11 août 1909 : H comme Honneur

 L’honneur d’un capitaine contre l’honneur de l’armée. L’Affaire Dreyfus a été l’occasion de réfléchir à la notion d’honneur dans notre France des années 1890, 1900.

Notre pays, comme les autres grandes nations occidentales, ne règle pas tout par le droit, loin de là. Une injure publique, une diffamation ou une attaque par voie de presse se lave les armes à la main et non dans un prétoire. On prend des témoins et non des avocats, on se rejoint un petit matin blême avec son adversaire dans le bois de Boulogne et non au Palais de justice de Paris.

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Le duel Déroulède contre Clemenceau. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par le directeur du journal Le Temps

Le gentilhomme, l’homme politique, le médecin ou l’officier veille en permanence à préserver ce qu’il a de plus précieux : son honneur.

Toute remise en cause de celui-ci est quantifiée par des usages bien établis, permettant d’évaluer sa gravité et l’homme attaqué est tenu de se défendre en respectant des codes stricts s’il veut rester un homme du monde.

L’insulte dans un restaurant ne pèse pas aussi lourd qu’une attaque dans un grand journal, un comportement très inconvenant vis-à-vis de sa fille à marier conduira à une riposte plus vive qu’un bon mot à ses dépens à la tribune de la Chambre.

L’enfant apprend l’honneur auprès de son père, il sait qu’il s’est déjà battu en duel (pistolet ou épée, jusqu’au premier sang par exemple) et connaît les adversaires de celui-ci ou ceux qui pourraient le devenir.

Si les codes de l’honneur restent largement étrangers au droit, ils s’écartent aussi des intérêts diplomatiques. Fachoda, la crise de Tanger et les accords d’Algésiras s’interprètent autant comme des conflits puis des compromis politiques et économiques que comme des atteintes à l’honneur des peuples anglais, allemands ou français devant trouver une issue rétablissant ceux qui s’estiment outragés dans leur dignité.

Si, en 1909, l’homme lave, individuellement, son honneur les armes à la main, chaque peuple occidental est prêt à faire la guerre pour préserver celui-ci.

L’honneur fait disparaître le prix de la vie humaine, passe au dessus du droit et rend dérisoires les enjeux diplomatiques.

Les notions de justice et de bon sens s’effacent aussi devant les codes de l’honneur. Une femme violée reste, pour notre époque, une femme salie avant d’être une victime. Une fille mère est déconsidérée avant d’être aidée et son enfant part avec un lourd handicap dans la vie. Un capitaine Dreyfus innocent pèse moins lourd que l’honneur de l’armée.

L’honneur encadre la vie des bandes de voyous comme le fonctionnement secret des régiments ; il explique certaines alliances politiques à la Chambre comme la vie publique de nombreux villages ; il me dit à qui je dois parler et qui je dois fuir. Il est notre guide et notre capital, il se transmet comme un héritage, il se défend comme un précieux patrimoine.

Dans notre France de 1909, l’honneur est partout et dans une nation de petits commerçants, de rentiers, de paysans ou de fonctionnaires qui découvrent que tout s’achète et tout se vend, il continue à ne pas avoir de prix.

10 août 1909 : G comme guerre

 Jamais la guerre ne nous a paru aussi loin.

Le service militaire a été réduit à deux ans par une loi de 1905 ; les dépenses d’armement se stabilisent au profit de ministères pacifiques comme l’Instruction publique.

La France a le sentiment de ne rien avoir à craindre, protégée qu’elle est par la triple Entente, cet accord défensif avec les deux grandes puissances que sont la Russie et la Grande Bretagne.

Notre Empire colonial, notre industrie innovante, la puissance de la place financière parisienne, nous donnent le statut d’un pays respecté et respectable.

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1870 est presque oubliée, les jeunes générations n’ont pas connu la guerre tandis que leurs aînés ont du mal à imaginer ce qu’un nouveau conflit pourrait signifier.

La France s’étourdit avec les premiers ballets russes, danse dans les guinguettes le dimanche, suit le Tour de France et lit avec avidité les feuilletons dans des journaux qui n’ont jamais été aussi plaisamment illustrés.

Et pourtant, les diplomates du Quai d’Orsay produisent régulièrement des analyses qui devraient modérer notre optimisme.

Les Balkans se recomposent, dans des soubresauts souvent imprévisibles, sur les décombres laissés par l’Empire Ottoman: la Serbie, notamment, alliée de la Russie, nargue une Autriche maladroite et nostalgique de sa puissance passée. Cette dernière cherche à s’agrandir au sud et espère compenser une énergie interne perdue par une politique extérieure ferme voire agressive.

L’Allemagne peine à aller jusqu’au bout de la logique démocratique et confie toujours son destin à un Guillaume II fantasque et imprudent.

L’Angleterre, l’Allemagne et les Etats-Unis sont engagés dans une ruineuse course aux armements et alignent des cuirassés plus rapides, mieux armés et au tonnage chaque jour plus important.

La guerre des Boers et le conflit russo-japonais ont montré que la guerre moderne n’est pas seulement une question d’infanterie nombreuse : la victoire vole au secours de celui qui a l’armement le plus moderne (canons lourds, mitrailleuses…) et dispose du meilleur système de ravitaillement.

Notre frontière nord est menacée par le plan d’invasion allemand, dit plan Schlieffen. Nous en connaissons les détails grâce à nos services secrets et nous savons qu’il prévoit un viol délibéré de la neutralité belge pour faire fondre sur nous des centaines de régiments sensés nous vaincre en quatre semaines.

Face à ces menaces, précises, que fait notre Etat-major ?

Il rêve de Napoléon !

Les cours de l’Ecole de Guerre sont farcis de références à Austerlitz, Wagram ou Iena. Chaque général en vue imagine ses troupes engager des grands mouvements tournants et enveloppants ou fondre brusquement sur un centre adverse affaibli par telle ou telle habile manœuvre d’usure. La rapidité, l’offensive, la mobilité de centaines de milliers d’hommes courageux et patriotes sanglés dans leurs beaux uniformes avec un pantalon garance… alors que tout semble maintenant se jouer dans les usines et sur les tables de dessins des ingénieurs. Nos fusils Lebel et nos canons de 75 ne pèseront pas bien lourds face à une Allemagne qui a compris que tout se gagne dans le calibre des obus et l’habilité des artilleurs.

La guerre n’a pas lieu parce qu’aucun pays d’Europe ne se sent prêt, aujourd’hui, d’un point de vue militaire. L’Allemagne se dote d’une marine plus forte, l’Autriche réorganise ses divisions, la Russie équipe ses troupes … mais chacune attend son heure en imaginant une victoire rapide.

Et pendant ce temps, la France s’amuse et les généraux d’Etat major étalent devant eux de grandes cartes colorées et jouent avec leurs petits soldats de plomb.

7 août 1909 : F comme Film

Un spectacle de foire à l’origine de plus de 120 morts. On aurait pu imaginer baptême plus glorieux pour le cinématographe que ce terrible incendie du Bazar de la Charité causé par la défaillance d’une lampe de projection dans un lieu inadapté pour un tel spectacle.

La duchesse d’Alençon qui a perdu la vie dans cette catastrophe ne reconnaîtrait pas, douze après, ce qu’est devenu ce qu’il faut bien appeler un nouvel art. 300 salles en France, plus de 8000 aux Etats-Unis, me dit-on. Le cinématographe attire les foules et se transforme en industrie faisant vivre des dizaines de corps de métier.

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Le cinématographe, cet art progresse aussi vite que ce cheval au galop : le célèbre montage photographique de Eadweard Muybridge permet d’inventer et de construire le premier Kinétographe. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque, commandé par le journal Le Temps.

Les frères Pathé commencent à inonder la France et le reste du monde de merveilleuses bobines depuis leur usine et leurs studios de Chatou. Le rival qui monte, Léon Gaumont, apporte ses capitaux et son savoir faire depuis les studios Elgé et les Buttes Chaumont qui servent de décors extérieurs. Et j’oublie Georges Mélies, les frères Lumière, Alice Guy…

De l’autre côté de l’Atlantique, Thomas Edison augmente sa fortune en projetant ses propres films et ceux des autres. Son Kinétographe enregistre 12 images par tour de manivelle, soit 16 à 30 images par seconde. On projette le tout grâce au Kinétoscope qui permet à son inventeur de se bâtir un empire laissant peu de place à des concurrents.

Depuis dix ans, nous avons voyagé jusque dans la Lune (grâce à Méliès), nous avons regardé avec effroi l’Assassinat du Duc de Guise (Calmettes et Le Bargy), nous nous sommes recueillis après la Naissance, la Vie et la Mort du Christ (Alice Guy) après avoir été scandalisés par le Baiser de Juda (Armand Bour).

Les films explorent des mondes très différents : le comique (Gabriel Leuvielle commence à réaliser des sketchs très amusants sous le nom de Max Linder), la religion (la Bible est une source inépuisable d’inspiration), les grandes dates de l’Histoire ou les oeuvres littéraires incontournables. 

« Pathé Faits Divers » est la démonstration que l’actualité peut aussi être couverte par cet art qui devient de plus en plus complet.

Nous n’en sommes sans doute qu’aux débuts. De nouvelles forces montent comme une sève puissante : un certain William Selig profite du soleil de la Californie pour monter des studios neufs dans une petite cité qui vient d’être incorporée à Los Angeles : Hollywood. Dans cet endroit calme, il échappe à l’emprise du tout puissant Edison. David Griffith envisage de le rejoindre l’an prochain avec toute sa troupe d’acteurs et de techniciens.

« Let’s go » crie William Wright qui associe depuis cette année aéroplane et caméra. Nous pouvons ainsi le suivre dans ses exploits et l’accompagner pour une aventure extraordinaire au dessus de Pau avec les Pyrénées comme horizon.

 Les films des prochaines années n’ont pas fini de nous faire décoller : « let’s go! » 

6 août 1909 : E comme Empire colonial

 » Je ne me rendais pas compte que nous en avions autant !  » Cette phrase prononcée il y a quelques années par un nouveau ministre des colonies regardant nos possessions sur une carte, est révélatrice. La construction de l’Empire colonial français se fait dans l’indifférence générale et nos compatriotes se désintéressent largement de ces 10 millions de kilomètres carrés (20 fois la France métropolitaine) et des 45 millions d’âmes qui y vivent.

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Une plantation d’arbres à caoutchouc dans le Congo français. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque, commandé par la direction du journal Le Temps.

L’expansion coloniale rencontre des adversaires farouches. Personne n’a oublié Clemenceau répondant à un adversaire : « Vous voulez faire l’Empire en Indochine, je veux faire la République en France !  » ou bien  » Je me méfie de la notion de races supérieures depuis que j’ai lu que des scientifiques germaniques expliquent notre défaite en 1870 par le fait que les allemands constituent une race supérieure à la race française ! » 

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La conquête du Tonkin

Gaspillage d’argent public, dispersion de nos efforts qui devraient se concentrer sur la Revanche, exploitation scandaleuse et maltraitance des indigènes ; les anticoloniaux savent faire entendre leurs arguments. Grâce ou à cause d’eux, l’Empire s’est constitué quasiment sans moyens : les régiments envoyés outre mer sont peu nombreux, les transferts de capitaux faibles, les subventions accordées dérisoires. L’Empire est rentable parce qu’il ne nous coûte rien ou presque et nous rapporte déjà beaucoup : matières premières, débouchés commerciaux, zones de peuplement pour les paysans sans terre de métropole, renforts de troupe…

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L’Empire colonial français

Alors que l’opinion publique adulte sait à peine ce qui se cache derrière les sigles comme Aof (Afrique occidentale française), les jeunes générations qui ne votent pas encore, découvrent « la plus grande France » dans leurs manuels scolaires. Avec de magnifiques cartes, des illustrations qui font rêver, des commentaires accrocheurs, des milliers d’écoliers découvrent nos possessions d’outre-mer. Les instituteurs, dont beaucoup sont persuadés que la colonisation est un bon dérivatif au socialisme, enseignent l’Empire colonial avec fougue. A des enfants qui ont besoins d’idéaux, de vastes horizons et de grandes ambitions, ils proposent un discours structuré autour d’idées simples mais facilement mémorisables. Les colonies sont, pour eux, la grandeur de la France et permettent à nos concitoyens de diffuser la Civilisation à des populations qui l’attendent avec impatience.

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Le parti colonial mené par le député et ancien ministre Eugène Etienne et qui compte de grands noms comme Poincaré, Deschanel ou Doumergue, se plaint d’avoir peu de journaux acquis à sa cause. Il ne se rend pas compte que le mouvement de propagande coloniale en cours dans les milliers d’écoles des départements du pays, est plus profond et sans doute plus efficace que n’importe quelle campagne de presse. Dans vingt ans, n’en doutons pas, toute la France sera fière de son vaste Empire et chacun pourra situer sur une carte Tombouctou ou Zanzibar !

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Le « parti colonial » est présidé par Eugène Etienne

5 août 1909 : D comme Déroulède

Personnage ridicule ou attachant ? Reflet de notre époque ou vestige du passé ? Paul Déroulède reste inclassable. Quatre dates pour caractériser l’homme :

1870 : Le lieutenant Déroulède s’illustre face à l’ennemi au sein d’un régiment de zouaves puis de tirailleurs algériens. Il fait preuve d’un grand courage, à Montbéliard notamment. 

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L’entrée héroïque du lieutenant Déroulède dans Montbéliard pendant la guerre de 1870. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par le directeur du journal Le Temps.

1872 : Celui qui n’est encore qu’un soldat téméraire et exalté publie « Les Chants du Soldat ». Des vers que vont scander des générations entières d’écoliers.

« A la première décharge, le clairon sonnant la charge tombe frappé sans recours ; mais dans un effort suprême, menant le combat quand même, le clairon sonne toujours. »

Verlaine ou Baudelaire sont à l’origine de vers de meilleure qualité mais la France qui vient de perdre l’Alsace et la Lorraine a besoin de ces mots empreints de patriotisme et de sentiments purs. 100 000 exemplaires vendus dont certains circulent sous le manteau à Metz ou à Strasbourg !

1882 : Déroulède fonde la Ligue des Patriotes qui dépasse rapidement les 150 000 adhérents. Il s’agit de promouvoir une République plus autoritaire avec un Président élu au suffrage universel dirigeant un exécutif renforcé. Il faut délivrer la France des « chinoiseries parlementaires et des bavards impuissants « . Surtout, tous les moyens du pays doivent être mobilisés pour la Revanche. L’inutile aventure coloniale cèdera la place à la glorieuse reconquête des territoires perdus en 1871. Dans la vague boulangiste, Déroulède qui a des talents de tribun entre à la Chambre comme député d’Angoulême. Il y dénonce la corruption ambiante révélée par quelques scandales retentissants (Panama…).

1899 : Le jour des obsèques du Président Felix Faure, notre héros s’agrippe aux rennes du cheval du général Roget et tente de faire marcher l’armée sur l’Elysée pour prendre le pouvoir. Les officiers et la troupe restent fidèles à la République et ce coup d’Etat lamentable fait long feu. Déroulède est arrêté et traduit en Haute Cour. Banni pour dix ans, gracié au bout de cinq, il est aujourd’hui plus un écrivain, un poète et un théoricien qu’un activiste dangereux pour le régime en place.

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Le coup d’Etat se transforme en fiasco

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Déroulède traduit en Haute Cour et condamné au bannissement 

Que reste-t-il de Déroulède en 1909 ? Des rassemblements de fidèles et fervents ligueurs qui se recueillent à Croissy chaque anniversaire du jour de l’arrestation de leur « grand homme » ?

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Des ligueurs se réunissent chaque année à Croissy pour rendre hommage à Déroulède  

Des vers de mirliton qui ne sont plus récités par les écoliers et feront un jour sourire les historiens ?

Un élan de patriotisme qui perd de la vitesse chaque jour au fur et à mesure que notre peuple prend goût à la paix – la France n’a pas connu de guerre depuis bientôt quarante ans – et préfère les exploits aéronautiques aux faits d’armes de ses soldats ?

Force est de constater que Déroulède sombre dans un oubli relatif. La République n’est plus contestée par grand monde. Les jeunes générations d’Alsaciens et de Lorrains n’ont jamais connu la France et se font à l’idée de grandir dans un second Reich prospère. Leurs compatriotes français, dans leur grande majorité, n’imaginent guère prendre, aujourd’hui, les armes pour les délivrer de ce qui ne semble pas être une vraie prison.

Il reste le patriotisme. L’envie d’une France grande et forte. Cet attachement au drapeau demeure. Le Français de 1909 croit en son pays, se déclare prêt à le défendre vigoureusement en cas d’agression. Déroulède dénonce le régime parlementaire et ne jure que par le peuple. Un peuple généreux et fier, une nation qui doit se préparer et être en mesure de s’élancer contre tout ennemi pour défendre ses valeurs et ses idéaux.

Déroulède, un naïf généreux qui veut nous arracher à la platitude ?  

4 août 1909 : C comme Crime

« On ne peut taire le fait qu’on tue ». C’est par cette phrase lapidaire qu’un ami journaliste au Petit Parisien m’explique que son quotidien consacre un bon quart de ses pages aux crimes de notre époque.

Les statistiques sont formelles, on ne compte guère plus de meurtres aujourd’hui qu’hier. 250 affaires chaque année environ. Pourquoi en parle-t-on, dès lors, autant ?

Le crime, en 1909, est d’abord une histoire. Une histoire passionnante.

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Une guillotine. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par le Journal Le Temps.

 Première étape : le journaliste décrit l’homicide lui-même, après la découverte du corps sans vie, grâce aux analyses de la toute jeune police scientifique. La description doit être réaliste, spectaculaire si possible, sordide le cas échéant, édifiante toujours.

Etape numéro deux : un portrait est dressé de la victime. L’idéal est de parvenir à la description d’un homme ou d’une femme qui ressemble au lecteur et vis-à-vis duquel il peut, avec effroi, s’identifier.

Etape numéro trois : l’enquête qui avance vite (« bravo les enquêteurs ! ») ou qui piétine (« mais pourquoi le gouvernement ne donne-t-il pas plus de moyens à ses limiers ? »). La police et le juge d’instruction interrogent les témoins, arrêtent les premiers suspects, deviennent les acteurs d’une pièce aux multiples rebondissements, où le fin mot de l’affaire semble s’éloigner au fil des pages, en tenant en haleine le public.

Etape quatre : le procès. Le coupable bénéficie à son tour d’une biographie et ses propos sont rapportés avec gourmandise. Est-ce un criminel né ? Un monstre qui ne demandait qu’à se révéler ? Un pauvre type qui sombre dans le crime après avoir pataugé dans la misère ? Le Petit Parisien ou le Petit Journal se délectent à décrire un Barbe bleue en puissance, un Caligula de la gâchette ou un éventreur fou qui ne prend même pas la peine d’essuyer son couteau entre deux méfaits. Le lecteur plonge dans l’abîme de l’être humain, explore la face cachée de son prochain qu’il ne peut que détester.

« A mort ! A mort ! » : nous sommes maintenant à la dernière étape. L’échafaud, les « bois de justice », la lourde lame qui s’abat d’un coup sec et venge, d’un coup, la société toute entière devant une foule de curieux haineux, qui se rassemble et s’unie à l’occasion de ce spectacle macabre et pourtant divertissant.

L’époque où nous vivons aime le crime et se réjouit du sang qui coule.

Les Apaches, les bandes de la « zone », les « chauffeurs » aident à remplir l’imaginaire d’une population de plus en plus urbaine, plus éduquée et civilisée qui se rassure de penser que les murs de la Cité la protège du « sauvage » qui campe, là-bas, dans les bois ou dans les faubourgs. Ce sauvage qui attend la nuit ou notre dos tourné pour nous poignarder, avant de faire la une du journal que nous étions partis chercher…tranquillement.

3 août 1909 : B comme Briand

« C’est un insecte politique génial qui sent, du bout des doigts, les antennes de chacun des parlementaires. Il prononce ainsi exactement au bon moment les mots que la Chambre veut entendre. »

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Briand, le « monstre de souplesse ». Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque, commandé par le journal Le Temps.

Les commentateurs de la vie politique se montrent plus élogieux que les parlementaires eux-mêmes. Le discours de gouvernement de Briand prononcé à sa prise de fonction le 27 juillet dernier n’a guère suscité d’enthousiasme dans l’hémicycle. Souci de poursuivre l’élaboration de nouvelles lois sociales, volonté de continuité du service public – les grèves de fonctionnaires ne seront pas plus tolérées que sous Clemenceau – apaisement des querelles entre Français et union nationale… L’audace se niche parfois dans le verbe manié avec adresse, dans la voix qui laisse passer une pointe de poésie mais le fond reste centriste et gomme toute aspérité réelle.

«  Il va nous faire du Clemenceau sans poigne » lâche un parlementaire de droite, « cet homme n’a que des idées de tribune » renchérit cruellement un autre.

Les milieux d’affaire, la presse à fort tirage et les ambassadeurs des grandes puissances saluent cependant l’arrivée de cet homme rassurant qui veut le progrès social mais « dans l’ordre républicain ». Adrien Hébrard, gérant du Temps comme Gaston Calmette patron du Figaro, Le Petit Journal comme Le Petit Parisien, lui tressent des couronnes de louanges à longueur d’éditoriaux.

Quelle revanche pour ce fils de milieu modeste, cet ancien avocat sans le sou, cet homme longtemps méprisé des puissants ! A force de travail (Briand est un faux dilettante), grâce à son sens inné des rapports de force, l’actuel Président du Conseil s’est naturellement imposé pour succéder au Tigre. Le Président Fallières a fait appel en confiance à celui qui a su ne pas faire un seul faux pas avec son portefeuille précédent de Garde des Sceaux. L’affaire Rochette –cet escroc dont la déconfiture mouille beaucoup de personnalités – a été gérée d’une main de maître. Seul le coupable se retrouvera en correctionnelle et le gouvernement radical qui aurait pu être visé, passe à travers les gouttes. Les poursuites contre les syndicalistes se rendant coupables de grèves ou de manifestations illégales, ont aussi été effectuées avec doigté : ce qu’il faut de fermeté pour décourager d’autres actions de ce type avec cependant une bonne capacité à « passer l’éponge » vis-à-vis de ceux qui se montraient constructifs et coopératifs.

Briand, « monstre de souplesse » comme le dit Barrès, évite les crevasses, les chausses trappes et pièges d’une République complexe. Ce bon marcheur saura-t-il avancer cependant suffisamment vite pour mener à bien des réformes commencées ou annoncées par le ministère précédent ?

Ne pas faire de faux pas se révèle une excellente chose quand on ne se contente pas de faire du sur-place. 

2 août 1909 : A comme Allemagne

 Il n’y a rien qui ressemble plus à un Français qu’un Allemand. Il suit une scolarité qui va jusqu’au bout de l’école primaire, il vit dans un pays de plus en plus industrialisé et dans un régime globalement démocratique où le parlement a un vrai pouvoir…

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Un Zeppelin au dessus de Berlin en 1909. Cet article est le premier d’un abécédaire sur notre époque, écrit pour le journal Le Temps pendant le mois d’août.

 

On s’habille correctement et mange à sa faim dans les deux pays et si l’Allemagne compte plus d’usines, cela n’empêche pas la France de développer elle aussi un savoir faire dans l’industrie textile, sidérurgique, automobile ou ferroviaire.

Les deux peuples sont les héritiers d’une haute civilisation, les universités allemandes –Heidelberg, Francfort, Munich ou Berlin – sont prestigieuses et la Sorbonne s’efforce depuis plus de trente ans de les copier.

Qui se ressemble devrait s’assembler.

Rien n’est moins sûr! Nous sommes en paix avec l’Allemagne mais en paix armée. Nos régiments sont massés aux frontières de l’est et ne cessent d’effectuer des manœuvres de prévention d’une nouvelle invasion. En retour, les Allemand craignent l’esprit de revanche des Français et sont persuadés – à juste titre – que la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine n’a pas plus été digérée que le versement de l’indemnité de guerre de 5 milliards de francs or à l’issue de la guerre de 1870.

Un conflit entre les deux puissantes nations serait désastreux. Personne ne croit pourtant à une paix durable entre les deux voisins, certains pensent même qu’une courte guerre pourrait rectifier les conditions de paix désastreuses de 1871. La lutte d’influence en Afrique et plus spécialement au Maroc (les accords d’Algésiras n’ont pas tout réglé), dans l’Empire Ottoman ou dans les Balkans, les foucades du kaiser Guillaume II, demeurent une source permanente de tension entre les deux voisins.

En attendant la guerre que chacun redoute si elle a lieu à court terme (ni l’Allemagne, ni la France n’ont le sentiment d’être prêtes), une paix fragile se construit avec des ambassadeurs habiles (Jules Cambon à Berlin par exemple), des échanges d’idées et une fascination réciproque.

La France envie à sa puissante voisine son organisation militaire et administrative, ses procédés industriels (le « made in Germany » devient légendaire) et ses généreuses lois sociales. En retour, les Allemands admirent la puissance de la place financière parisienne assise sur l’extraordinaire capacité d’épargne de nos compatriotes, l’effervescence culturelle de notre capitale, la douceur de vivre de tout un pays où les classes sociales se confondent volontiers (tradition révolutionnaire ?). En France, nous dit Stefan Zweig, la femme du professeur ne craint pas de fréquenter l’épouse du boucher ou de l’ouvrier et ne s’écarte pas dédaigneusement de la fille de petite vertu croisée en bas de l’immeuble.

Les Français écoutent Wagner, découvrent Mahler, les Berlinois ne boudent pas Debussy ou Ravel. Ces notes de musique qui se jouent des frontières augurent-elles d’un rapprochement entre deux peuples qui pourraient un jour s’aimer autant qu’ils se sont détestés ?

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