20 et 21 février 1911 : La peste menace la France

«  La France a peur ! » Plus de 50 000 morts en Mandchourie, des cas signalés en Inde, au Japon, en Indochine, en Australie et en Égypte. Demain l’Europe ? La rumeur enfle : la peste, le terrible fléau du Moyen-Age, revient. Les photographies prises en Extrême Orient révèlent des scènes terribles. Malades emportés en trois jours dans des souffrances atroces, médecins contaminés, fosses communes qui se remplissent à grande vitesse auxquelles les villageois mettent le feu de façon désespérée, sans avoir pu respecter le moindre rite funéraire.

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Un transport de cadavres en Mandchourie, lors de la terrible peste de l’année 1911.

A la fin du Transsibérien, le long de la ligne elle-même, des villages entiers disparaissent sous le regard effaré des rares témoins occidentaux (journalistes et professeurs de médecine). Le froid – il fait moins quarante – ne facilite guère l’acheminement des secours. Les Mandchous qui ne meurent pas de la peste risquent maintenant la famine.

Mais le sujet du jour demeure le débat à la Chambre que je prépare avec Aristide Briand. Il faut rassurer les députés et démontrer que notre pays est protégé contre la terrible épidémie.

Briand : Il ne faut pas minimiser l’angoisse des uns et des autres. La presse a chauffé à blanc l’opinion, les images diffusées sont épouvantables et la peste pulmonaire fait objectivement froid dans le dos… si je peux m’exprimer ainsi (sourire contraint).

Moi : Vous devez d’abord montrer que vous êtes entouré d’hommes de science incontestables et prestigieux. Le Conseil supérieur d’hygiène, les professeurs Roux et Chantemesse. Vous écoutez leurs conseils, vous avancez sur leurs recommandations, vous n’avez que la santé des Français en tête.

Briand : Quel est l’argument le plus percutant pour rassurer tout le monde ?

Moi : La peste pulmonaire a un délai d’incubation court et on en meurt très vite. La distance qui nous sépare de la Mandchourie nous protège. Aucun malade ne peut survivre à un voyage en bateau aussi long et le bacille pouvant se loger sur les marchandises ne résiste pas non plus à de tel délai de transport.

Briand : Et les émigrants d’Asie qui débarquent tout de même sur le sol français ?

Moi : Nous avons fait le point ce matin avec le réseau ferré Ouest-État. Les trains contourneront Paris et aucune entrée ne sera tolérée directement dans la capitale.

Briand : Et la peste bubonique, les rats ?

Moi : Tous les navires arrivant sur nos côtes sont dératisés et retenus aussi longtemps que le permettent les conventions internationales. Nous sommes tellement prudents que nous commençons à avoir des plaintes des pays voisins !

Briand : J’aurai aussi sans doute une question spécifique sur Marseille, le port le plus exposé.

Moi : Chaque émigrant d’Asie est soumis à un contrôle particulier comprenant une visite médicale.

Vous pouvez annoncer la création d’une « commission spéciale sur les migrants » chargée de proposer toute mesure supplémentaire de protection et de prévention. Et puis, la France va organiser une conférence internationale sur la peste pour faire le point sur l’état de la science et les recommandations pouvant protéger les populations.

Briand : Pour la commission sur les migrants, vous pouvez me proposer un texte que je signerai dès demain matin et qui sera publié immédiatement au Journal officiel ?

Moi (songeant à la nuit qui va être courte pour préparer tout cela ) : Bien sûr, monsieur le Président.

Briand : Et vous m’accompagnez demain à la Chambre.

Moi : Comme d’habitude, Monsieur Briand. Avec votre dossier complet.

Briand : N’oubliez pas : la France a peur et la peur est mauvaise conseillère si nous ne savons pas apporter les bonnes réponses !

De retour seul dans mon bureau, je travaille à nouveau le dossier.

Le délai d’incubation ? Il est, en fait, inconnu. On l’estime à bien plus de sept jours et les porteurs du bacille restent au départ indétectables, se mêlent au reste de la population et la contaminent.

Les mesures prises par les autorités chinoises et russes ? Assez inefficaces pour l’instant et le mal continue à se propager grâce aux transports ferroviaires et par voie maritime. Les Chinois n’agissent pas avec transparence et cachent l’ampleur comme la localisation réelle de l’épidémie.

Les remèdes ? Il existe bien un vaccin diffusé par le docteur Haffkine, plutôt adapté. Mais il ne peut être fabriqué à grande échelle et couvrir des populations entières.

Bref, rien de rassurant dans tout cela.

Mais demain, il faut convaincre la Chambre que nous avons l’affaire bien en main et que nous maîtrisons la situation. Coûte que coûte. Les députés et l’opinion ne veulent pas entendre autre chose. Sinon, ce sera la panique et Briand tombera.

13 décembre 1910 : L’automobile conseillée par les médecins !

Pour être éclatant de santé, conduisez une automobile ! Ce ne sont pas Louis Renault ni Robert Peugeot qui le disent mais les médecins. Tout cela est très sérieux et prouvé scientifiquement. Un coup d’accélérateur et vous reprenez des couleurs, un coup de frein et vous voilà bien.

A lire les communications de plusieurs praticiens parisiens – n’est ce pas cher docteur Legendre ?- ce nouveau mode de transport agit de façon bénéfique sur tous les organes et fonctions de notre corps. La respiration est plus facile grâce au grand air absorbé en plus grande quantité. Les poumons s’emplissent avec bonheur d’oxygène et rendent le sang incontestablement plus rouge. Ce dernier circule bien mieux grâce au cœur battant à un bon rythme pendant tout le trajet. Il faut regarder aussi la peau qui se révèle moins sensible à l’eczéma et aux multiples boutons après les voyages dans ces véhicules à moteur.

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La belle automobile personnelle du constructeur Louis Renault

L’automobile n’est pas seulement un mode de transport, c’est un vrai sport : il faut faire démarrer et redémarrer l’engin avec une manivelle dans un mouvement rapide et musclé, le réparer fréquemment avec force et habilité, conduire dans des courants d’air obligeant l’organisme à se tonifier… En roulant, vous ne pouvez plus être frileux et une douce chaleur vous envahit dès que vous arrivez à destination. Bien-être facilitant ensuite un sommeil profond et réparateur.

La concentration sur le parcours et la route chasse les idées noires. Les neurasthéniques se sentent mieux au volant qu’ailleurs. Comprendre les cartes, ne pas se tromper aux carrefours, interpréter convenablement des panneaux indicateurs souvent laconiques et compréhensibles des seuls autochtones : voilà de quoi tonifier votre cerveau et votre intelligence, irriguer votre cervelle d’idées saines et positives !

Ah, cette automobile, fruit de la marche en avant du progrès humain, rejeton génial de nos ingénieurs, elle n’a pas fini de nous soigner, de nous guérir de tous nos maux faits de lenteur, langueur et torpeur.

Madame, monsieur, le bonheur au vingtième siècle avance à cent à l’heure et sur quatre roues !

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L’automobile ? J’en ai déjà parlé ici (la dangereuse Pantoufle de Monsieur Berliet), ici (Ma fille n’est pas une automobile), ici (Renault, l’Homme et la machine), ici (Favoriser l’automobile dans Paris) et là (Louis Renault, vivre pour l’automobile)

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Pour voir des films spectaculaires de 1910, comme si on y était (collision de locomotives, vie quotidienne aux Etats-Unis…), rejoignez le groupe des amis du site « Il y a un siècle » !

18 novembre 1910 : Les Français sont-ils sales ?

 « Il est une époque où se baigner jusqu’au cou était considéré comme païen ! » s’exclame une amie, Pauline de Broglie.

Moins d’un logement sur cent, à Paris, possède une baignoire. Un nombre très réduit vient de s’équiper de garde-robes hydrauliques, appelé aussi water closets, par des anglo-saxons beaucoup plus en avance. Nous sommes encore trop une capitale d’Ancien Régime où l’hygiène et la propreté corporelle laissent à désirer.

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Certains collègues peinent à comprendre (je le sens !) qu’un mois de mon salaire soit passé dans l’achat d’une baignoire en porcelaine, reliée au système d’eau courante dont nous sommes si fiers dans notre immeuble. Chez eux, un bidet suffit, complété par les bains publics. Se laver au bidet ? «… mais ce sont les femmes de petite vertu qui l’utilisent dans les maisons closes ! » s’écriait, il y a peu, ma femme, pour me convaincre d’investir dans une baignoire.

Notre bonne elle-même, à ses débuts, fréquentait assidument les bains « à quat’e sous », vulgaires baraques de planches, à même la rue et accueillant tout ce que Paris compte de pauvres gens ne pouvant sortir un franc ou deux pour les bains publics. Depuis, elle a l’autorisation d’utiliser notre bidet puis, maintenant, notre magnifique baignoire… quand Madame sort, l’après-midi.

Une simple promenade dans les rues de Paris amuse les diplomates anglais ou américains que j’accompagne parfois. Ils se révèlent beaucoup plus stricts que nous. Ils nous font remarquer nos tuyaux de fosses d’aisance bouchés et débordants, nos systèmes d’évacuation d’eaux usées défaillants et se répandant dans la rue sans que cela semble gêner les riverains. Dans un grand éclat de rire, ils se bouchent le nez en disant : « Vous les Français, peuple paysan… aimez encore bien les odeurs ! »

1er novembre 1910 : La Croix Rouge en deuil

Elle est de toutes les guerres mais personne ne lui tire dessus. Elle côtoie la souffrance mais n’en est jamais à l’origine. La Croix Rouge existe depuis 1863 et n’a cessé de s’étendre. Tous les grands pays ont signé aujourd’hui la fameuse convention de Genève de 1864. En principe, les armes se taisent quand passent les médecins ou les infirmiers et les blessés doivent quitter le champ de bataille sans être considérés comme des ennemis. Seul le soulagement de leurs souffrances compte.

La guerre que l’on ne peut malheureusement faire disparaître s’arrête maintenant à une frontière, celle posée par les textes internationaux et matérialisée par l’action dévouée de la Croix Rouge ( en France, la Société de Secours aux Blessés Militaires, SSBM).

A l’origine de tout cela, un homme: Henry Dunant.

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Le fondateur de la Croix Rouge Henry Dunant

Une imagination débordante, une énergie à revendre à ses débuts, un talent d’écriture aidant à convaincre (« Un Souvenir de Solferino » le rend définitivement célèbre et emporte l’adhésion des foules à la cause des blessés de guerre) puis l’usure dans les rivalités, les enjeux de pouvoir et l’oubli de tous. Dunant connaît la misère et l’isolement pendant un long moment.

Heureusement, le prix Nobel de la Paix ainsi qu’une pension de l’Impératrice de Russie sont venus réparer une partie des injustices à partir de 1901.

Au fin fond de la Suisse allemande, à 82 ans, Henry Dunant vient de mourir.

Les blessés de la guerre doivent beaucoup… à ce blessé de la vie.

27 mai 1910 : Les Parisiens sont plus grands que les autres

Les Parisiens sont-ils plus grands que les autres ? Arrivent sur mon bureau quelques statistiques du ministère de la Guerre. Les conscrits sont mesurés par l’armée à leur incorporation et il est ensuite possible de comparer les origines géographiques et la taille des populations.

Suivant les régiments venant principalement de la capitale, nous sommes à 1m 65 voire 1m 68. C’est une stature plutôt élevée comparée à ce que donne celle des régiments venant de Provence, du Massif central ou des Alpes qui plafonnent à 1 m 60 ou 61 en moyenne.

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Détail : les incorporés des beaux quartiers (VIIème ou VIIIème arrondissements ou les quartiers neufs du XVIème par exemple) paraissent encore plus grands et ajoutent un ou deux centimètres à cette stature moyenne. Plus on est riche, plus on est grand ?

Curieux d’observer l’évolution dans le temps, j’ai repris des chiffres beaucoup plus anciens et notamment certains remontant à la Révolution. Conclusion : les Parisiens ont toujours été grands et ont gardé cette taille élevée de 1m 65. Un ami professeur à la Sorbonne me fait remarquer que les mesures des années 1790, 1800 ne sont pas toujours fiables. Les appelés se déchaussaient-ils avant de passer sous la toise ? C’est vrai, si on garde ses souliers, ce n’est pas du jeu.

Pourquoi les Parisiens sont-ils donc plus grands ? Une meilleure alimentation ? Un accès aux soins des médecins plus facile au cours de l’enfance ? Des métiers en moyenne moins pénibles (port de charges lourdes) ? Leurs origines familiales se situant plus souvent en Normandie, dans le Nord ou en Picardie – où l’on constate aussi des tailles élevées – pourraient aussi expliquer cette situation.

Je sens que si la presse parisienne s’empare du phénomène et écrit : « les Parisiens sont plus grands que les autres Français » , cela va gonfler d’orgueil des habitants qui ont déjà, dans tout le pays, une solide réputation d’arrogance. Cela agacera inutilement nos amis des régions méridionales et provoquera leurs moqueries. Notre pays souffre de ces dissensions entre provinces et nous autres fonctionnaires, devons agir pour ne pas les provoquer.

Compte tenu du caractère non financier des informations que je manie, je décide donc, sans en parler à personne, de modifier les chiffres avant transmission au Petit Parisien. Avec ma plus belle plume, j’ajoute trois centimètres à la taille des Marseillais, deux aux Bretons, quatre aux Auvergnats…

Au bout de deux heures de ce travail de faussaire et très heureux de ma petite manipulation, je communique les données aux journalistes.

Le lendemain, je peux lire avec satisfaction le gros titre suivant qui répond à mon souci de cohésion républicaine : « Au moins, les Français sont tous égaux devant la toise. »

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14 mai 1910 : Sauvé par un arbre

Le paysan de Chailly-en-Bière se glisse en cachette pendant que la nuit tombe. Jean Champenois, efflanqué, le teint cireux, grelotte de fièvre et marche à grand peine. Chaque pas lui coûte mais le rapproche de son but : un grand hêtre derrière le lieu dit « Gros bois ».

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Jean vérifie que personne ne l’a suivi, c’est une condition de la réussite de l’opération. L’arbre se dresse enfin face à lui, majestueux en ce printemps bien pluvieux, couvert de feuilles vert tendre. Le père Champenois attache alors son bras avec un fil de soie au tronc et récite, très concentré et en se signant, trois pater et trois ave. Puis, laisse passer un long silence, souffle un bon coup et rentre chez lui, toujours en se gardant de croiser d’autres villageois.

Le lendemain, Jean Champenois a repris des forces. Pour la première fois depuis des semaines, sa fièvre est tombée. Il trempe une belle tartine dans un verre de vin : l’appétit revient. Le père Crechou et sa femme passent le voir avec monsieur le curé. Chacun s’étonne de voir notre Jean en pleine forme, souriant comme avant sa terrible maladie.

Pendant ce temps, derrière le gros bois, un hêtre magnifique se meurt. Ses feuilles tombent d’un coup, trois branches principales se cassent net pendant qu’une odeur de pourriture commence à sortir du tronc qui semble se creuser. Le garde champêtre passe à côté et s’étonne de cette brusque dégradation du végétal. Il s’approche et met le doigt sur le mince fil de soie qui entoure tout le tronc. Il s’exclame alors : « Crénom de sort, de mauvais sort. Il faudra le couper cet arbre ! »

Au même instant, Jean Champenois, ragaillardi, raconte des blagues salaces à monsieur le curé qui se laisse aller à rire, heureux de voir l’un de ses paroissiens sauvé… par le bon Dieu.

12 mai 1910 : Pour se soigner, il suffit de rêver !

Se soigner sans puissants médicaments, sans chirurgie périlleuse, tout simplement en dormant : Une utopie ? Non, cela devient bien une réalité.

Des médecins français et américains travaillent très sérieusement autour des rêves et essaient d’utiliser leurs caractéristiques – déjà analysées par Bergson – pour apporter un vrai réconfort aux malades des nerfs.

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Le philosophe Henri Bergson a déjà beaucoup écrit pour expliquer les rêves

Qui ne s’est pas senti très en forme après une bonne nuit peuplée de songes sympathiques ? Le rêve détend le cerveau et les muscles, il permet au corps de se reposer complétement tout en laissant vagabonder l’esprit à sa guise. C’est à partir de ce constat simple que les scientifiques travaillent.

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Le Rêve du Douanier Rousseau

Il fallait relever deux défis : comment provoquer l’activité onirique ? Et surtout comment faire en sorte que le patient ne sombre pas dans des cauchemars ?

Les deux points sont maintenant résolus, avec ingéniosité, à partir d’expériences simples.

Provoquer un rêve précis :

Le patient part dans une campagne qu’il affectionne beaucoup et passe un heureux séjour d’un mois. Pendant toute cette période, il doit sentir régulièrement un flacon contenant un parfum puissant et facilement reconnaissable. De retour en ville, à son domicile, des gouttes du parfum sont mis sur l’oreiller de l’intéressé pendant son sommeil… provoquant ainsi chez lui des rêves réparateurs de campagne bucolique.

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Luigi Russolo peint aussi le rêve avec Profumo

Déclencher des rêves heureux :

Allongé sur un confortable divan, le malade est endormi grâce à une potion légèrement hypnotique, tout en fixant son attention sur un point lumineux tournant sur lui-même dans une pièce sombre. Pendant son sommeil, sont diffusés des images sur un écran et des sons enregistrés bien déterminés : les couleurs sont agréables et la musique harmonieuse. De doux rêves ne tardent pas dès lors à venir et à son réveil, le patient « se sent mieux ».

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Toutes ces expériences de conception et de réalisation aisées pourraient être généralisées à toute la population.

Pour surmonter tous les soucis d’une époque parfois sombre et troublée, endormons les Français ! Et surtout, faisons-les rêver !

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Mon autre siteIl y a trois siècles

11 mars 1910 : Chut ! Laissons-les mourir…

Que s’est-il passé d’épouvantable et de mystérieux dans le village de Touloug’nou dans le bassin du Congo ? Si les cases se dressent bien là, intactes, le soleil de plomb éclaire pourtant une scène de désolation.

Trois cadavres d’hommes noirs encombrent le passage de la grand-route. Une odeur pestilentielle se dégage de chaque lieu d’habitation. Les soldats français qui s’approchent ouvrent une première porte : une famille entière est affalée, sur des nattes, râlant faiblement, délirante entre deux phases de sommeil. La maigreur des parents comme des enfants fait peine à voir. Là encore, dans cette hutte, deux individus sont déjà décédés et plus personne ne semble prendre la peine de procéder à leur enterrement. Dehors, seul le bruit désagréable des criquets vient troubler un silence oppressant et lourd de menace.

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« Ils ont tous la maladie du sommeil… » diagnostique le médecin militaire

« Ils ont tous la maladie du sommeil ». L’officier médecin, malheureusement habitué de ce type de situation, vient de poser le triste diagnostic. La tribu entière est touchée par cette inquiétante maladie véhiculée par la mouche tsé-tsé. Maigreur absolue des malades, fièvre prolongée, phase de plus en plus longue de sommeil irrepressible puis de coma, délires fréquents, impossibilité à s’alimenter, vertiges et douleurs articulaires intenses… tous les symptomes du terrible mal sont réunis sur ces quelques hectares de désolation.

Le rapport établi par le médecin remonte au gouverneur puis au ministère des colonies. Il vient compléter des centaines de pages déjà transmises par d’autres officiers sur l’ensemble de notre Empire : l’Afrique se meurt.

La maladie du sommeil dont on connaît maintenant l’origine – un parasite microscopique, le trypanosome, transmis par piqûre de mouche – envahit sournoisement nos chères colonies. Elle paralyse les forces vives de territoires que nous souhaiterions mettre en valeur. Elle touche les noirs mais aussi, nous l’avons appris récemment, les blancs.

Nos soldats sur place paraissent complètement démunis. Nous n’avons pas ou peu de traitements en nombre suffisant : les injections d’un mélange énergique à base d’arsenic, recommandées par une partie du corps médical, sont encore peu répandues et on se pose des questions sur leurs effets secondaires.

Dans les tribus noires, chacun se réfugie dans une foule de croyances sur la maladie : elle se propagerait, disent les marabouts, dans les groupes où l’on parle d’elle. Seul le silence total pourrait vaincre la diffusion de l’épidémie. De même, l’enterrement des victimes devrait s’effectuer sans bruit, afin de ne pas réveiller le mort et de ne pas contaminer les survivants.

Superstition chez les noirs, affolement chez les blancs, le terrible mal gagne du terrain : Congo, Oubangui-Chari, Tchad… On signale déjà des cas en AOF et le gouverneur général de Dakar, William Merlaud-Ponty partage l’inquiétude de son collègue de Brazzaville, Martial Henri Merlin.

Que fait Paris pendant ce temps ? On échange des notes alarmistes mais sans solution, on tergiverse, les réunions se succèdent sans décision ; les crédits qui devaient être débloqués restent en caisse, les fonctionnaires de la rue de Rivoli estimant que les arbitrages n’ont pas été rendus dans les formes et que rien n’est décidé d’efficace. L’armée hésite quant à elle à mobiliser ses trop rares médecins sur place, déjà pris pour d’autres tâches urgentes.

Et là-bas, l’Afrique, notre bel avenir colonial, se meurt petit à petit… sans bruit.

2 mars 1910 : Oui, les Parisiens sont sales

« L’homme jette un papier par terre, négligemment, puis s’engouffre dans un couloir du Métropolitain, après avoir craché derrière lui ce que l’on pense être une chique. Une dame en robe longue passe au même endroit, dans l’autre sens et essuie, sans le vouloir, avec le bas de son vêtement, ce que notre quidam précédent avait laissé par terre. A deux pas, un balayeur fait tourbillonner de la poussière et semble être satisfait du vaste nuage créé, reflet de son ardeur au travail. Les fines particules en suspension viennent couvrir l’étalage de légumes du commerçant de la rue qui ne se soucie nullement de la question, occupé qu’il est à vider ses détritus dans un caniveau qui n’a pas vu d’eau depuis les grandes pluies de janvier. Une automobile fumante et pétaradante passe alors et écrase le gros crottin laissé par les chevaux du fiacre qui la précède.

Tout cela vous dégoûte, messieurs ? Hé bien, c’est Paris. Ville lumière mais capitale sale que les étrangers comparent à Berlin, Londres ou New-York qui font visiblement mieux que nous. »

J’accueille avec ces quelques mots d’introduction, ce jour, place Beauvau, tout ce que Paris compte de hauts responsables capables d’apporter des idées pour que l’hygiène gagne du terrain dans nos arrondissements.

Le préfet de police Lépine semble s’ennuyer, quant au préfet de la Seine, Justin de Selves, il bavarde avec le patron de la police municipale.

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Justin de Selves sera préfet de la Seine jusqu’au début 1911

 D’autres têtes moins connues se révèlent aussi plus attentives et pointent les difficultés à surmonter : les sergents de ville se font huer quand ils invitent un Parisien à plus de propreté ; certaines femmes continuent à oublier que la mode a raccourci les robes et qu’elles peuvent abandonner leurs traînes transportant des microbes traînant au sol ; aucun règlement de police n’oblige les commerçants à protéger leurs denrées lorsqu’elles sont exposées sur la voie publique ; le défaut d’hygiène dans Paris empêche la disparition de la tuberculose, de la typhoïde et peut favoriser le retour du choléra…

Le préfet de Selves, toujours dissipé, veut manifestement écourter la réunion. Il lâche soudain, sur le ton de celui qui raconte une belle histoire :

«Cher ami,  je sais pourquoi nous sommes ici. Figurez-vous que votre patron, Aristide Briand, a marché hier matin, du pied gauche, dans une énorme déjection canine, en allant au ministère. Depuis, il ne décolère pas contre les services de la Ville, me rapporte-t-on avec insistance. Vous direz donc à monsieur le Président du Conseil, que nous allons créer un service du nettoiement qui aura pour but de rendre enfin notre capitale propre. Et si le ministère des finances nous refuse les crédits pour cette opération, nous augmenterons la taxe sur les chiens. Ils l’ont bien cherchés, les clébards ! »

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Le service du nettoiement à Paris en 1910

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16 février 1910 : Scandale chez les macchabées

« En fait, on ne sait pas bien qui est inhumé et enterré ! » La voix du directeur d’hôpital devient blanche, son angoisse ne fait que monter. Je tente de le calmer en lui faisant répéter lentement les faits. Au départ, un garçon d’amphithéâtre indélicat se fait remarquer pour son impertinence voire sa grossièreté. Les familles des personnes décédées s’en plaignent. On le soupçonne en outre de voler les dents en or des cadavres et certains l’ont vu boire l’alcool utilisé en chirurgie.

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Le cortège funéraire d’une personnalité dans le Paris des années 1910

« Mais là n’est pas le plus fâcheux, monsieur le conseiller. Ce garçon devait s’assurer que chaque famille reconnaissait son parent décédé et attacher ensuite une carte avec les noms et adresse au poignet du corps sans vie. » Il complète, très mal à l’aise : «  Nous venons de découvrir qu’il ne reportait ensuite jamais ces informations sur les suaires eux-mêmes. Ce qui conduisait les employés des pompes funèbres à ne pas être bien sûrs qu’ils emmenaient le bon corps. En quand le garçon était ivre, les croque-morts se servaient presque au hasard !»

Je regarde le haut fonctionnaire se rider profondément, se tordre de honte et je fais moi-même une grimace, en signe d’écoute et d’empathie. Même si de nombreux décès ont lieu à domicile, les grands malades opérés ou les accidentés meurent de plus en plus à l’hôpital. La confusion a donc dû toucher un nombre considérable de personnes.

Un long silence pendant que nous imaginons des dizaines d’enterrements de Parisiens se substituant les uns aux autres, dans un charivari que l’on ne peut qualifier de joyeux.

Je sens poindre le scandale de la République : des milliers de familles aussi éplorées que choquées demandant des vérifications immédiates, des exhumations ; des centaines de plaintes déposées contre l’Administration, une campagne de presse acharnée réclamant des têtes haut placées.

Je me vois recevoir toutes les grandes lignées de la capitale pour expliquer l’inavouable : oui, monsieur, madame, la tombe sur laquelle vous allez vous recueillir n’abrite pas votre vieille mamie. Où est-elle ? Nous cherchons, madame, monsieur, nous cherchons…

Scènes glauques: le riche baron « machin » a laissé sa place au sieur « truc » petit épicier. Les riches élégantes en manteau venaient donc se recueillir sur la tombe d’un homme du peuple anonyme ! Brassage de classes sociales dans l’au-delà, distribution des corps par la seule main de Dieu : le message de l’Evangile sur la vacuité des gloires terrestres prend toute son importance. Le garçon d’amphithéâtre indélicat s’est transformé en démiurge rebattant les cartes de la vie et de la mort.

Le directeur d’hôpital ne me laisse pas longtemps dans mes réflexions philosophiques. De sa voix aigrelette, il me pose la question que je redoute : « Monsieur le conseiller, que fait-on ? »

Je m’approche de lui, profitant de ma taille plus imposante que la sienne, je lui saisis l’épaule de façon protectrice. Je le fais pivoter et l’emmène dans un coin sombre de la pièce en lui parlant d’une voix basse mais ferme : « Votre petite affaire, vous en avez parlé à quelqu’un ? » Le directeur me répond les yeux baissés comme un enfant qui doit se faire pardonner d’avoir trempé son doigt dans un pot de confiture : « Non, monsieur le conseiller. Je vous l’assure. »

Je tranche alors définitivement : « Eh bien, cher ami, vous allez continuer à vous taire. Vous remplacez votre garçon d’amphithéâtre, vous vous assurez que les noms sont maintenant bien reportés sur les suaires et nous en restons là. La République n’a pas besoin d’un scandale de plus ! »

Le pauvre fonctionnaire, plus humble que jamais et qui pensait perdre sa place séance tenante, se confond en excuses, bredouille des mots de remerciement saccadés peu compréhensibles. Il finit par me promettre avec un humour bien involontaire « d’être muet… comme une tombe. »

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