux, compréhensif pour mon esprit qu’il doit trouver encore trop peu délié, se durcit très légèrement pendant que son index se couche sur des lèvres qui ne veulent pas trop en dire.

Je continue pourtant :

– Mais vous n’aimez pas ce que vous écrivez ?

Avec sa voix un peu voilée de fumeur, il me rétorque :

– Plaire à soi est orgueil, aux autres, vanité.

24 mai 1909 : Les petits Français ne découvriront pas la Suède

Deux livres en concurrence : à ma droite, Le tour de la France par deux enfants par G. Bruno, à ma gauche, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf.

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Nils Holgersson voyage depuis 1906 sur le dos d’une oie et pourrait bien atterrir en France si le ministère de l’Instruction publique le veut bien…

Une commission des programmes de l’Instruction publique doit trancher ce jour entre les deux ouvrages : lequel sera diffusé à la rentrée à nos charmantes têtes blondes et leur fera découvrir le chemin pour devenir des adultes citoyens et responsables ? Pour une fois, je siège comme simple représentant du ministère l’Intérieur et la décision appartiendra au président, un madré recteur d’une soixantaine d’années qui a survécu à tous les changements de ministère des vingt dernières années.

L’ouvrage de G. Bruno est devenu un classique de la littérature pour enfants. Depuis sa première édition en 1876, plus de cinq millions d’exemplaires ont été vendus et des générations entières d’enfants ont découvert la France en emboîtant le pas à André et Julien Volden qui quittent Phalsbourg, aux confins de la Lorraine et de l’Alsace annexées par le IIème Reich, pour rejoindre un oncle Frantz qui devrait être à Marseille. Ils devront faire le tour de notre pays pour arriver à leur but, en découvrant les régions, les métiers, les monuments et les paysages qui font notre pays. Livre de lecture, leçon de choses, pétri de morale républicaine, « Le Tour de la France » apparaît comme indétrônable dans l’environnement des hussards de la République. 

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Le Tour de la France par deux enfants : plusieurs millions d’exemplaires vendus, des dizaines de rééditions depuis sa sortie en 1876…

Face à ce poids lourd, à ce géant de la littérature scolaire, le pauvre Nils Holgersson, ramené de surcroît, en début de roman, à la taille d’un lutin, accroché avec l’énergie du désespoir à une oie qui s’envole vers des contrées peuplées de créatures surprenantes et parfois fantastiques, conserve peu de chances de s’imposer. En 1909, Nils n’est pas encore traduit dans la langue de Molière et seuls quelques inspecteurs généraux de l’Instruction publique l’ont lu dans sa version anglaise. Et pourtant, nous sommes déjà quelques-uns à vouloir mieux diffuser ce beau texte, très bien écrit par un amoureuse de la Nature, Selma Lagerlöf.

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Le pauvre Nils va avoir du mal à faire le poids face à une commission des programmes de l’Instruction publique

Le président de la commission se retourne vers moi :

 » – Mais pourquoi voulez-vous que les écoliers français aillent apprendre ce qu’est la plaine d’Östergötland ou le lac Mälaren alors que les départements français sont déjà nombreux et difficilement mémorisables ?

– L’un n’empêche pas l’autre. Nils connaît des épreuves universelles comme le froid, la faim, la peur et même la mort. Il s’interroge sur les valeurs de solidarité dans l’épreuve, de générosité ou de courage. Si c’est la Suède qu’il parcourt en tous sens, c’est l’âme humaine qu’il sonde pour en extraire ce qu’il y a de meilleur. Il montre que seule l’humilité et le respect de l’autre mènent à la vraie connaissance et au bonheur dans la vie. Les pays anglo-saxons ne s’y sont pas trompés et le Voyage de Nils est déjà diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires et lu par des millions d’adultes.

– Rien n’empêche nos enfants de lire ce livre chez eux. G. Bruno diffuse, lui, une morale républicaine, rigoureusement laïque, à laquelle nous sommes attachés. Les légendes scandinaves reprises par l’ouvrage de Lagerlöf n’intéressent pas des petits paysans auvergnats ou bourguignons qui ne sortent guère de leur village et n’ont jamais vu la mer !

– Justement, ouvrons les fenêtres des classes, faisons voyager les gamins par le livre ! Et puis, laissons une chance à cette femme écrivain, institutrice, la possibilité d’entrer dans les bibliothèques françaises.

– Mais savez-vous, monsieur le conseiller, que G. Bruno est aussi une femme. Son vrai nom est Augustine Fouillée. Deux-cents gravures , cartes ou portraits viennent illustrer son ouvrage et faire rêver des bambins des campagnes qui ne connaissent souvent, comme grande ville, que le chef lieu de leur département. Les enseignants qui l’utilisent, l’ont eux-mêmes découvert pour apprendre la lecture lorsqu’ils étaient élèves.

Tandis que le Voyage de Nils n’est qu’une aventure exotique qui n’intéressera que quelques héritiers de la grande bourgeoisie parisienne, le Tour de la France par deux enfants s’affirme, depuis plus de quarante ans, comme un des éléments de notre patrimoine populaire.

L’Instruction publique en commandera donc un million d’exemplaires de plus !  »

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 La laiterie et la fabrication du beurre vue par les deux enfants pendant leur incroyable Tour de France

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Le « Tour de la France par deux enfants » est aussi l’occasion de donner une certaine vision du monde de 1909…

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Les petits Français attendront avant de découvrir le monde merveilleux de Nils Holgersson. La connaissance de la Patrie passe avant tout !

11 mai 1909 : Revenir après son propre enterrement

Survivre à sa propre mort : revenir « après », voir ceux qui nous ont enterrés… ou au contraire, s’enfuir, libre de toute attache, vers une autre vie, comme un homme neuf. Idée bizarre qui devient l’oeuvre dérangeante, fascinante d’un écrivain italien qui commence à percer : Luigi Pirandello.

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L’écrivain italien Luigi Pirandello a 42 ans en 1909

Je repose Feu Mathias Pascal. Un héros dont l’existence se confond en partie avec celle de son auteur : malheureux en ménage, l’envie de partir au loin. Le héros Mathias lit dans un journal que l’on a retrouvé son corps en état de putréfaction avancée après un probable suicide. Pirandello se réfugie lui dans l’écriture qui l’éloigne seule de sa femme folle à lier, paranoïaque dangereuse qu’il n’ose faire interner.

Deux hommes empêtrés dans un destin qui leur échappe, dans une existence poisseuse qui les rabaissent. Pour chacun d’eux, un événement pour sortir vers la lumière, retrouver la liberté, se régénérer : la fausse mort pour Mathias, la littérature pour l’écrivain italien.

Nul ne sait ce que deviendra Pirandello. En revanche, la destinée de Mathias reste obstinément marquée par le malheur.

Officiellement décédé, il n’est plus Mathias. L’autre qu’il tente d’être ne peut guère se construire un personnage sincère, en paix avec lui-même, avec un passé racontable, susceptible de lui donner une famille, des amis, un toit et un vrai lit au chaud.

Mathias va essayer deux fois de renouer avec une vraie famille. L’une, adoptive, à Rome, finira par le tromper et lui voler son argent. L’autre, celle de sa femme qui le croyait mort, l’ignore et l’a oublié quand il réapparaît bientôt trois ans après. Il est finalement condamné à errer sans but et devient pour toujours, « feu Mathias Pascal ».

Pirandello s’accroche lui au succès naissant. Le Corriere della Sera, prestigieux quotidien transalpin, lui propose une collaboration régulière. Les éditeurs romains lui font la cour. Il ne réfléchit pas et signe. Pessimiste sur l’avenir, il prend ce qui passe avec avidité. Un présent de gloire littéraire cache, un instant, l’horrible maladie de sa femme et l’avenir sombre de celui qui devra vivre à ses côtés.

Il retarde ainsi le moment où il sera seul face à son miroir, immobile :  » ce que je veux, c’est me fuir à moi-même. »

Pirandello vend beaucoup, dans toute une Europe de lecteurs qui se reconnaissent peu ou prou dans ses descriptions de vies pleines d’absurdités et de quiproquos, broyeuses discrètes mais implacables d’individus. Il aime les prendre par la main, pour qu’ils cherchent, chacun, leurs vérités.

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La Rome de Pirandello en 1909

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19 avril 1909 : Jeanne d’Arc sort vivante de son bûcher

« Cette pucelle, tout le monde la veut. » Je ne sais si Prosper d’Epinay parle de la véritable Jeanne d’Arc ou de la magnifique statue qu’il vient de réaliser de notre héroïne nationale. Elle se tient devant nous toute droite, les yeux mi-clos, le port de tête fier, les mains jointes sur le pommeau de sa longue et pesante épée. La jeune femme immobile semble nous écouter dignement parler du sort que lui réserve ce début de XXème siècle.

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La statue de Jeanne d’Arc par le sculpteur d’origine mauricienne Prosper d’Epinay. Le Vatican béatifie Jeanne d’Arc en avril 1909. Le procès en canonisation est ouvert et va durer 10 ans.

Le sculpteur d’origine mauricienne évoque les multiples courants de pensée qui se réclament de la bergère de Domrémy : Michelet, l’historien républicain, en fait un ciment de l’identité nationale, une rassembleuse du peuple et une gardienne vigilante des valeurs de la patrie. Anatole France revisite le mythe avec un regard critique et très rationnel et ose prétendre qu’Orléans n’a été conquis qu’en raison de la faiblesse des effectifs anglais. La droite avec Barrès en fait un modèle de la résistance à l’envahisseur, un symbole de pureté éloignant les souillures possibles du sol national. Les socialistes s’arrachent cette pauvre paysanne qui s’élève à la force du poignet et oblige les élites à servir les intérêts du peuple. L’Eglise, enfin, ne sait que faire de cette rebelle à la foi chevillée au corps, refusant de se soumettre aux clercs pour n’obéir qu’à Dieu.

« Je vous le dis, cette pauvre pucelle, tout le monde la veut dans son camp ! » 

Un déplacement de lumière semble imprimer un léger mouvement à la sculpture. L’ombre portée se réduit d’un coup, la couleur du visage s’illumine, on pourrait croire un instant que les yeux de Jeanne s’ouvrent légèrement.

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Prosper et moi arrêtons notre conversation pour ne pas troubler ce moment de grâce.

L’artiste regarde son oeuvre, fasciné. Il saisit la main de l’héroïne de Domrémy et lui parle à voix basse. Est-ce une prière ? Ou la parole magique d’un chaman capable de transmettre de la vie dans un objet ?

Les souvenirs et les images des livres d’Histoire de mon enfance, les textes plus sérieux du lycée Condorcet, les essais (forcément) brillants lus à Science Po sur l’époque de Jeanne d’Arc forment une sarabande dans ma tête et donnent une épaisseur, une signification profonde à la statue.

L’épée tournée vers le sol s’incline imperceptiblement par un effet d’optique que mon imagination refuse de corriger. Les rayons qui font briller la lame la transforment en une sorte de cadran solaire marquant le temps d’une France éternelle, une France qui ne perd pas de guerre et survit à tous les malheurs des temps.

Le doux regard de Jeanne, posé sur les deux êtres de chair fragiles que nous sommes à ses pieds, nous enveloppe, en même temps que le soleil couchant, d’un halo calme et pacifique. Je suis sûr à cet instant que Jeanne d’Arc sort de son bûcher vivante et que la bergère possède une richesse qu’aucun grand bourgeois n’aura jamais. Elle tend la main aux pauvres égarés que nous sommes tous et laisse son admirateur Charles Péguy conclure avec une voix claire et prophétique  :

 » La mystique est la force invincible des faibles. » 

20 mars 1909 : Et si la France accueillait Aurobindo ?

 » Je vais vous faire découvrir le supramental !  » Mr Devon, diplomate britannique, a le sourire aux lèvres et négocie avec moi le sort de plusieurs opposants à la présence anglaise en Inde. La France compte quelques comptoirs sur le sous-continent et les indépendantistes sont tentés d’y trouver refuge.

Au moment où Mr Devon vient de prononcer sa phrase bien mystérieuse sur le « supramental », nous évoquions le cas d’Aurobindo Ghose.

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Aurobindo Ghose, poète, philosophe et partisan de l’indépendance de l’Inde

Il reprend, avec le souci d’être précis :

– Cet homme né à Calcutta aurait pu faire un excellent fonctionnaire dans l’Administration civile de sa majesté le Roi : fils de médecin, diplômé de Cambridge, étudiant brillant, il avait tout pour apporter des compétences recherchées dans nos services coloniaux.

Il a refusé bêtement de passer l’épreuve d’équitation qui était obligatoire pour devenir responsable dans les bureaux anglais. Il travaille maintenant comme professeur et agent de la principauté du Bengale.

Il s’est petit à petit rapproché des mouvements en faveur de l’indépendance jusqu’à devenir porte-parole de l’un d’entre eux. Sa propagande se révèle particulièrement pernicieuse et sape les fondements même de notre domination sur l’Inde.

Soupçonné d’avoir préparé des bombes (il clame son innocence), il est actuellement sous les verrous et son procès est en cours.

– Oui, et où voulez-vous en venir ?

– J’y arrive, monsieur le conseiller. Il apparaît qu’Aurobindo Ghose s’intéresse, depuis peu, au yoga, à la méditation et à la religion hindoue. Il travaille à l’avènement d’une ère de notre espèce humaine où régneraient les forces supramentales…

Je regarde mon interlocuteur avec des yeux ronds.

– Et, donc, Monsieur le conseiller, M. Ghose serait donc beaucoup moins dangereux pour nous s’il devenait un illuminé complet. Il a l’air d’être en bonne voie. A condition qu’il quitte notre territoire, nous arrêterions nos poursuites.

– Vous voulez donc qu’il soit accueilli à Pondichéry ou Chandernagor ? 

– Disons que s’il trouve à se cacher chez vous, notre gouvernement apprécierait que… vous le gardiez ! Vous verrez, il parle un excellent français.

Je clôture la fiche concernant Aurobindo Ghose par ces quelques lignes un peu ironiques :

 » Opposant indien à la couronne britannique, philosophe et poète, a priori beaucoup moins violent qu’un ouvrier gréviste métropolitain de la Cgt face à un régiment de dragons : lui délivrer un laissez-passer.  »  

23 et 24 décembre 1908 : Jaurès réhabilite Robespierre

  » Si tous les hommes de la Révolution n’avaient été tués, ils seraient morts fous, tant l’effort les brûlait vite !  »

Jaurès résume par cette formule dont il a le secret, sa volumineuse « Histoire socialiste de la Révolution Française  » . Douze volumes qui viennent d’être édités chez le dreyfusard Jules Rouff.

Des ouvrages que peu lisent en entier mais que chacun commente.

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La prise de la Bastille par Jean Pierre Houël oeuvre de 1789

Jaurès s’est inspiré de Michelet qu’il connaît par coeur et il arrive, comme lui, à refaire vivre ces héros de la Convention ou de la Terreur, remplis d’idéaux et couverts de sang. Il s’éloigne en revanche délibérément de Langlois et Seignobos qui prétendent, depuis trois ans, que l’on peut écrire l’Histoire de façon objective et scientifique.

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L’historien Jules Michelet – ici photographié par Nadar – a beaucoup inspiré Jaurès. Son Histoire de la Révolution Française se lit comme un roman.

Oui, il écrit une histoire « socialiste » de la Révolution… et il s’en vante. Une histoire du socialisme qui plonge ses racines dans 1789 ou une vision socialiste des événements de cette époque ? Jaurès ne fait pas vraiment un choix entre ces deux options. Peu importe, un souffle puissant balaie ces pages qui aboutissent à interprétation stimulante de cette fin du XVIIIème siècle.

En piochant ici et là matière à réflexion, on est frappé notamment par le mouvement inattendu de réhabilitation de Robespierre.

Notre troisième République oppose de façon simpliste Danton – l’homme du peuple, dénonçant la Terreur – à Robespierre l’intransigeant et le sectaire. Des thèses universitaires jusqu’aux livres d’histoire qu’apprennent, comme une récitation, nos gamins sur les bancs de la communale, cette vision officielle est servie partout.

Jaurès la nuance considérablement et apporte un éclairage nouveau à ces pages flamboyantes de notre Histoire.

 » Je suis avec Robespierre et je vais m’asseoir aux côtés des Jacobins.  » Les lignes consacrées à celui qui voulait instituer le culte de l’Etre Suprême sont peut-être plus intimes que son auteur veut bien l’admettre.

 » Exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie, et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance, l’essentielle grandeur de l’homme.  »

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L’arrestation de Robespierre : le gendarme Merda tire dans la direction de l’Incorruptible et le blesse grièvement à la mâchoire 

De qui parle l’ouvrage que j’ai entre les mains ? De Robespierre ou de son auteur Jaurès ?

Le révolutionnaire n’est plus vraiment un tyran redouté mais plutôt un homme qui cherche avec acharnement à faire progresser la société de son temps, y compris contre l’opinion publique du moment. Il représente l’espérance des générations futures et renonce à satisfaire le coeur versatile des foules. Il poursuit un but « surhumain » de justice et de bonheur.

Au fil des pages, nous sommes entraînés dans un monde bien éloigné des combines ministérielles et des intrigues parlementaires actuelles. Chaque paragraphe peut être lu comme un plaidoyer pour une régénération de notre politique, pour un élargissement de ses perspectives.

Je m’interroge pourtant. Faut-il suivre aveuglément un homme  » à la terrible sécheresse de coeur, obsédé par une idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi   » ?

Les arcanes sans grandeur de notre République fatiguée ne forment-elles pas, sans le vouloir, un rempart contre toute pensée simplificatrice et tout gouvernement autoritaire qui voudrait notre bonheur… malgré nous ?

  

24 novembre 1908 : le roman russe pour éviter la guerre

 » Evitons les poncifs habituels ! L’immensité des steppes, les milliers de pages de chaque roman, la soi-disant âme russe…  » Le marquis de Vogüé, auteur, il y a une vingtaine d’années, d’un essai passionnant  – « Le roman russe  » – a fait découvrir aux Français Tolstoï et Dostoïevski. Il a su être le passeur pour des générations d’étudiants, de curieux ou de russophiles vers une littérature méconnue, parfois déroutante mais qui marque profondément les lecteurs.

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Léon Tolstoï, 1ère photographie couleur (« autochrome ») de l’écrivain russe en mai 1908

Nous prenons le thé ensemble, avec Emile Chartier, dit Alain, autre passionné de « La guerre et la paix  » ou « Anna Karénine  » . N’étant pas sûr de proférer autre chose que des banalités, je reste silencieux et écoute attentivement ces deux cerveaux lumineux, échanger leurs impressions et points de vue.

 » Ce qui me frappe, c’est la méconnaissance des Français vis à vis de la Russie alors que tout noble moscovite qui se respecte séjourne souvent à Paris.  » Le marquis cite alors ces quelques lignes de Tolstoï :  » Le prince Basile s’exprimait en ce français raffiné que parlait nos grands-parents dans lequel même ils pensaient, en y mettant cet accent protecteur, ces intonations molles qui sont habituelles à quiconque a vieilli dans le monde et tient son rang à la cour.  » Les Russes arrivent même à se distinguer entre eux à leur façon de parler la langue de Molière !

Emile Chartier écoute, le regard pétillant, il attend de pouvoir citer lui aussi un passage qui lui tient à coeur dans  » La guerre et la paix ». Il repousse la tasse devant lui et s’empare de l’exemplaire reposé sur la table basse par le Marquis de Vogüé. Il tourne rapidement les pages jusqu’à la quatrième partie du livre deuxième, chausse ses lunettes, attend que nous soyons attentifs et lit à haute voix des lignes qui, manifestement, l’amusent beaucoup :

 » La tradition biblique prétend que la félicité du premier homme avant sa chute consistait en l’absence de travail ; c’est à dire dans l’oisiveté. L’homme déchu a conservé le goût de l’oisiveté, mais la malédiction divine pèse toujours sur lui, non seulement parce qu’il doit gagner  son pain à la sueur de son front, mais parce que sa nature morale lui interdit de se complaire dans l’inaction. Une voix secrète nous dit que nous serions coupables en nous abandonnant à la paresse. Si l’homme pouvait rencontrer un état où, tout en restant oisif, il sentait qu’il était utile et accomplissait son devoir, il trouverait dans cet état l’une des conditions du bonheur primitif. Or toute une classe sociale, celle des militaires, jouit précisément de cet état d’oisiveté imposée et non blâmable. Cette inaction forcée, légale, a toujours fait et fera toujours le principal attrait du service des armes.  »

Content de lui, Alain se retourne vers moi, hilare :  » Il faudrait que vous fassiez lire ces quelques lignes à notre bon ministre de la Guerre Picquart !   » Et nous partons tous trois dans un grand éclat de rire.

Le Marquis reprend son sérieux plus vite :  » Quel style… un peu provocant mais pas si mal vu que cela. Il n’empêche que Tolstoï a une vision inquiétante de la guerre et des grands événements. Selon lui, nous ne sommes que les jouets d’un destin sur lequel nous n’avons pas prise. Nous sommes broyés par une Histoire en marche qui se joue de nos volontés et libre arbitre. Avec des réflexions comme celle-là, la guerre contre l’Allemagne que nos diplomates, nos politiciens ou nos généraux ne cessent de repousser et d’éviter, est peut-être déjà programmée, écrite d’avance. Il ne sert à rien de nous démener pour la paix.  »

 » Je ne suis pas d’accord. Tolstoï lui même se contredit.  » Alain est heureux d’avoir retrouvé le terrain de la philosophie :  » L’écrivain russe parle des milliers de petites causes qui façonnent les grands événements : le sergent qui se réengage dans les armées de Napoléon, la susceptibilité du tsar, la politique anglaise tortueuse… Et bien, justement, l’absence de l’une des causes peut tout faire basculer dans un sens ou dans l’autre. Cela dépend de vous et de moi pour une part et notamment de nos opinions là-dessus. Si nous croyons que la guerre est inéluctable, elle le sera. Le fatalisme se prouve de lui-même dès qu’on y croit. Dès que l’on prie, il y a des dieux !  »

Alain repose le lourd roman devant nous en l’empilant sur « Anna Karénine  » et « L’idiot » . Je réalise que cette pile de livres contient une bonne part de la réflexion de l’humanité sur les sujets essentiels : la vie, l’amour, la guerre, le pouvoir, l’amitié, le devoir ou la passion… Un condensé d’intelligence, un résumé du savoir humain et des histoires, universelles, qui nous entraînent et nous touchent.

Un homme qui lit… ne devrait pas faire la guerre.

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