« Clemenceau, pour le moment, tout le monde veut l’oublier. C’est la raison pour laquelle je ne vous ai pas repris dans mon cabinet. Vous étiez trop proches, lui et vous. »
Aristide Briand passe un moment pénible. Arrivé à ce niveau de responsabilité, on se justifie rarement devant un fonctionnaire comme moi.
« Olivier, je vais avoir besoin de vous… » Emploi du prénom, ton paternaliste, la voix se fait chaleureuse. Le Président du Conseil poursuit :
« L’Etat ne veut à aucun prix acheter le dirigeable Clément-Bayard. 500 000 francs, c’est trop cher. En outre, l’état-major reste peu convaincu de l’utilité de tels engins en cas de guerre. Ils se révèlent trop sensibles au vent ou aux tirs d’artillerie.
En attendant, nous serions ravis que la société de notre compatriote M. Clément fasse une bonne affaire avec le régime du tsar qui s’est montré, lui, intéressé. A vous de démontrer aux Russes que la chute dans la Seine de l’appareil, avant-hier, ne remet pas en cause sa fiabilité et que le contrat de vente peut être signé. Vous avez carte blanche mais restez discret. Adolphe Clément a un caractère parfois un peu ombrageux et ne doit pas sentir que vous tirez les ficelles. Si vous réussissez, je vous prends comme conseiller. »
J’entre en contact immédiatement avec Arthur Raffalovitch, l’économiste et financier un peu trouble qui se charge de « placer » les emprunts russes sur Paris, à grand renfort de pots de vin à tous les rédacteurs spécialisés de la presse française.
Raffalovitch, tout content qu’un représentant de l’Etat daigne utiliser ses services, enchanté d’acquérir ainsi un début de respectabilité, appelle, sous mes yeux, Vladimir Kokovtsov, ministre des Finances à Saint Petersbourg.
Vladimir Kokovtsov; ministre des Finances russe, placerait bien une nouvelle tranche d’emprunt sur la place de Paris
L’échange a lieu en russe mais j’arrive à comprendre que l’affaire pourrait se conclure si le gouvernement continue à donner son aval pour de nouvelles tranches d’emprunt émises dans les prochains mois à la Bourse de Paris.
A mon tour de joindre Georges Cochery, notre ministre des Finances, toujours très à l’aise dans la régulation des marchés financiers (il se vante à qui veut l’entendre, d’être à l’origine du décret sur les agents de change).
Georges Cochery, ministre des Finances, a remplacé Joseph Caillaux à la rue de Rivoli. « Je n’ai pas à donner au soleil l’autorisation de se lever… »
Sa réponse est un modèle de souplesse radicale socialiste :
« Cher ami, je n’ai pas à donner au soleil l’autorisation de se lever. Pour les emprunts russes, c’est la même chose. Nos liens avec le régime du tsar, dans le cadre de l’Entente cordiale, ont une telle importance stratégique que ce n’est pas un petit ministre comme moi qui pourrait s’opposer à l’émission d’une nouvelle série d’emprunts sur la place de Paris. Et comme d’habitude, la Banque de France représentera le ministère des Finances russe dans cette opération.
Vous pouvez donc rassurer vos interlocuteurs. J’espère en retour, que la vente du Clément-Bayard pourra se conclure. »
Pendant ce temps, Adolphe Clément avance dans ses contacts avec l’état-major russe. Il promet tout : la réparation de l’appareil dans des délais très rapides et une livraison dans la foulée. Il commence même à engager des discussions sur ses autres secteurs d’activité que sont les aéroplanes et les automobiles.
Au bout de cinq heures d’échanges ininterrompus avec les généraux du tsar, il m’appelle enthousiaste :
« Tout se débloque. Manifestement, votre intervention auprès du ministre des Finances a pesé lourd. Il ne manque plus qu’un élément. Il faudrait rebaptiser le dirigeable avec un nom russe. Vous avez une idée ? »
Je cherche un instant dans ma mémoire un terme que pourrait plaire au tsar. Il faudrait un nom d’animal prestigieux. L’aigle royal ?
Raffalovitch me glisse :
« Cela se dit Berkut, en russe. »
La proposition de nom est transmise et l’état-major russe donne son accord pour la vente, avec paiement dès livraison de l’appareil.
Je viens de gagner ma place au cabinet d’Aristide Briand.
Félicitations!
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Félicitation pour cette brillante négociation et votre retour aux affaires politiques. Voilà qui devrait nous permettre de continuer à suivre au plus près les affaires du gouvernement.
Je regrette seulement que cela se fasse par le biais des emprunts russes: ne nous aviez-vous pas mis en garde contre leurs risques en avril ? Méfiez-vous mon ami, vous risquez de perdre, comme votre ex-patron, une partie de votre âme à trop aimer le pouvoir !
Merci également pour votre mise au point biographique.
Votre dévoué,
Octave Dardenne.
P.S.: J’espère que vous n’abandonnerez pas votre abécédaire avant de l’avoir terminé !
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Moi qui vous trouvais un peu emprunté ces derniers temps… quel art de la négociation à la Russe. Ma mère sera sûrement fier de vous. J’ai un peu peur néanmoins que cette affaire de cigare ne se termine en fumée. Attention de ne pas vous faire baiser à la Russe!
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