5 et 6 février 1911 : La Guerre du Feu sous la couette

Le feu conservé avec précaution dans la cage, les combats terribles entre tribus, les tigres cruels aux canines découpées comme de longues lames, le peuple des mangeurs d’hommes… Je m’endors ce soir après avoir lu une centaine de pages de la Guerre du Feu. Ambiance des âges farouches, exotisme historique, Rosny aîné (pseudonyme de Joseph Henri Honoré Boex) nous emmène dans des clairières où aboutissent des ruisseaux nés de sources merveilleuses, il nous laisse nous désaltérer d’une littérature neuve aux phrases limpides pendant que mille dangers nous guettent au-dehors.

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L’écrivain J.H. Rosny aîné publie un livre qui plonge les lecteurs des années 10 dans un univers très inhabituel. Et le public de 1911, avide d’horizons nouveaux, adore cela.

Le passé de l’humanité devient le berceau d’une réflexion fantastique sur ce qui fait l’essentiel de l’homme : l’amitié, l’amour, la peur, le courage et enfin la mort. L’homme débarrassé de ses attributs d’être civilisé redevient un sauvage aussi proche des bêtes que de notre moi intime. Rosny creuse aussi bien cette préhistoire qui commence à être mieux connue grâce aux travaux des archéologues comme Thomsen, Lubbock ou de Mortillet, que notre personnalité profonde trop longtemps corsetée par les conventions sociales.

L’homme de Rosny est nu mais libre. Liberté dont il paie le prix fort lorsqu’il doit sauver sa peau en permanence face aux multiples dangers d’une nature hostile et à des rivaux affamés comme lui. Liberté limitée par l’instinct de survie qui dicte les gestes du quotidien, liberté réduite par une peur permanente d’être écrasé par plus fort que soi.

Avec les héros Naoh, Gaw et Nam, nous grelottons de froid, nous repoussons les attaques de toutes sortes de bêtes féroces, de bandes rivales. Mais nous ne sommes pas glacés par les craintes intérieures d’hommes modernes toujours rongés par la culpabilité, les remords et les regrets, sentiments inconnus en ces temps lointains. La préhistoire, en raccourcissant la vision du temps humain à la journée en cours et aux quelques jours à venir, réduit d’autant la part obscure de nos personnalités profondes qui peuple nos cauchemars d’être civilisés.

Chaque heure passée au sein de cette Guerre du Feu nous procure juste ce qu’il faut de frissons pour apprécier ensuite de s’endormir dans la douce chaleur d’une cheminée de l’année 1911 et la tiédeur d’une couette récemment bassinée sentant bon la lavande.

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14 mai 1910 : Sauvé par un arbre

Le paysan de Chailly-en-Bière se glisse en cachette pendant que la nuit tombe. Jean Champenois, efflanqué, le teint cireux, grelotte de fièvre et marche à grand peine. Chaque pas lui coûte mais le rapproche de son but : un grand hêtre derrière le lieu dit « Gros bois ».

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Jean vérifie que personne ne l’a suivi, c’est une condition de la réussite de l’opération. L’arbre se dresse enfin face à lui, majestueux en ce printemps bien pluvieux, couvert de feuilles vert tendre. Le père Champenois attache alors son bras avec un fil de soie au tronc et récite, très concentré et en se signant, trois pater et trois ave. Puis, laisse passer un long silence, souffle un bon coup et rentre chez lui, toujours en se gardant de croiser d’autres villageois.

Le lendemain, Jean Champenois a repris des forces. Pour la première fois depuis des semaines, sa fièvre est tombée. Il trempe une belle tartine dans un verre de vin : l’appétit revient. Le père Crechou et sa femme passent le voir avec monsieur le curé. Chacun s’étonne de voir notre Jean en pleine forme, souriant comme avant sa terrible maladie.

Pendant ce temps, derrière le gros bois, un hêtre magnifique se meurt. Ses feuilles tombent d’un coup, trois branches principales se cassent net pendant qu’une odeur de pourriture commence à sortir du tronc qui semble se creuser. Le garde champêtre passe à côté et s’étonne de cette brusque dégradation du végétal. Il s’approche et met le doigt sur le mince fil de soie qui entoure tout le tronc. Il s’exclame alors : « Crénom de sort, de mauvais sort. Il faudra le couper cet arbre ! »

Au même instant, Jean Champenois, ragaillardi, raconte des blagues salaces à monsieur le curé qui se laisse aller à rire, heureux de voir l’un de ses paroissiens sauvé… par le bon Dieu.

26 avril 1910 : Mark Twain, la comète et le Mississipi

Histoires de bandits et rebondissements fréquents, aventures sur le Mississipi et amitié entre jeunes gens, débrouillardises, mélange de peurs d’adulte et d’angoisses d’enfant. Mark Twain qui nous a quitté la semaine dernière, le 21 avril, c’était tout cela.

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L’écrivain Mark Twain est né et mort les années d’apparition de la comète de Halley (1835 – 1910)

Sa langue se révèle révolutionnaire : l’argot des blancs et le parlé des noirs des Etats du Sud sont fidèlement retranscrits dans un livre « coup de poing » comme Les Aventures de Huckleberry Finn qui n’hésite pas à plonger le lecteur dans de sombres histoires de dissection, de tonneau fantôme ou de cadavres impossibles à cacher.

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Les Aventures d’Huckleberry Finn

Mark Twain le mystique, anticlérical, est né la même année que l’apparition de la comète de Halley, il disparaît au moment où elle sera à nouveau visible, comme il l’avait mystérieusement prédit.

Il laisse une œuvre reflet d’une vie chaotique. Pilote de bateau à vapeur, déserteur des troupes sudistes, chercheur d’or, reporter en Europe, l’écrivain a roulé sa bosse et son imagination est portée par un vrai vécu.

Touché personnellement par la cruauté de la vie – il perd son père à 12 ans et plus tard sa femme ainsi que deux enfants – il sait tremper sa plume dans un encrier riche des saveurs d’un humour varié et souvent grinçant.

Il emmène ses lecteurs descendre le Mississipi, fleuve puissant, sauvage et beau, symbole d’une vie qui a fait des pieds de nez à la morale, d’un temps qui s’écoule sans cesse et ne garde en souvenir que ceux qui savent naviguer contre les courants ; Mark Twain faisait partie de ceux-là.

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21 janvier 1910 : Noé va-t-il sauver les Parisiens des eaux ?

« Paris est puni, Paris doit se repentir, la ville des plaisirs doit se flageller pour obtenir le pardon du Très Haut ! » L’homme hirsute, posté sur le pont de l’Alma, lève ses bras décharnés en l’air et continue à psalmodier dans une langue incompréhensible pour les nombreux passants qui se sont attroupés, fascinés, autour de lui.

Il reprend de sa voix puissante, en Français à nouveau : «Dieu a fait pleuvoir pendant tout l’été 1909, l’automne a été froid et neigeux. Hier et avant hier, pendant deux journées terribles, le Tout Puissant a déclenché le déluge. Et maintenant, la capitale est sous l’eau. C’est la crue du siècle ! On circule en barque pour atteindre les bâtiments symboles de l’orgueil démesuré des hommes. La Chambre des députés, la gare Saint-Lazare et la gare de Lyon disparaissent peu à peu dans notre ville engloutie. Les députés et les cheminots nagent en eau trouble ! Je suis Noé, je suis Noé, venez à moi si vous voulez être sauvés ! » Paradoxalement, personne ne ricane autour de celui qui était encore considéré, il y a peu, par tous les habitants des quais, comme un vieux fou, inoffensif et drôle.

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La Chambre des députés est sous l’eau, pendant la grande crue de 1910

Le « Noé », les yeux injectés de sang, continue sa prêche : «Rappelez-vous la crue de 1658, la Seine avait retrouvé son ancien lit qui passe au pied de Belleville, borde Ménilmontant, Montmartre et Chaillot, son lit venu du fond des âges, ce lit que l’homme avait dévié pour son petit confort. La Seine se venge, vous domine tous autant que vous êtes, repentez-vous ! Les cabarets et les théâtres sont fermés, l’électricité, le téléphone et le métropolitain, inventions scandaleuses d’un homme prométhéen, sont en panne. Le soir, la nuit noire nous enveloppe ; les eaux sombres et silencieuses deviennent le reflet de notre âme chargée de péchés. Les rez-de-chaussée des immeubles sont sous l’eau et vous devez vous réfugier dans les étages, vous devez vous élever, enfin ! Je vous invite à prier. Repentez-vous ! »

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Les abords de la Gare de Lyon ne forment plus qu’un grand lac

Une veille dame, manifestement convaincue par tant d’éloquence, s’agenouille, se signe et sort son chapelet. Trois autres messieurs en manteau, pourtant très dignes, ont retiré leur chapeau et baissent la tête dans un mouvement manifeste de contrition.

Je laisse là le petit attroupement mystique et continue mon chemin jusqu’au ministère de l’Intérieur où le monde réel m’attend. Mon bureau de ma bonne vieille place Beauvau, reliée minute par minute à la Préfecture de Police, où nous tentons de montrer à la population parisienne désorientée que le gouvernement des hommes existe toujours.

A suivre…

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20 janvier 1910 : Un ouragan s’abat sur la France

Un ouragan ? Le déluge ? Un cyclone ? Chacun peine à qualifier les intempéries inédites qui touchent la France actuellement. Des vents très violents, de fortes pluies continues et surtout cette impression que cela ne va pas s’arrêter ou que chaque accalmie n’est qu’une pause prise par le ciel pour revenir de façon encore plus inquiétante nous arroser.

A Marseille, le travail du port a été entièrement interrompu et les vagues déferlent par-dessus la grande jetée ; le trafic du tramway, devenu dangereux, a aussi été interdit, en urgence, par le préfet.

Dans le Calvados, la vallée de la Touques et les parties basses de Pont-l’Évêque sont sous l’eau et l’évacuation des habitants a commencé.

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La tempête a brutalement interrompu tout le trafic portuaire français

Dans le territoire de Belfort, un régiment de cuirassiers est mobilisé pour porter secours aux habitants. En région parisienne, les inondations prennent de l’ampleur et la Seine ne cesse de monter…

Sud, Est, Ouest : les rapports de préfets, les demandes d’instructions se multiplient. Je demeure mobilisé place Beauvau. Nos consignes brillent par leur concision : « Donnez aux préfets l’instruction d’être présents sur le terrain et d’organiser le secours aux habitants (vivres, couvertures, moyens d’éclairage…). »

Ces grands serviteurs de l’État n’ont pas besoin de Paris pour adopter cette ligne de conduite mais la grande presse, elle, apprécie que le ministère semble prendre les choses en main.

En fait, nous sommes dépassés… j’allais dire, débordés.

A suivre…

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10 janvier 1910 : Quand un fonctionnaire ouvre son parapluie

Un été pourri (on se rappelle les coureurs du dernier Tour de France frigorifiés), un automne pluvieux et froid, un hiver où les averses succèdent aux averses : quel drôle de temps !

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Les imperméables, parapluies et autres chapeaux s’arrachent dans les grands magasins. Nous prenons l’habitude de marcher tête basse, pour mieux nous protéger des éléments. Nous avons oublié le ciel bleu et sommes obligés de vivre avec cette humidité permanente. Les chemins de terre deviennent des cloaques boueux, les pavés sont toujours glissants obligeant les fiacres à ralentir. Les moteurs d’autos peinent à démarrer et il faut tirer les chevaux pour qu’ils acceptent de sortir de l’écurie.

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« Rue de Paris, temps de pluie » vue par Gustave Caillebotte

Les enfants sortent moins et font de longues parties de Jeu de l’oie ou de Nain jaune. En fin d’après-midi, ils s’agitent comme des diables et on les sort sous un grand parapluie pour un tour rapide dans un parc avant sa fermeture.

«Monsieur le préfet; l’eau monte. » Cette phrase à laquelle personne ne s’attend est prononcée par le directeur de l’hydraulique au ministère de l’agriculture. L’ingénieur fait brusquement part de son inquiétude à la fin d’une réunion sur un tout autre sujet avec le préfet Lépine.

Il poursuit son explication :

« Les eaux de la Seine et de ses affluents, notamment la Marne et l’Yonne, ne cessent de monter. Le débit de chacun des fleuves grossit dans des proportions peu communes, les courants se révèlent de plus en plus forts et les péniches rencontrent les plus grandes difficultés pour remonter les fleuves. Les éclusiers ne cessent de me transmettre des informations en ce sens. »

Chacun des participants regarde le fonctionnaire avec incrédulité : « Que voulez-vous qu’il arrive ? » lâche l’un d’entre-eux.

Le directeur explique que le resserrement du lit de la Seine destiné à faciliter la circulation fluviale augmente en contrepartie le risque de crue. Nullement convaincu, un autre collègue fait observer : « Les bords du fleuve sont suffisamment hauts depuis la rénovation des berges. Nous ne craignons rien. Arrêtez d’ouvrir votre parapluie ! »

Le directeur de l’hydraulique range sa sacoche en maugréant et quitte la salle sans saluer personne. Je l’entends dire suffisamment distinctement : « Si Paris est inondé, ce n’est pas moi qui écoperait. »

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Les bords du fleuve sont suffisamment hauts depuis la rénovation des berges. Nous ne craignons rien. Arrêtez d’ouvrir votre parapluie !

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16 juin 1909 : Bilan du terrible tremblement de terre dans le Midi

 » Nous sommes restés sans secours pendant toute la nuit ! La terre a tremblé durant de longues minutes : bruit assourdissant de murs qui tombent, de vaisselle se cassant, de meubles qui se déplacent et viennent se heurter violemment les uns les autres. Les chiens qui hurlent à la mort pendant que les habitants de la ville se regroupent sur la place, affolés, en signalant que des personnes demeurent coincées sous les décombres. Monsieur le conseiller, c’était la désolation et nous avons dû attendre dix bonnes heures pour que l’on vienne s’occuper de nous. »

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Le témoignage de l’adjoint au maire de Salon-de-Provence reflète bien les propos qui me sont tenus pendant mon déplacement dans le Midi à la suite du terrible tremblement de terre qui a touché le 11 juin dernier au soir, les villes et villages de Lambesc, Pelissanne, Rognes, Le Puy Sainte Réparade, Venelles, Saint-Cannat, Vernègues et bien sûr, Salon, dans l’est des Bouches-du-Rhône.

Le préfet se retourne vers moi et m’indique discrètement, sur un bout de papier, que le nombre de victimes est porté à 46 morts et 250 blessés. Il complète à voix basse, visiblement lui-même ému :

 » Ce sont souvent des femmes et des enfants. Au moment du séisme, les hommes revenaient encore des champs ou s’occupaient des bêtes : c’est ce qui les a sauvés.  »

De mémoire d’homme, on n’a jamais vu une catastrophe de ce type sur le territoire national.

Un journaliste du Petit Provençal me demande un entretien. Je fais le point sur l’évaluation des dégâts (15 millions de francs au minimum) les secours décidés par Paris (prêts pour la reconstruction), le rétablissement des communications, les efforts déployés par les hommes du 7ème régiment du Génie d’Avignon envoyés sur place et l’élan de solidarité nationale qui s’amplifie grâce à l’action coordonnée de la grande presse.

Nécessité d’être précis, importance de montrer la mobilisation du gouvernement, se limiter aux engagements que nous pourrons tenir : je vérifie que le sous secrétaire d’Etat à l’Intérieur Mauzan applique à la lettre les consignes de Clemenceau.

Chacun craint des répliques et peu de personnes osent regagner leur domicile pour se reposer. Les habitants dorment dehors sur des matelas. Dans la journée, ils épaulent les soldats du génie ainsi que les religieuses qui apportent secours et soignent les blessés.

J’hésite à rentrer sur Marseille pour prendre un train vers la capitale. Beaucoup de dossiers m’attendent au ministère. Symboliquement, pratiquement, je sens cependant qu’il faut encore travailler ici, au milieu de ces Français projetés dans le cauchemar et qui font preuve d’une grande générosité entre eux. Ecouter, réconforter, coordonner l’action des services de l’Etat… bref, être là, montrer que nous sommes tous solidaires.

C’est décidé, je reste.

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24 mai 1909 : Les petits Français ne découvriront pas la Suède

Deux livres en concurrence : à ma droite, Le tour de la France par deux enfants par G. Bruno, à ma gauche, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf.

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Nils Holgersson voyage depuis 1906 sur le dos d’une oie et pourrait bien atterrir en France si le ministère de l’Instruction publique le veut bien…

Une commission des programmes de l’Instruction publique doit trancher ce jour entre les deux ouvrages : lequel sera diffusé à la rentrée à nos charmantes têtes blondes et leur fera découvrir le chemin pour devenir des adultes citoyens et responsables ? Pour une fois, je siège comme simple représentant du ministère l’Intérieur et la décision appartiendra au président, un madré recteur d’une soixantaine d’années qui a survécu à tous les changements de ministère des vingt dernières années.

L’ouvrage de G. Bruno est devenu un classique de la littérature pour enfants. Depuis sa première édition en 1876, plus de cinq millions d’exemplaires ont été vendus et des générations entières d’enfants ont découvert la France en emboîtant le pas à André et Julien Volden qui quittent Phalsbourg, aux confins de la Lorraine et de l’Alsace annexées par le IIème Reich, pour rejoindre un oncle Frantz qui devrait être à Marseille. Ils devront faire le tour de notre pays pour arriver à leur but, en découvrant les régions, les métiers, les monuments et les paysages qui font notre pays. Livre de lecture, leçon de choses, pétri de morale républicaine, « Le Tour de la France » apparaît comme indétrônable dans l’environnement des hussards de la République. 

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Le Tour de la France par deux enfants : plusieurs millions d’exemplaires vendus, des dizaines de rééditions depuis sa sortie en 1876…

Face à ce poids lourd, à ce géant de la littérature scolaire, le pauvre Nils Holgersson, ramené de surcroît, en début de roman, à la taille d’un lutin, accroché avec l’énergie du désespoir à une oie qui s’envole vers des contrées peuplées de créatures surprenantes et parfois fantastiques, conserve peu de chances de s’imposer. En 1909, Nils n’est pas encore traduit dans la langue de Molière et seuls quelques inspecteurs généraux de l’Instruction publique l’ont lu dans sa version anglaise. Et pourtant, nous sommes déjà quelques-uns à vouloir mieux diffuser ce beau texte, très bien écrit par un amoureuse de la Nature, Selma Lagerlöf.

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Le pauvre Nils va avoir du mal à faire le poids face à une commission des programmes de l’Instruction publique

Le président de la commission se retourne vers moi :

 » – Mais pourquoi voulez-vous que les écoliers français aillent apprendre ce qu’est la plaine d’Östergötland ou le lac Mälaren alors que les départements français sont déjà nombreux et difficilement mémorisables ?

– L’un n’empêche pas l’autre. Nils connaît des épreuves universelles comme le froid, la faim, la peur et même la mort. Il s’interroge sur les valeurs de solidarité dans l’épreuve, de générosité ou de courage. Si c’est la Suède qu’il parcourt en tous sens, c’est l’âme humaine qu’il sonde pour en extraire ce qu’il y a de meilleur. Il montre que seule l’humilité et le respect de l’autre mènent à la vraie connaissance et au bonheur dans la vie. Les pays anglo-saxons ne s’y sont pas trompés et le Voyage de Nils est déjà diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires et lu par des millions d’adultes.

– Rien n’empêche nos enfants de lire ce livre chez eux. G. Bruno diffuse, lui, une morale républicaine, rigoureusement laïque, à laquelle nous sommes attachés. Les légendes scandinaves reprises par l’ouvrage de Lagerlöf n’intéressent pas des petits paysans auvergnats ou bourguignons qui ne sortent guère de leur village et n’ont jamais vu la mer !

– Justement, ouvrons les fenêtres des classes, faisons voyager les gamins par le livre ! Et puis, laissons une chance à cette femme écrivain, institutrice, la possibilité d’entrer dans les bibliothèques françaises.

– Mais savez-vous, monsieur le conseiller, que G. Bruno est aussi une femme. Son vrai nom est Augustine Fouillée. Deux-cents gravures , cartes ou portraits viennent illustrer son ouvrage et faire rêver des bambins des campagnes qui ne connaissent souvent, comme grande ville, que le chef lieu de leur département. Les enseignants qui l’utilisent, l’ont eux-mêmes découvert pour apprendre la lecture lorsqu’ils étaient élèves.

Tandis que le Voyage de Nils n’est qu’une aventure exotique qui n’intéressera que quelques héritiers de la grande bourgeoisie parisienne, le Tour de la France par deux enfants s’affirme, depuis plus de quarante ans, comme un des éléments de notre patrimoine populaire.

L’Instruction publique en commandera donc un million d’exemplaires de plus !  »

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 La laiterie et la fabrication du beurre vue par les deux enfants pendant leur incroyable Tour de France

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Le « Tour de la France par deux enfants » est aussi l’occasion de donner une certaine vision du monde de 1909…

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Les petits Français attendront avant de découvrir le monde merveilleux de Nils Holgersson. La connaissance de la Patrie passe avant tout !

14 mai 1909 : Quand le cheval se cabre…

Améliorer la race chevaline de notre pays, contribuer au prestige de la France grâce à des prix renommés, abonder le Trésor public, lutter contre les paris clandestins, infiltrer un milieu qui permet de surveiller beaucoup de personnalités … Tout concourt à une forte pénétration de l’Etat dans le monde des courses.

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L’hippodrome d’Auteuil année 1909

L’hippodrome est pour beaucoup de Français un bon délassement dominical. Le prix de Diane, le Grand prix de Paris ou le Prix du Jockey-club signifient pour chacun une ambiance de fête, de jeu pour tous et de démonstration d’élégance pour les dames.

Pour moi, c’est un calvaire… comme un tour qui n’en finirait plus, sur un vilain canasson dans un manège mal aéré.

J’ai le droit, chaque mois, à la lecture fastidieuse d’un rapport envoyé par la police spéciale des chemins de fer (la police politique officieuse) au Président du Conseil, sur l’activité des courses.

En lisant, au petit trot, j’y trouve, pêle-mêle, le résultat des encaissements de taxes sur le Pari Mutuel, les réseaux de bookmakers démantelés, le nombre d’escrocs ou de pickpockets arrêtés sur les hippodromes et enfin toutes les informations ou rumeurs qui se murmurent dans le monde des courses en lien avec de nombreuses personnalités en vue du moment.

Je reviens « au pas » sur un point important : l’application de la loi de 1907 interdisant les paris clandestins. Je constate qu’elle fait l’objet d’une application rigoureuse à Longchamp, Saint Cloud, Maisons-Laffitte ou Auteuil. La République a besoin d’argent et il n’est pas question que des circuits parallèles perdurent ou naissent en dehors du contrôle du fisc.

Invariablement, à la page 7 ou 8, le rédacteur du rapport (c’est le même homme depuis dix ans, me semble-t-il) propose une loi sur le doping, pratique qui nous vient des Anglais et qui consiste à donner des excitants aux chevaux de courses. Il propose un contrôle de salive avant et après les épreuves par des vétérinaires indépendants. Tout aussi invariablement, je note dans la colonne de droite « bonne idée! » pour ne pas décourager l’auteur inconnu dans ses efforts pour proposer une meilleure administration et un contrôle plus efficace de ce sport.

Puis, à la page 10 du document, commence pour moi un fastidieux steeple-chase. Je dois trancher, au nom du ministre, sur la répartition des effectifs policiers entre les différents hippodromes. Le rédacteur qui a la fougue d’un pur-sang pour coucher sur le papier, avec gourmandise, les derniers racontars sur Boni de Castellane, le prince de Sagan ou le marquis de Polignac, se révèle un piètre bidet dès qu’il s’agit d’aligner deux chiffres. Comme chaque année, aucun total n’est juste, des données manquent ou n’ont pas été vérifiées. Bref, on me demande de courir avec des oeillères fermées sur un terrain marécageux.

Cette année, ma patience est à bout. Je me cabre et renvoie le rapport jusque dans la soupente ministérielle d’où il n’aurait jamais dû sortir, avec ces mots rageurs :

 » On dit que Charles Quint parlait espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à son cheval. Je vous remercie de parler un peu plus « mathématique » aux créatures du cabinet ! »

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L’hippodrome de Maisons-Laffitte en 1909

19 novembre 1908 : Seconde mission Charcot en Antarctique

Toute la France est derrière lui. Il fait rêver petits et grands. Des dessins et des photographies de son navire le « Pourquoi pas ?  » illustrent une presse à grand tirage, avide de raconter sa seconde expédition antarctique.

Jean-Baptiste Charcot, médecin, ancien rugbyman finaliste du championnat de France, tient fièrement la barre d’un bateau qu’il souhaite amener au plus près du pôle sud. Il a quitté le Havre en août et se dirige vers l’extrême sud du Chili en prévoyant une longue escale à Punta Arenas. Là-bas, c’est, pour l’instant, la « belle saison » .

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Jean-Baptiste Charcot a 41 ans en 1908, il effectue sa seconde expédition en Antarctique

Voyage de prestige, subventionné largement par le gouvernement, c’est aussi et surtout une expédition scientifique. Les savants de l’académie des sciences et du muséum d’histoire naturelle ont établi un programme de travail chargé : reconnaissance et cartographie des côtes, étude des marées polaires, relevés de salinité, études de la faune et de la flore, analyse du magnétisme… Le long hiver austral sera studieux.

Entreprise difficile aussi. Il faut rejoindre une terre qui est au bout de la planète. L’approvisionnement en charbon étant incertain, il n’est pas question d’utiliser fréquemment les moteurs du bateau. Ce sont donc les vents qui pousseront le navire vers ces terres inhospitalières. L’électricité sera aussi rationnée et l’éclairage se fera au pétrole ou à l’huile, sauf le jeudi, le dimanche et les jours de fête.

Le contact et l’étreinte des glaces s’annoncent violents. La coque du bateau est double, renforcée de cercles et de lames de fer sur les flancs. Cela suffira-t-il à protéger le trois mâts construit sur les plans de l’ingénieur Laubeuf – spécialiste des sous-marins – à Saint Malo ?

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Jean-Baptiste Charcot au milieu des manchots… que la presse française de 1908 appelle « pingouins » 

Arrivée à Punta Arenas, madame Charcot qui accompagne pour l’instant son mari, embrassera une dernière fois son solide époux et rejoindra l’Europe.

Elle laissera le célèbre médecin avec trois années de vivres en conserves, des centaines d’instruments scientifiques et cinq traîneaux automobiles Dion-Bouton.

L’équipage se retrouvera « entre hommes » et avec des  dizaines de chats destinés à lutter contre les rats de la cale.

Jean-Baptiste Charcot se concentrera alors sur ses rêves, fixera l’horizon où apparaîtront les premiers icebergs. Et il répètera inlassablement ces deux mots qui mélangent insouciance et sens du défi : « Pourquoi pas ?  »

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