« La France a peur ! » Plus de 50 000 morts en Mandchourie, des cas signalés en Inde, au Japon, en Indochine, en Australie et en Égypte. Demain l’Europe ? La rumeur enfle : la peste, le terrible fléau du Moyen-Age, revient. Les photographies prises en Extrême Orient révèlent des scènes terribles. Malades emportés en trois jours dans des souffrances atroces, médecins contaminés, fosses communes qui se remplissent à grande vitesse auxquelles les villageois mettent le feu de façon désespérée, sans avoir pu respecter le moindre rite funéraire.
Un transport de cadavres en Mandchourie, lors de la terrible peste de l’année 1911.
A la fin du Transsibérien, le long de la ligne elle-même, des villages entiers disparaissent sous le regard effaré des rares témoins occidentaux (journalistes et professeurs de médecine). Le froid – il fait moins quarante – ne facilite guère l’acheminement des secours. Les Mandchous qui ne meurent pas de la peste risquent maintenant la famine.
Mais le sujet du jour demeure le débat à la Chambre que je prépare avec Aristide Briand. Il faut rassurer les députés et démontrer que notre pays est protégé contre la terrible épidémie.
Briand : Il ne faut pas minimiser l’angoisse des uns et des autres. La presse a chauffé à blanc l’opinion, les images diffusées sont épouvantables et la peste pulmonaire fait objectivement froid dans le dos… si je peux m’exprimer ainsi (sourire contraint).
Moi : Vous devez d’abord montrer que vous êtes entouré d’hommes de science incontestables et prestigieux. Le Conseil supérieur d’hygiène, les professeurs Roux et Chantemesse. Vous écoutez leurs conseils, vous avancez sur leurs recommandations, vous n’avez que la santé des Français en tête.
Briand : Quel est l’argument le plus percutant pour rassurer tout le monde ?
Moi : La peste pulmonaire a un délai d’incubation court et on en meurt très vite. La distance qui nous sépare de la Mandchourie nous protège. Aucun malade ne peut survivre à un voyage en bateau aussi long et le bacille pouvant se loger sur les marchandises ne résiste pas non plus à de tel délai de transport.
Briand : Et les émigrants d’Asie qui débarquent tout de même sur le sol français ?
Moi : Nous avons fait le point ce matin avec le réseau ferré Ouest-État. Les trains contourneront Paris et aucune entrée ne sera tolérée directement dans la capitale.
Briand : Et la peste bubonique, les rats ?
Moi : Tous les navires arrivant sur nos côtes sont dératisés et retenus aussi longtemps que le permettent les conventions internationales. Nous sommes tellement prudents que nous commençons à avoir des plaintes des pays voisins !
Briand : J’aurai aussi sans doute une question spécifique sur Marseille, le port le plus exposé.
Moi : Chaque émigrant d’Asie est soumis à un contrôle particulier comprenant une visite médicale.
Vous pouvez annoncer la création d’une « commission spéciale sur les migrants » chargée de proposer toute mesure supplémentaire de protection et de prévention. Et puis, la France va organiser une conférence internationale sur la peste pour faire le point sur l’état de la science et les recommandations pouvant protéger les populations.
Briand : Pour la commission sur les migrants, vous pouvez me proposer un texte que je signerai dès demain matin et qui sera publié immédiatement au Journal officiel ?
Moi (songeant à la nuit qui va être courte pour préparer tout cela ) : Bien sûr, monsieur le Président.
Briand : Et vous m’accompagnez demain à la Chambre.
Moi : Comme d’habitude, Monsieur Briand. Avec votre dossier complet.
Briand : N’oubliez pas : la France a peur et la peur est mauvaise conseillère si nous ne savons pas apporter les bonnes réponses !
De retour seul dans mon bureau, je travaille à nouveau le dossier.
Le délai d’incubation ? Il est, en fait, inconnu. On l’estime à bien plus de sept jours et les porteurs du bacille restent au départ indétectables, se mêlent au reste de la population et la contaminent.
Les mesures prises par les autorités chinoises et russes ? Assez inefficaces pour l’instant et le mal continue à se propager grâce aux transports ferroviaires et par voie maritime. Les Chinois n’agissent pas avec transparence et cachent l’ampleur comme la localisation réelle de l’épidémie.
Les remèdes ? Il existe bien un vaccin diffusé par le docteur Haffkine, plutôt adapté. Mais il ne peut être fabriqué à grande échelle et couvrir des populations entières.
Bref, rien de rassurant dans tout cela.
Mais demain, il faut convaincre la Chambre que nous avons l’affaire bien en main et que nous maîtrisons la situation. Coûte que coûte. Les députés et l’opinion ne veulent pas entendre autre chose. Sinon, ce sera la panique et Briand tombera.
Bonnes fêtes de Noël avec plein de joie et de santé ! Pascal.
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