2 juin 1914 : De Gaulle, Pétain et les femmes

 » Pour que nous soyons un peu considérés en ville, pour que l’on nous estime enfin, nous qui avons fait le choix de porter les armes, il faudrait, ni plus ni moins, une guerre…  » Après ces propos désabusés, plein d’amertume sur la triste condition d’officier d’une armée de temps de paix, Charles de Gaulle quitte le fauteuil de l’invité de notre appartement du 8ème et déplie son mètre quatre-vingt-treize. Il visse son képi sur sa grosse tête au menton en avant, rajuste son ceinturon pourtant déjà bien serré, se regarde un instant d’un air un peu hautain dans la psyché de l’entrée et me précède pour une promenade au parc Monceau.

Arrivé à côté de la Rotonde, il poursuit :  » Il y a des choses qui ne tournent pas rond dans notre chère armée. Nos vieux généraux par exemple, savez-vous qu’ils ignorent les talents d’officiers supérieurs originaux, ceux qui ne pensent pas comme eux ? Voyez Pétain. Il a toutes les chances de finir sa carrière comme colonel, tellement il a déplu ! Seul contre tous, il ne croit pas à la doctrine officielle et aux vertus de l’offensive à outrance, coûteuse en vies humaines et peut-être inefficace dans une guerre de plus en plus mécanisée. Ses maîtres mots sont le mouvement, l’initiative, la préparation d’artillerie et la puissance de feu. Intéressant… Même si je crois plus que lui aux mérites de l’assaut victorieux, celui qui emporte tout sur son passage. « 
Sur ces sujets de tactique militaire, je fais la moue et n’ai guère d’avis.
C’est dimanche, je cherche à lancer Charles sur un sujet plus léger.
Son amitié réciproque avec Philippe Pétain doit bien le mener à une ou des confidences intéressantes ! Je l’incite à évoquer un sujet susceptible de le dérider : les femmes. Plus exactement :  » Pétain, les femmes et lui « . Des échos persistants venant du ministère de la Guerre prétendent qu’ils partagent tous les deux la même conquête. Je veux en avoir le cœur net. 
Perçant mon stratagème, mon avidité à recueillir petits ragots et autres discrets bruits d’alcôves, il s’arrête au milieu de l’allée et me toise :  » Eh bien mon ami, que voulez-vous savoir au juste ?  » 
 » Oh rien, Charles, je garderai toutes vos confessions pour moi, vous savez…  » poursuis-je d’un air faussement détaché mais en fait vraiment gourmand. 
De Gaulle me pose la main sur l’épaule et me fait pivoter vers lui :  » Olivier, vous savez que Pétain et moi sommes très « sur les femmes » en ce moment. Je les méprise comme on le fait aux alentours des vingt-cinq ans et il les apprécie comme il est fréquent pour un homme après cinquante ans. Ce qui fait que le colonel et moi, nous prenons le même train venant de notre régiment d’Arras et nous nous croisons ensuite souvent quand nous sommes à Paris… et pas seulement pour donner ou suivre des cours à l’Ecole de Guerre !  » glousse-t’il, visiblement content de son petit effet. 
Je n’en saurai pas plus. Mon Charles repart sur une longue et interminable comparaison entre le fusil français Lebel (précis mais peu maniable) et son équivalent allemand, le Mauser 98 ( rapide et pratique lors des combats ). Je baille et réfléchis en l’écoutant d’une oreille distraite.
Un instant, loin de l’officier fier mais un peu raide, de l’homme taiseux sur sa vie personnelle, j’ai cru entrevoir le vrai de Gaulle… Cela n’a pas duré. L’huître s’est refermée, avec ses mystères. 
Je m’en ouvre à mon ami : 
 » Charles, pourquoi parlez-vous toujours aussi peu de vous, même à vos vieux camarades comme moi ?  » 
Le jeune lieutenant me glisse alors avec un demi-sourire :  » Vous savez ce que disait Confucius ? Le silence est un ami qui ne trahit jamais !  » 
parc monceau 1a
1381391770-carte-postale-PARIS-Parc-Monceau

 

27 septembre 1910 : Charles de Gaulle m’écrit

La lettre de Charles de Gaulle m’a fait plaisir. J’avais un peu oublié ce grand jeune homme que j’avais poussé en son temps vers la carrière des armes. Il a réussi Saint-Cyr l’an dernier et termine sa première année qui doit forcément se dérouler en régiment comme soldat. Affecté à Arras, au 33ème régiment d’infanterie (il a refusé que je m’occupe de son affectation), il m’écrit de la « Coopérative » de son Quartier, dans la salle réservé aux épistoliers.

infanterie-33eme-regiment.1285518923.jpg

Le 33ème régiment d’infanterie a un passé napoléonien prestigieux. Voilà à quoi aurait ressemblé Charles de Gaulle (caporal en avril 1910), s’il avait été incorporé 100 ans plus tôt !

Sur le papier à en tête, s’affichent les batailles prestigieuses auxquelles a pris part son régiment : Wagram, Austerlitz, La Moskova… La réalité de 1910 se révèle mois exaltante : Charles me parle de marches de vingt-quatre kilomètres ou plus (il semble tout content que son lourd sac de lui fasse pas mal, lui, le géant trop mince), du mauvais temps, de la boue des chemins, des vêtements à nettoyer, de l’art de commander la troupe dans les bois ou de sorties au café avec ses amis parisiens…

Heureusement, il continue à faire travailler son intelligence lumineuse : il vient d’enchaîner avec brio l’examen pour devenir caporal (nommé en avril) à celui donnant accès au grade de sergent (il reçoit ses galons ce mois-ci). En outre, il a donné une conférence devant tout son bataillon et ses talents d’orateur lui ont valu un petit succès.

En octobre, retour en région parisienne, pour l’incorporation à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr.

En fin de lettre, se rappelant que je suis officier de réserve (je n’ai pas dépassé le grade de lieutenant du génie), il me demande, respectueux, s’il doit m’appeler « mon lieutenant ». Je lui réponds dans une courte missive, qu’une telle appellation que je n’ai pas entendue depuis vingt ans en ce qui me concerne, me ferait rire. Je lui donne trois autres choix : « Monsieur le conseiller » s’il veut garder une distance, « Monsieur » s’il le souhaite, « Olivier » lui étant ouvert aussi. En retour, je lui indique que je continuerai à l’appeler « Charles » mais je lui promets que s’il atteint le plus haut grade militaire, je lui donnerai bien entendu du « Mon général ».

de-gaulle.1285519213.jpg

Charles de Gaulle entrera à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr en octobre 1910

Vous voulez soutenir ce site et son auteur, vous rêvez de vous plonger dans l’ambiance « Belle Epoque » ? Le groupe des amis d’Il y a un siècle est fait pour vous ! 

6 mai 1909 : J’aide Charles de Gaulle à préparer Saint-Cyr

Une haute taille, accentuée par un port de tête fier et digne sans oublier un regard qui ne peut se départir d’une certaine ironie : tout cela peut agacer un jury. Charles de Gaulle le sait et a souhaité mon aide pour réussir le concours de Saint-Cyr.

La préparation suivie au lycée Stanislas en « corniche » donne au jeune candidat toutes les bases nécessaires pour rédiger de bons écrits et devenir « alpha » (admissible dans la langue des jeunes futurs officiers). La plume du jeune Charles reste alerte, précise, s’appuie sur un vocabulaire riche. L’éducation parentale (une mère très présente à ses côtés) et un enseignement de qualité chez les jésuites, doublés d’une grande curiosité intellectuelle lui donnent de réels atouts en culture générale.

de-gaulle-3.1241588659.jpg

De Gaulle à Saint-Cyr ? Pour l’instant, ce n’est qu’un espoir et un rêve.

Ce n’est donc pas sur le fond que Charles risque d’être mis en difficulté. On n’imagine pas d’impasse chez lui en histoire, pas de faille en lettres classiques ou en philosophie grecque et latine. Les plans de ses dissertations suivent bien les recommandations de ses maîtres et il enchaîne les parties, sous parties et développements cartésiens avec la dextérité d’un horloger suisse.

Non, ce qui cloche, c’est l’attitude, le style oral, la présentation. Une allure de général déjà galonné, une poitrine bombée qui semble avoir oublié ses médailles, une voix faite pour commander à des états-majors qui détonnent dans une troupe de candidats tous intimidés, gauches et profondément respectueux.

Charles de Gaulle a quelques heures pour apprendre – ou simuler-  à mes côtés une humilité de bon aloi, une candeur juvénile qui rassurera un jury composé de vieilles barbes respectables de l’armée et de l’administration française.

Je lui donne quelques conseils pour baisser un peu la tête en entrant dans la salle du grand oral, je lui propose une autre démarche pour rejoindre la chaise où il sera cuisiné pendant de longues minutes.

 » Plus doucement la réponse !  »  » Moins de morgue dans l’échange s’il vous plaît » « Montrez les paumes de vos mains en signe d’ouverture ! ». Mes recommandations pleuvent. Maladroites, inutiles. J’ai l’impression de demander à un pur-sang de tirer une charrue. Le garçon se révèle fait de granit, incapable de changer pour plaire.

Charles de Gaulle me regarde alors et me lance, souverain :  » vous savez, monsieur le conseiller, le plus dur n’est pas de sortir de Saint-Cyr… mais de sortir de l’ordinaire ! » 

18 décembre 1908 : Charles de Gaulle fera-t-il un bon écrivain ?

Je tourne les pages et lis quelques passages ici et là. Le livre « Zalaina » écrit par le jeune Charles de Gaulle m’ennuie mais je ne veux pas vexer son jeune auteur. Il s’est donné du mal. Il attend un commentaire de ma part et je sens que mon appréciation pourra l’aider à faire des choix importants dans sa vie. Depuis notre rencontre d’il y a quelques mois, lorsqu’il était dans un collège de jésuites en Belgique, le jeune Charles me fait part régulièrement, dans des courriers toujours sincères, de ses rêves et de ses ambitions.

stanislas.1229580296.jpg

Un moment de détente au prestigieux collège Stanislas sous le préau de la cour Bayard. En 1908, Charles de Gaulle y prépare Saint-Cyr au sein de  ce que l’on appelle la « corniche  » .

Je prends ma plume et lui écris, en retour, ces quelques mots :

 » Mon cher Charles

Tout d’abord, lorsqu’on a un joli nom comme le vôtre – de Gaulle – pourquoi écrire sous ce pseudonyme un peu ridicule de  » Charles de Lugale  » ?

Ensuite, je vous confirme que votre style – très littéraire – reste plaisant et que vous avez une réelle sensibilité. La belle Zalaina déploie un charme étrange propre à troubler le jeune officier héros de votre roman. Néanmoins, l’honnêteté m’oblige à vous dire que votre histoire reste assez convenue et s’oubliera vite.

Vous me faites part dans votre missive que vous préparez Saint- Cyr et vous me joignez quelques-uns des devoirs que vous rédigez à la préparation  – la fameuse « corniche » – que vous suivez à Stanislas. Il me semble que vous tenez plus là votre avenir que dans la littérature pure.

Votre composition consacrée au traité de Francfort et aux conséquences entre états européens de la guerre de 1870 – 1871, révèle, chez vous, une vraie vision stratégique que vous auriez tort de ne pas exploiter un jour. Je partage votre point de vue concernant l’immense humiliation morale subie par notre pays qui explique ensuite beaucoup ses choix politiques.

J’ai aussi été frappé par vos mots :  » il y a quelque chose de changé en Europe depuis trois ans et, en le constatant, je pense aux malaises qui précèdent les grandes guerres.  » . Puisse l’avenir vous donner tort. Pour autant, le métier des armes dont vous rêvez attend effectivement des personnalités trempées comme la vôtre. Si le pire arrive, la France aura besoin de jeunes et brillantes énergies. Vous n’en manquez pas.

Je vous souhaite une excellente continuation. « 

2 mai 1908 : Et si les Jésuites revenaient ?

chateau_antoing.1209716072.jpg

L’école libre du Sacré-Coeur d’Antoing en Belgique

Et si les Jésuites revenaient ?

L’année 1908 pourrait être celle de l’apaisement entre laïcs et religieux, entre Eglise et Etat. Après le désastreux épisode des inventaires d’il y a trois ans, après ces affrontements entre catholiques et forces de l’ordre, nombreux sont ceux qui souhaitent un geste de réconciliation favorisant l’unité de la Nation.

Il n’est pas question de modifier les récents textes, laborieusement votés, sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En revanche, certains députés s’interrogent sur les mesures prises dans les années 1880 qui ont abouti au départ des congrégations comme la Compagnie de Jésus. Ils insistent sur le fait que les établissements d’enseignement se sont reconstitués à l’étranger et accueillent de nombreux élèves … français.

Clemenceau, ardent laïc, n’est guère favorable à cette évolution mais en bon politique pragmatique, il ne peut rester sourd aux souhaits de certains parlementaires. Je suis donc chargé d’une mission discrète auprès des Jésuites de Belgique pour étudier, avec eux, jusqu’à quel point, on pourrait envisager, à moyen terme, leur retour sur le territoire national.

Une rencontre a lieu ce jour en Wallonie à l’école libre du Sacré-Coeur d’Antoing.

Le recteur de l’établissement me dresse un portrait flatteur de l’enseignement de la Compagnie de Jésus : haut niveau scientifique du corps enseignant, recherche permanente de l’excellence pour les élèves, utilisation de méthodes de travail efficaces, acquisition d’une bonne culture générale, recherche de la rigueur dans les raisonnements …

Je demande alors à rencontrer un ou des élèves français de cette école libre.

Un jeune homme de 18 ans, de haute taille, très mince et à la démarche un peu raide, nous rejoint alors.

Sûr de lui, le regard fier, un peu hautain, manifestement très intelligent, l’étudiant français évoque avec moi ses occupations actuelles (il vient de publier une étude sur « La Congrégation de la Très Sainte Vierge ») et son avenir.  Il hésite entre préparer Centrale  -il se perfectionne donc en mathématiques – ou intégrer Saint-Cyr.

Nous parlons de la France, des grandeurs et faiblesses de notre pays. Mon interlocuteur a le sens de la formule et semble, malgré son jeune âge, avoir déjà de fortes convictions.

 » Rien ne me frappe davantage que les symboles de nos gloires. Rien ne m’attriste plus profondément que nos faiblesses et nos erreurs : abandon de Fachoda, affaire Dreyfus, conflits sociaux, discordes religieuses.  »

Je lui demande alors ce qu’il pense des Jésuites.

 » On reproche aux élèves des Jésuites de manquer de personnalité, nous saurons prouver qu’il n’en est rien. L’avenir sera grand car il sera pétri de nos oeuvres « .

Avant de le quitter, en lui serrant la main, je lui demande de me rappeler son nom. Il me répond, impérial :

 » Monsieur le Conseiller, retenez ceci : je m’appelle Charles de Gaulle « .

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑