17 novembre 1912 : Hopper entre espoir et découragement

Le début de la lettre va droit au but, en quelques mots tout est dit. Mon ami Edward Hopper, jeune peintre américain que j’ai connu lors de ses séjours à Paris n’a pas toujours le moral.

Il sait qu’il a du talent, il le sent profondément. Nous l’avons aussi encouragé en son temps : « Arrête de faire comme Marquet, laisse-toi aller à ton propre style !  » me suis-je souvent écrié en regardant ses dessins – très personnels – et en les comparant à ses toiles, trop inspirées des artistes pour lesquels il a de l’admiration.

De retour à New-York, Hopper gagne sa vie comme il peut. Une couverture de journal d’actualité par-ci, une illustration pour une revue professionnelle (System, The Magazine of Business) par-là. Il garde son geste sûr, ses personnages peinent à sourire mais dégagent une force indéniable. Chaque dessin fait montre d’une vraie originalité que les patrons de revue savent apprécier. Ils paient donc plutôt bien notre ami. Ces magnas de la presse se disent qu’avec des dollars plein les poches, celui-ci acceptera plus facilement que ses oeuvres soient ajustées, rognées, réduites, corrigées. Une moustache ajoutée à la va-vite, une ombre enlevée à un autre endroit, le ciel plus petit, le personnage central plus grand. L’illustration est martyrisée et l’artisan – on n’ose dire l’artiste – doit se taire, tout accepter. L’Amérique ne voit pas en lui un peintre, les rares expositions où l’on a pensé à l’inviter, lui rendent, à la clôture, toutes ses oeuvres : elles n’ont pas trouvé un seul acheteur.

Lîle de Blackwell. Par cette toile très étudiée, Hopper était persuadé qu’il allait enfin rejoindre les grands artistes new-yorkais à la mode. La désillusion a été cruelle.

Hopper évoque encore avec rage l’exposition d’artistes indépendants au MacDowel Club. Cinq tableaux accrochés aux murs, cinq échecs, aucune vente.

 » Je suis un peu découragé. Puisque je n’intéresse personne, j’ai failli arrêter de produire. L’an dernier, Hopper n’a ainsi peint que deux toiles.

L’année 1912 s’annonce plus prometteuse : un été à Gloucester, une amitié avec un certain Leon Kroll, camarade jovial et résolument optimiste et les pinceaux reviennent ! Des « Grands Mâts », un « Village Américain », le « Port de Gloucester » ; l’air marin, la fraîcheur venue du large lavent la tête.

Hopper ne vend toujours rien mais, au moins, il se fait plaisir. N’est-ce pas l’essentiel ?

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26 avril 1910 : Mark Twain, la comète et le Mississipi

Histoires de bandits et rebondissements fréquents, aventures sur le Mississipi et amitié entre jeunes gens, débrouillardises, mélange de peurs d’adulte et d’angoisses d’enfant. Mark Twain qui nous a quitté la semaine dernière, le 21 avril, c’était tout cela.

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L’écrivain Mark Twain est né et mort les années d’apparition de la comète de Halley (1835 – 1910)

Sa langue se révèle révolutionnaire : l’argot des blancs et le parlé des noirs des Etats du Sud sont fidèlement retranscrits dans un livre « coup de poing » comme Les Aventures de Huckleberry Finn qui n’hésite pas à plonger le lecteur dans de sombres histoires de dissection, de tonneau fantôme ou de cadavres impossibles à cacher.

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Les Aventures d’Huckleberry Finn

Mark Twain le mystique, anticlérical, est né la même année que l’apparition de la comète de Halley, il disparaît au moment où elle sera à nouveau visible, comme il l’avait mystérieusement prédit.

Il laisse une œuvre reflet d’une vie chaotique. Pilote de bateau à vapeur, déserteur des troupes sudistes, chercheur d’or, reporter en Europe, l’écrivain a roulé sa bosse et son imagination est portée par un vrai vécu.

Touché personnellement par la cruauté de la vie – il perd son père à 12 ans et plus tard sa femme ainsi que deux enfants – il sait tremper sa plume dans un encrier riche des saveurs d’un humour varié et souvent grinçant.

Il emmène ses lecteurs descendre le Mississipi, fleuve puissant, sauvage et beau, symbole d’une vie qui a fait des pieds de nez à la morale, d’un temps qui s’écoule sans cesse et ne garde en souvenir que ceux qui savent naviguer contre les courants ; Mark Twain faisait partie de ceux-là.

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12 avril 1910 : Pologne meurtrie

 « On aurait voulu faire disparaître notre nation à tout jamais que l’on ne s’y serait pas pris autrement. » Henryk Sienkiewitz, le prix Nobel de littérature 1905, auteur de Quo Vadis, est reçu aujourd’hui à l’Elysée. Après les poignées de mains, les discours et les hommages, il m’explique, un verre de champagne à la main, le drame traversé par son pays, la Pologne. Éclatée entre trois empires, la Russie qui possède tout le Territoire de la Vistule (Varsovie, Lodz…) , l’Autriche-Hongrie où vivent les habitants de Cracovie et tout le reste de la Galicie et enfin la Prusse avec la Posnanie, la Pologne n’existe pas, n’existe plus.

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Varsovie dans les années 1900, 1910

En Russie ? La langue russe reste obligatoire dans les écoles, le clergé catholique est juste toléré et réduit au silence, les nouveaux monuments glorifient l’unité derrière Saint Pétersbourg. En Prusse, les fonctionnaires sont aussi tous allemands et diffusent la langue de Goethe dans la vie de tous les jours en s’appuyant sur l’idéologie du Kulturkampf. Seule l’Autriche-Hongrie admet une représentation politique des Polonais qui bénéficient d’un vice-roi en Galicie, membre du cabinet viennois.

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Varsovie en 1910

Nation éclatée administrativement mais aussi éparpillée entre provinces économiquement et socialement très diverses. La Galicie autrichienne demeure très rurale et un peu arriérée alors que les villes rattachées à la Prusse se développent grandement d’un point de vue industriel, suivies par celles sous domination russe. Des régions voisines comme la Haute-Silésie (prussienne) et le bassin de Dabrowa (russe) sont pourtant rivales alors que les Polonais y sont majoritaires.

Qui veut faire la Pologne ? Le mouvement national grandit mais là-aussi de façon multiple. Certains vantent les vertus du tri-loyalisme vis à vis des trois pays dominant la Pologne et espèrent grandir en leur sein. Ils restent conservateurs dans l’âme et pour eux, leur avenir passe par l’enrichissement de leur communauté. D’autres préconisent l’établissement d’une vraie nation sur des bases ethniques (excluant les nombreux Juifs des territoires concernés ?) en utilisant la violence ou au contraire, les voies démocratiques. On compte des socialistes, des agrariens, des nationalistes purs et durs et des populistes. Un homme comme Pilsudski entretient ni plus ni moins une véritable force paramilitaire de 10 000 fusiliers non loin de Cracovie tandis que Dmowski tente de soulever les Polonais de Prusse grâce à des actions antigermanistes audacieuses. Tout ce petit monde se déchire et l’établissement d’une grande Pologne cohérente et unifiée paraît loin.

En attendant, les Polonais émigrent en masse : en France ou aux États-Unis notamment. Entreprenants, courageux (on ne leur réserve pas les métiers les plus faciles), solidaires entre eux, ils forment des communautés fières de leur religion, de leur langue et de leur culture. Sienkiewitz conclut :

« Nous butinons les fleurs du monde entier et nous en faisons notre miel ! »

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Henryk Sienkiewitz

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23 mars 1910 : Fausse nouvelle

Naufrage de milliardaire dans une tempête emportant son yacht luxueux ou affabulation de journalistes en mal de nouvelles sensationnelles ? Gordon Bennett fait encore parler de lui. On se rappelle ses frasques dans la haute société new-yorkaise : cette soirée de prestige où il était invité dans un manoir de sa belle famille et où il était arrivé ivre en tenant des propos grossiers. Devant une assistance médusée, il s’était dirigé vers l’immense cheminée et, le col défait, s’y était soulagé comme un garnement.

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Le milliardaire et patron de presse James Gordon Bennett

Gordon Bennett, une légende vivante. Comme magna de la presse, il possède le New-York Herald et l’International Herald Tribune. Passionné de sport et d’aviation, il organise différentes coupes à son nom sur le golf comme sur les aéroplanes, ballons et montgolfières. Supérieurement intelligent, plein d’humour, doté d’un magnétisme tel que ceux qui le côtoient deviennent ses plus fervents supporters, Gordon Bennett laisse planer aussi le mystère sur sa vie.

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Gordon Bennett organise de multiples compétitions en les dotant richement

Combien a-t-il de femmes ? Deux, trois ou dix ? Une dans chaque capitale et chaque port ? Des princesses, des actrices ou de belles inconnues ? On voit les belles se rendre dans son yacht pour prendre un verre ou partager une nuit, certaines s’embarquent, d’autres descendent encore émerveillées des moments qu’elles ont passés.

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L’immense yacht de Gordon Bennett

Mais comment fait-il ce Gordon Bennett ? Quel est le vrai du faux ?

Impossible de savoir vraiment.

On le dit perdu corps et biens ces jours-ci au large de la Sicile puis on apprend, le lendemain, que son yacht serait intact en Mer Rouge pour finalement découvrir qu’il donne ses ordres par télégraphe, à son empire de presse, amarré dans un port de Ceylan, un gros cigare à la bouche. Qu’importe la succession de rumeurs et de fausses nouvelles pendant une semaine. Gordon Bennett fait vendre. L’annonce non vérifiée de son naufrage augmente le tirage du journal. Sa « résurrection » en Mer Rouge, attire de nouveaux lecteurs avides et enfin, les commentaires des témoins qui l’on vu, son verre de whisky à la main, dans le port de Colombo, décuple les ventes des quotidiens.

La presse emploie le conditionnel. Ce temps permet toute les approximations aux plumes habiles et sans scrupules. Mais qui s’en plaint ? Tout le monde trouve son compte à ce battage : le petit peuple banlieusard rêve de ce milliardaire attachant et hors du commun qui l’éloigne des soucis médiocres du quotidien ; la presse quant à elle augmente ses tirages à chaque fois qu’elle le cite et Gordon Bennett enfin accroit ainsi sa notoriété et donc sa fortune.

Gordon Bennett aime la France. Elle le lui rend bien.

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Gordon Bennett au volant de l’une des ses nombreuses automobiles

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17 février 1910 : La peur en bateau

J’imagine l’homme qui nage de toutes ses forces, ces vagues qui le soulèvent puissamment et l’emmènent parfois dans la direction opposée à l’horizon, l’eau noire refroidissant tout son corps gagné par l’épuisement. La syncope enfin et le réveil sur le sable, vivant, seul rescapé d’un naufrage dont les victimes se comptent par centaines. C’est ainsi que s’est achevée la catastrophe du paquebot Général-Chanzy.

Me reviennent aussi en mémoire d’autres drames, en pleine mer cette fois-ci. La panique gagnant les passagers d’orgueilleux navires -comme La Bourgogne – entrés en collision avec un autre bâtiment à pleine vitesse dans un brouillard traître. Les hommes d’équipage oublient les devoirs de la mer et s’emparent des chaloupes en priorité, laissant les passagers sans secours. Le capitaine, au contraire, sombre avec panache, sans quitter la barre de son bateau et rejoint l’océan devenu son tombeau.

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Voilà les images qui peuplent mon esprit pendant que j’accompagne le ministre de la Marine au Havre ce jour.

Quand on observe le gigantisme du Provence à quai, difficile d’imaginer le naufrage. Les flots semblent domptés par l’immensité de la coque, donnant une stabilité remarquable à ce mastodonte de plus de 190 mètres de long. Une ville flottante de 1600 passagers se répartissant entre les différents ponts et entreponts, restaurants ou bars, une société reconstituée où les plus riches se détendent en jouant au grand air, avec élégance, au shuffle-board et les plus pauvres tapent le carton pour tromper leur ennui dans des couloirs étroits, humides et mal éclairés qu’ils ne peuvent quitter avec leur billet de troisième classe.

Qui a peur en bateau ? Il paraît que l’angoisse peut venir quand le capitaine annonce une tempête qui s’approche ou que l’on constate que tout l’équipage est concentré dans des manœuvres difficiles. C’est à ce moment que l’on se dit que les chaloupes ne sont pas là par hasard et que les centaines de gilets de sauvetage empilés doivent bien avoir leur utilité. On repense à tous les naufrages décrits dans les journaux à sensation, ces drames qui surviennent une fois par mois environ. On se dit : ce coup-ci, ce pourrait être pour moi.

Un jour, avec l’essor des aéroplanes, la construction de gros et modernes « avions » , ne doutons pas que toute peur disparaîtra quand on volera vers New-York. Au-dessus des nuages, loin des tempêtes, le calme et la sérénité. Vivement l’an 2000 !

18 janvier 1910 : En Haïti, les USA prennent les choses en main

  « Mon programme pour Haïti ? La banane et le tourisme ! » L’attaché qui accompagne l’ambassadeur des États-Unis Robert Bacon n’y va pas par quatre chemins. S’il admet que le président local Antoine Simon puisse émettre un grand emprunt de 65 millions de francs sur la place de Paris, cela doit se traduire par des profits plus grands pour les sociétés américaines qui se développent sur place.

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L’ambassadeur américain en France, Robert Bacon

« Les intérêts que nous pouvons tirer de la vente de bananes sont importants. Il s’agit de remplacer la production de café dont les prix sont tirés vers le bas par les autres producteurs de la planète. De même, nous souhaitons participer à l’équipement en chemins de fer de l’île. Les liaisons Port-au-Prince vers le Cap-Haïtien et vers Les Cayes représentent deux chantiers qui nous intéressent particulièrement.»

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Le président haïtien, le général François Antoine Simon

Je l’écoute distraitement. Je n’ai pas beaucoup l’habitude d’une diplomatie qui mêle, à ce point, les intérêts des sociétés privées avec celui des États. Le massif ambassadeur Bacon a été lui même un haut dirigeant de la Northern Securities Company et de la US Steel Corporation. On le sent un peu vexé de ne pas être reçu par un ministre et il regarde ostensiblement pas la fenêtre, en signe d’ennui.

Dans ma mémoire, Haïti ne prend pas une grande place. Tout au plus, quelques vagues souvenirs du héros noir Toussaint Louverture et des différents massacres de Français pendant des révoltes ou révolutions qui semblent se succéder là-bas à un rythme effréné.

Bref, un île dangereuse pour nous et qui ne nous rapporte rien, si ce n’est des ennuis.

Par un hochement de tête, je fais mine à mes visiteurs que leur demande ne pose pas de difficultés à notre pays.

Bacon prend alors la parole : « Cela tombe bien. Dans tous les pays proches des Usa et du canal de Panama, nous souhaitons préserver la stabilité et la prospérité. Pour vous remercier, nous vous avons amené cette fameuse banane que vous ne mangez que rarement en France. C’est une « Gros Michel », variété la plus répandue et sans doute la meilleure. »

En dégustant ce fruit de dessert au goût bizarre, cette « figue banane » que nous ne trouvons que sur les menus de certains restaurants audacieux et chers de Paris, je repense un instant à ce peuple lointain, les Haïtiens, épris d’indépendance et violents contre tout oppresseur, riches d’une culture européenne et créole mélangée. Quelques centaines de milliers d’hommes qui parlent français, très loin, là-bas, derrière notre horizon et dont Paris se moque éperdument.

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25 décembre 1909 : Le Père Fouettard s’arrêtera-t-il chez nous ?

« Et ton Père Noël, comment va-t-il arriver à la maison ? »

Ma fille Pauline, 5 ans, me regarde interloquée. Je précise ma question : «Viendra-t-il en automobile, en train ou en aéroplane ? »

La jeune enfant répond avec l’assurance d’un professeur énonçant une évidence :

« Il vient en traîneau ! »

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Perfide, je fais remarquer que la neige qui était tombée il y a quelques jours, a disparu : « Il ne pourra pas glisser le traîneau ! »

La gamine ne se laisse pas démonter pour si peu et rappelle une seconde évidence en levant les bras en l’air : « Les rennes volent dans le ciel, avec le traîneau. »

J’arrête là mon petit jeu. Ma femme adore que les enfants puissent croire au Père Noël, je souhaiterais pour ma part qu’ils sachent toute la vérité.

« Relis George Sand : depuis les années 1810, 1820, tous les enfants ont besoin de rêver, de croire à ce personnage merveilleux et infiniment bon. Pourquoi priver Pauline de cette joie ? » Ma femme Nathalie plaide avec justesse. Je m’enferme dans des arguments cartésiens débités sans grande conviction :

«Le Père Noël n’est pas français. Ce sont quelques scandinaves qui ont implanté cette tradition aux États-Unis et celle-ci nous revient sous une forme commerciale. Le Père Noël fait surtout rêver les marchands. »

Nous n’allons plus à la messe et je préférerais, pour nous rattraper, que ce soit le Petit Jésus qui soit mis à l’honneur, dans notre foyer, le 25 décembre. Je sens que cela ferait plaisir à ma mère, très pratiquante, qui ne commence à manger son boudin grillé de réveillon qu’après la messe de minuit.

Je replace dans la cheminée une nouvelle et grosse bûche, destinée à nous chauffer pendant ces longues heures hivernales. La bonne, avant de prendre son traditionnel congé de Noël, nous a laissé les indications nécessaires :

« Les bûches de Noël sont toutes mises de côté sous le tableau du grand-père. Le pudding -je ne me ferai jamais à cette mode des « englichs »- et les bouchées glacées sont conservées au froid sur le balcon. Monsieur, Madame, je vous quitte et pars chanter avec mon Jules dans un bouillon du quartier. »

Pendant que je manie le tisonnier, j’entends mon aîné Nicolas, âgé de 13 ans, tenter de terroriser Pauline.

« Tu sais que les enfants qui ne sont pas sages sont tous emmenés par le Père Fouettard qui passe dans la rue ? » Là encore, la délicieuse enfant répond, la bouche en cœur, avec une candeur désarmante :

« Mais, Nicolas, si cela est vrai, comment es-tu encore là ? » L’intéressé qui ne s’attendait pas à cette réponse mi-naïve, mi-vacharde, se replonge, troublé, dans le dictionnaire illustré (il faut faire des cadeaux utiles !) qu’il vient de recevoir pour ses étrennes. Je réponds à sa place, magnanime :

«  Non, Pauline, le père Fouettard, s’il existe lui-aussi, ne fait que déposer des verges devant les portes des garnements. Et comme tu peux le constater, il n’a rien mis devant chez-nous. Nicolas et toi, vous n’avez rien à vous reprocher ! »

Pauline tend sa toute nouvelle poupée à Alexis qui peine à l’attraper du haut de ses huit mois. Un ours en peluche – Martin, qui nous vient aussi de New-York – l’attend un peu plus loin, assis sur le parquet. Les billes marrons qui lui servent d’yeux, semblent jeter un regard attendri sur cette scène familiale, banale… mais tout simplement heureuse.

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Le Père Fouettard, pendant maléfique du Père Noël, emmène dans sa hotte tous les méchants enfants…

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1er septembre 1909 : Ma nièce tourne autour de J. Kennedy

 Ma nièce, émigrée aux Etats-Unis, fait encore des siennes. Sa dernière lettre m’avait pourtant rassuré : elle était devenue l’assistante d’une photographe de grand talent, Gertrude Käsebier et s’initiait à ses côtés à une technique complexe en passe de devenir un art.

Elle m’annonce aujourd’hui qu’à l’occasion d’une exposition sur Boston, elle s’est entichée d’un jeune diplômé de la Latin School, étudiant à Harvard, un certain Joseph Kennedy.

Elle me le décrit comme séduisant, ambitieux, sportif (il pratique le base-ball) et plein d’humour.

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Le séduisant Joseph Kennedy aura neuf enfants avec Rose Fitzgerald… dont un certain John.

Voici la lettre que je lui poste ce jour :

«  Ma chère nièce ,

J’ai bien reçu ton courrier où tu m’annonces ta passion amoureuse pour un jeune américain d’origine irlandaise, Joseph Kennedy.

L’oncle protecteur que j’ai toujours été pour toi est conduit à te mettre en garde par rapport à cet élan de ton cœur que je sais généreux… mais encore tendre.

J’ai pris mes renseignements auprès de notre consul sur place sur ce fameux Joseph. Son père, originaire d’une famille d’Irlandais immigrés affamés, ancien portefaix sur les quais de Boston, a fait fortune en achetant et développant des bars dans des quartiers pas toujours huppés. Il s’est aussi fait remarquer dans le commerce du whisky. Bref, on ne peut dire que cet homme, sans doute très entreprenant, pratique des activités propres à en faire un intellectuel ou un artiste comme tu les aimes. Il tente aujourd’hui de donner une éducation raffinée à son fils Joseph en l’inscrivant dans les meilleurs établissements de la ville que sont la Boston Latin School puis l’Harvard College. Cela ne suffira pas à faire tomber les barrières sociales érigées par les vieilles familles bostoniennes, protestantes et d’origine anglaises, fières de leurs racines qui remontent à l’Indépendance.

Ton Joseph a sans doute peu d’avenir dans ce monde méprisant les Irlandais (réputés alcooliques) qui le regarde de haut. Comme Française, il vaut mieux que tu cherches un beau parti, mieux intégré dans cette société américaine, pas aussi ouverte que certains le prétendent.

En outre, il semble que la famille Kennedy a d’autres ambitions pour son rejeton. On me dit qu’il devrait se fiancer avec Rose Fitzgerald, une autre Irlandaise, fille du maire de Boston.

Ne viens pas te mêler de ces stratégies familiales complexes, pour nous Français et laisse donc ces Irlandais sans avenir entre eux. Concentre-toi sur ta carrière artistique qui s’annonce plus prometteuse.

Ton oncle qui t’aime. » 

9 juillet 1909 : Montrer aux Américains que nous les aimons…

« C’est à peine croyable : dans la nomenclature du Quai d’Orsay, les Etats-Unis étaient classés dans la catégorie « pays divers ». Notre pays qui a tant fait pour cette jeune nation semble oublier qu’elle est devenue une puissance de premier ordre ! »

 

L’ancien ministre des Affaires étrangères et académicien Gabriel Hanotaux ne décolère pas.

 

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Gabriel Hanotaux

 

«  Nous avions tout pour être un allié de choix des Usa : un passé commun riche, une même passion pour les droits de l’homme, une soif de liberté et une passion pour l’innovation. Au lieu de cela, nous laissons les Anglais nouer des liens privilégiés avec son ancienne colonie et former un bloc anglo-saxon qui ne peut que nous isoler. »

 

Gabriel Hanotaux, en diplomate de renom, évalue avec talent les rapports de force internationaux. Il enseigne son savoir à l’Ecole pratique des Hautes Etudes et écrit des essais remarqués sur l ’Histoire ou les relations internationales : Histoire du Cardinal de Richelieu, Paris en 1614, Histoire de la France contemporaine…

 

Homme concret et pratique, il met en place le Comité France-Amérique.

 

Organiser des rencontres, réceptions ou conférences  favorisants les liens entre nos deux nations, héberger dignement les personnalités américaines de passage dans notre capitale, préparer des missions d’étude dans les deux pays… bref : favoriser l’amitié entre nos deux peuples.

 

Je demande à Gabriel Hanotaux : Ce cercle pourrait-il transmettre un peu de la jeunesse de l’Amérique à notre vieille France ? Il me répond :

 

  » C’est Oscar Wilde qui disait que la jeunesse de l’Amérique est sa plus vieille tradition : elle dure depuis trois cents ans. »

31 mai 1909 : Coppola cherche un… parrain

« Agostino Coppola, c’est lui ! » Luigi Albertini, directeur du Corriere della Sera, le grand quotidien italien, profite de son voyage aux Etats-Unis pour retrouver des compatriotes. Il serre la main du futur papa qu’on lui présente et  s’assoit en face de lui. L’Italo-américain est de petite taille, trapu, très brun, barbu, marié à une certaine Marie Zasa, enceinte.

Albertini envisage, à l’attention de ses lecteurs milanais, romains ou napolitains, une succession d’articles sur l’émigration italienne au pays de l’oncle Sam, avec pour titre : « que sont-ils devenus ? »

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Mulberry Street à New-York, Manhattan, le charme de Little Italy, une ville dans la ville.

Il considère que la presse de son pays ne peut plus passer sous silence le devenir des 200 000 compatriotes qui quittent chaque année leurs Abruzes, Toscane ou Sicile natales. Beaucoup franchissent les Alpes et tentent de s’établir dans une France pas toujours très accueillante. Mais une bonne moitié achète un billet de troisième classe sur un transatlantique et tente l’aventure américaine. Ellis Island, l’accueil de tous les immigrants, le contrôle sanitaire puis l’enregistrement du nom : l’ami de Coppola, pour démarrer dans sa nouvelle vie, en a profité pour troquer son patronyme « Andolini » pour celui de « Corleone », petite bourgade sicilienne où sa famille est restée.

Les Italiens aux Etats-Unis ? Ils sont pour la plupart employés de travaux publics, manutentionnaires, petits commerçants… ou voyous. Ils se regroupent entre eux et colonisent, par exemple, des quartiers entiers de Manhattan : les rues Mott, Elisabeth et Mulberry au nord de Canal Street délimitent la Little Italy, ville dans la ville où la langue de Shakespeare n’est pratiquement jamais utilisée. Il y règne une ambiance bon enfant. On vit dehors l’été et on passe des heures dans les cafés l’hiver. Les étals en plein vent des marchands de fruits et légumes donnent une touche de gaité supplémentaire à des quartiers où personne ne roule sur l’or mais où tout le monde se serre les coudes.

Agostino Coppola rêve que son futur enfant sorte de sa modeste condition initiale :

« Il faudra qu’il soit artiste, qu’il fasse de la musique par exemple. Pour qu’il n’ait besoin de rien, je vais racheter l’armurerie qui fait l’angle et j’espère que grâce à mes ventes de fusils, il pourra grandir en pensant à autre chose que se nourrir comme je suis forcé de le faire ! »

Le patron de presse Albertini se sent obligé d’y aller aussi de sa suggestion : « Le monde du spectacle commence à faire bon accueil aux Italiens. Danseurs, chanteurs, acteurs… nos compatriotes ont des dons indéniables. Nous le constatons aux processions de la fête de San Gennaro. C’est un peu tôt pour y penser mais votre rejeton pourrait peut-être fréquenter ce nouvel art qu’est le cinématographe ? »

Agostino se rembrunit :  » Les quelques films que j’ai vu ne sont pas sérieux ! Je vois bien mon fils flûtiste mais c’est absurde d’imaginer un Coppola dans le cinéma ! En attendant, Monsieur le directeur du grand journal, nous cherchons un monsieur puissant pour protéger notre futur enfant.

– Vous voulez que je sois… son parrain ? »

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Luigi Albertini, directeur du grand  journal italien Corriere de la Sera, rencontre ce jour Agostino Coppola qui aura un fils, Carmine, flûtiste, chef d’orchestre et compositeur. Carmine sera lui aussi le papa d’un garçon, un certain Francis Ford…

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Little Italy, New-York 1909

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