31 juillet 1909 : La politique du chien crevé

 » Votre Patron a aussi pratiqué la politique du chien crevé qui suit le fil de l’eau ! » . Nous sommes au 5 boulevard des Italiens au siège du journal « Le Temps ». Face à moi, Adrien Hébrard, directeur gérant et André Tardieu, spécialiste des relations internationales. Les deux hommes commentent la politique de Clemenceau avec peu d’indulgence. Tout y passe : la Marine a été délaissée, l’armée n’a pas été réformée, les relations sociales se sont tendues, les investissements dans les transports restent insuffisants, les lois sociales demeurent trop timides…

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Adrien Hébrard, directeur gérant du journal « Le Temps » et André Tardieu, principal rédacteur des pages internationales

Je laisse passer. Le départ du Tigre est trop récent pour que son bilan puisse être mis en perspective avec sérénité. Le Temps, journal modéré, en principe dans la ligne gouvernementale, n’a jamais aimé l’ancien Président du Conseil et sa personnalité très (trop?) affirmée. Les critiques d’Hébrard et Tardieu ne sont donc pas une surprise.

Froidement, je glisse :

– J’imagine que vous ne m’avez pas fait venir uniquement pour vous livrer à une critique de notre travail de ces trois dernières années ?

Hébrard a compris mon agacement et me regarde fixement derrière ses paupières lourdes. D’une voix monocorde, avec des gestes lents, il m’explique ce qu’il attend de moi :

– Votre expérience des allées du Pouvoir va nous servir. Vous pouvez livrer des témoignages intéressants pour nos lecteurs et expliquer le monde dans lequel nous vivons. Pendant le mois d’août, je souhaite que vous fassiez une chronique sur notre époque sous la forme d’un abécédaire. Le 1er août, vous commenceriez par un article intitulé « A comme Allemagne » et vous finirez à la fin du mois par un papier qui commencera par « Z comme Zola ».

– Je suis libre d’écrire ce que je veux ?

– Comme tous les rédacteurs du Temps, vous resterez anonyme et vous ne citerez pas vos sources. Il vous appartiendra cependant de les recouper et de faire en sorte que nous nous ne soyons pas contredits par l’agence Havas. Vous devez faire sentir ce qu’il y a d’important dans notre époque. Imaginez que vous êtes lu par des gens des années 2000 !

Tardieu s’impatiente. Il doit prendre le train pour Cherbourg et rejoindre le cortège présidentiel dans le cadre de la visite du tsar Nicolas II en France. Avant de se lever, il me parle avec chaleur :

– Nous apprécions que vous acceptiez une collaboration avec un journal qui n’est pas lié à Clemenceau. Il est plus courageux pour vous de travailler ici qu’à l’Aurore.

– L’Aurore ne cesse de voir ses ventes baisser alors que les vôtres se maintiennent à un haut niveau. Je resterai anonyme mais, au moins, je serai lu.

Je quitte le bureau d’Hébrard en même temps que Tardieu. J’échange avec cet homme qui a fait comme moi le lycée Condorcet et Ulm. Reçu premier au concours des Affaires étrangères, spécialiste des finances publiques, ses centres d’intérêt recoupent les miens. Nous nous séparons en face de la gare Saint-Lazare. Une courte poignée de main et un échange de cartes de visite. La promesse, sincère, de se revoir vite.

Ma carrière de « journaliste » commence.

28 juillet 1909 : Traversée de la Manche et du désert

 » Blériot traverse la Manche, vous, vous allez traverser le désert ! » Le directeur de cabinet du Président du Conseil Aristide Briand me regarde amusé, presque moqueur. Il y a quinze jours, il me revenait de corriger ses notes et de rendre les arbitrages budgétaires concernant son secteur. Aujourd’hui, tout a changé. Il forme son équipe en éliminant soigneusement ceux qui sont « trop » proches de Clemenceau : il ne fait pas bon être surnommé « Olivier le Tigre ». Je représente « l’ancien régime », une époque où la France était dirigée d’une main de fer par un homme qui a fini par lasser.

C’est par la presse que j’ai appris cet exploit de Blériot traversant la Manche en 37 minutes après avoir décollé d’un terrain proche de Calais, en étant face au soleil levant, comme l’exigeait le Daily Telegraph qui vient de lui remettre un prix de 25 000 francs or. Il y a deux semaines, j’aurais sans doute été envoyé pour féliciter ce héros. Le Petit Parisien me donne, en page 4, le nom du fonctionnaire (un ex-collègue du Conseil d’Etat) qui représente Briand et qui assiste aux premières loges, à un événement dont je suis maintenant tenu éloigné.

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Louis Blériot vient de traverser la Manche

C’est aussi par le journal que j’ai pris connaissance de la formation du nouveau gouvernement. Briand cumule la présidence du Conseil et le ministère de l’Intérieur (en éliminant l’ancienne équipe de la place Beauvau), Cochery arrive au ministère des Finances (le brillant Caillaux qui me connaissait bien, disparaît lui aussi), le général Brun remplace l’homme de confiance du Tigre, Picquart, à la Guerre.

Stephen Pichon reste au ministère des Affaires étrangères.  » Pendant trois ans de règne de Clemenceau, vous n’avez cessé de me court-circuiter. N’imaginez pas que je vais vous prendre dans mon équipe ! » Sa réponse à mon offre de service a le mérite d’être claire.

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Stephen Pichon : « N’imaginez pas que je vais vous prendre dans mon équipe ! »

Viviani continue à consolider son tout jeune ministère du travail. « Je vais enfin pouvoir travailler sans la pression d’un Président du Conseil qui ne cessait de tendre les rapports sociaux. Je n’ai nulle intention de prendre à mes côté un homme comme vous qui a accepté de coordonner l’envoi de régiments de dragons pour mater des grévistes ! » Une autre porte se ferme.

L’impression d’être un pestiféré. Ce téléphone qui ne sonne plus, ces groupes de fonctionnaires qui se taisent à mon arrivée, ces regards qui se détournent. Mes demandes de rendez-vous n’aboutissent pas ou alors, je suis reçu, comme aujourd’hui, par des responsables qui entourent leurs réponses négatives d’explications gênées.

« Ce ne sont pas vos compétences qui sont en cause. Mais voilà, vos représentez une époque que tout le monde veut oublier. En servant Clemenceau, vous vous êtes fait des ennemis. Et vos rivaux utilisent votre surnom « Olivier le Tigre » pour montrer votre attachement à un homme que même les radicaux rejettent. Mettez-vous au vert. Faites-vous oublier. »

Demain, j’ai rendez-vous avec Adrien Hébrard, le tout puissant directeur gérant du Temps, le prestigieux – et parfois ennuyeux – journal du soir. Il a déjà publié des articles que j’avais signés avec un pseudonyme.

Adrien Hébrard m’a lui même contacté après, visiblement, une intervention en ma faveur d’un ami commun, le général Gallieni. Il a une proposition à me faire.

A suivre… 

24 juillet 1909 : Mais que va devenir Olivier le Tigre ?

Que va devenir Olivier le Tigre, proche collaborateur du Président du Conseil, maintenant que Georges Clemenceau s’en va ?

Le « placard » ? La révocation ? La fin de ce journal ?

Après la chute brutale et imprévisible du Ministère, un drame humain se joue dans le Paris de juillet 1909.

Les conseils, recommandations, encouragements, offres d’emploi… sont les bienvenus pour aider Olivier le Tigre dans ce moment délicat.

22 juillet 1909 : Le Tigre s’en va

J’examine une dernière fois le contenu du dossier et, sans hésitation, je le jette au feu. Certes, le mois de juillet est pourri mais cela n’est pas arrivé depuis longtemps que les cheminées des locaux du ministère, place Beauvau, soient en activité en plein été.

« Tout doit disparaître ! » C’est le mot d’ordre sans ambigüité du directeur de cabinet Winter. Les fiches de police, les notes blanches, les comptes rendus de réunions officieuses, les rapports annotés ou les commentaires liés aux arbitrages financiers se consument dans les flammes entretenues par deux commis dans lesquels nous avons confiance.

Clemenceau est tombé. Tous les ministres présents à Paris ont remis leur démission au Président Fallières le 20 juillet au soir à la suite d’un vote défavorable de la Chambre sur l’ordre du jour.

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Caricature publiée dans la presse de gauche sur la chute de Georges Clemenceau 

 » Il fallait que je parte. Les parlementaires – y compris les radicaux – ne me supportaient plus. Et je crois que je leur rendais bien. Ce n’est pas notre politique qui est mise en cause mais ma personne.  » commente le Tigre.

Dans la soirée du 20, le drame s’est noué d’un coup. Personne n’a rien vu venir. Une banale interpellation du gouvernement à l’Assemblée sur la situation de la Marine française. Une intervention bien argumentée de Delcassé et puis… patatra, mon Patron perd son sang froid. Il prononce une  succession de paroles malheureuses et une mise en cause personnelle de ce député, ancien ministre des Affaires étrangères, qu’il déteste.

La suite était courue d’avance : les représentants du peuple ne pouvaient admettre des propos désobligeants contre l’un des leurs, Delcassé ayant de surcroît un certain prestige. Il ne pouvait être publiquement rendu responsable d’une hypothétique « humiliation d’Algésiras » pour reprendre les termes de Clemenceau.

Le vote de l’ordre du jour était l’occasion de vérifier si les députés continuaient à accorder leur confiance au gouvernement. Par 212 voix contre et 176 pour, l’ordre du jour était rejeté.

Aujourd’hui, Clemenceau n’est plus qu’un Président du Conseil démissionnaire. Il passe parmi nous, serre les mains, nous rassure sur notre avenir, plaisante et rit souvent de bon coeur, crânement.

Et surtout, il ne cesse de répéter la courte phrase prononcée à la Chambre, dans un silence glacial, quelques minutes après sa chute :

 » C’est bien ! ».

17 juillet 1909 : Le nouveau maître à Téhéran est un enfant

Les deux prêtres s’approchent de la voiture du chef de l’Etat. Le premier bouscule un garde du corps pendant que le second sort un revolver et tire. Dans un désordre indescriptible, les policiers perses arrivent à arrêter les deux auteurs de l’attentat pendant qu’un médecin se précipite sur le shah et son fils qui se sont plaqués sur le plancher du véhicule.

Plus de peur que de mal. Seul le prince héritier est touché à l’une des épaulettes de son uniforme ; le chef de l’état est indemne.

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Téhéran, capitale de la Perse, en 1909

C’était en décembre dernier, le tout puissant shah Mohammed Ali essuyait une seconde tentative d’assassinat. En février 1908, il avait déjà échappé aux éclats de deux bombes lancées contre lui par des révolutionnaires.

Cette chance miraculeuse ne le protège plus. Aujourd’hui, la foule perse s’est lassée de ce roi qui refuse d’appliquer une  constitution qui limite ses pouvoirs. Elle conteste la situation de ce grand pays chargé d’histoire qui doit accepter sur son sol la présence de troupes anglaises, russes et turques. Elle n’accepte plus la présence d’étrangers qui dominent les concessions et monopoles accordés par le pouvoir, organisés pour piller les ressources d’une nation qui se rêve indépendante.

« ll faut dénoncer l’odieuse convention anglo-russe de 1907 » scandent les manifestants constitutionnalistes en se pressant aux portes du palais présidentiel de Medjlin protégé par la brigade cosaque persane.

Mohammed Ali  sent que le rapport de force n’est plus en sa faveur. Saint Petersbourg et Londres ne lui apportent qu’un timide soutien. Il veut éviter le bain de sang. Sa décision est prise : Il abdique en faveur de son fils et va se réfugier à la légation de Russie. Un régent est nommé : c’est Assad oui Mouic, chef de la famille régnante Cajar.

Le nouveau nouveau maître de l’immense Perse, Ahmed Mirza, acclamé par tout un peuple qui croit en lui, espérant des réformes sociales et libérales rapides, a dix ans.

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Mohammed Ali Shah vient d’abdiquer en faveur de son fils de dix ans

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13 juillet 1909 : Apollinaire, drôle d’employé de banque !

Mais pourquoi diable était-il employé de banque ?

A trente ans, il côtoie déjà tout ce que Paris compte d’artistes d’avant-garde : Picasso, Vlaminck, Derain, Matisse ou Braque. La bourse et la finance lui ont laissé le temps de devenir un critique d’art lu et apprécié. Ses articles sont publiés dans La Phalange, le Mercure de France ou Les Marges. Des revues exigeantes qui publient ses appréciations toujours fines et parfois caustiques.

 

Guillaume Apollinaire a quitté sa mère qui vit toujours au Vésinet et l’accueille à chaque fois qu’il vient la rejoindre avec la tendresse d’une mère qui a élevé son enfant seule.

 

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Guillaume Apolinaire

 

Habitant au pied de la butte Montmartre, Apollinaire a décidé de vivre de sa plume et commence à diffuser ses œuvres. L’an dernier, c’était L’Enchanteur Pourrissant, cette année, il réunit un dizaine de nouvelles qui vont former L’Hérésiarque et Cie, une suite de récits remarquablement écrits qui mêlent poésie et fantastique, morale et divertissement.

Pour l’auteur, L’Hérésiarque signifie l’homme par excellence : « il est à la fois pêcheur et saint, quand il n’est pas criminel ou martyr« .

 

Je lis ces nouvelles au fur et à mesure de leur parution dans la Revue Blanche. Je peux de nouveau me replonger dans ces histoires bizarres de moines et de curés, de juifs errants mystérieux ou de crimes sans coupable.

On ne sait pas trop la finalité d’un tel recueil mais on lit le tout d’une traite, avec une passion qui rappelle celle d’Apollinaire pour la femme peintre et graveuse Marie Laurencin.

 

Un savant mélange d’inspiration libérée de toute référence, d’observation de la nature et de passion pour l’être aimé, donne à Apollinaire une volonté farouche de créer et à nous, de le lire sans nous lasser.

9 juillet 1909 : Montrer aux Américains que nous les aimons…

« C’est à peine croyable : dans la nomenclature du Quai d’Orsay, les Etats-Unis étaient classés dans la catégorie « pays divers ». Notre pays qui a tant fait pour cette jeune nation semble oublier qu’elle est devenue une puissance de premier ordre ! »

 

L’ancien ministre des Affaires étrangères et académicien Gabriel Hanotaux ne décolère pas.

 

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Gabriel Hanotaux

 

«  Nous avions tout pour être un allié de choix des Usa : un passé commun riche, une même passion pour les droits de l’homme, une soif de liberté et une passion pour l’innovation. Au lieu de cela, nous laissons les Anglais nouer des liens privilégiés avec son ancienne colonie et former un bloc anglo-saxon qui ne peut que nous isoler. »

 

Gabriel Hanotaux, en diplomate de renom, évalue avec talent les rapports de force internationaux. Il enseigne son savoir à l’Ecole pratique des Hautes Etudes et écrit des essais remarqués sur l ’Histoire ou les relations internationales : Histoire du Cardinal de Richelieu, Paris en 1614, Histoire de la France contemporaine…

 

Homme concret et pratique, il met en place le Comité France-Amérique.

 

Organiser des rencontres, réceptions ou conférences  favorisants les liens entre nos deux nations, héberger dignement les personnalités américaines de passage dans notre capitale, préparer des missions d’étude dans les deux pays… bref : favoriser l’amitié entre nos deux peuples.

 

Je demande à Gabriel Hanotaux : Ce cercle pourrait-il transmettre un peu de la jeunesse de l’Amérique à notre vieille France ? Il me répond :

 

  » C’est Oscar Wilde qui disait que la jeunesse de l’Amérique est sa plus vieille tradition : elle dure depuis trois cents ans. »

7 juillet 1909 : Un Tour de France bien arrosé

Le pied écrase la pédale, les jambes se tendent alternativement et font saillir des mollets impressionnants, le dos reste droit et le regard fixe. Une impression de puissance se dégage : le Luxembourgeois François Faber domine de la tête et des épaules le 7ème Tour de France.

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Le Luxembourgeois François Faber domine nettement le Tour de France 1909

Depuis le départ, il y a trois jours, au Pont de la Jatte à Paris, le peloton avance dans des conditions difficiles. On découvre lors de l’étape Paris-Roubaix puis dans celle permettant de rejoindre Metz, qu’il n’y a, décidément, pas d’été 1909. Températures ne dépassant pas les 10 °C, vent, pluie battante ou grêle, les coureurs souffrent et les abandons risquent de se multiplier.

Sur le bord des routes, une foule grossissante encourage les toutes nouvelles équipes Alcyon, Nil-Supra ou Biguet-Dunlop. On propose des serviettes, de l’eau ou des morceaux de pain à des coureurs exténués qui tombent fréquemment sur les pavés glissants des villes traversées. Les Français, comme toujours un peu chauvins, encouragent bruyamment leurs compatriotes Ernest Paul et Jean Alavoine et espèrent qu’ils arriveront à inquiéter le colosse François Faber.

Les organisateurs du Tour sont aujourd’hui dans mon bureau et nous faisons le point, avec le préfet Lépine, sur les conditions de l’arrivée, prévue le 1er août, au Parc des Princes, après deux ultimes étape Brest-Caen et  Caen-Paris.

– Monsieur le conseiller, il faut que vous insistiez auprès du Préfet ici présent, sur la nécessité d’augmenter le nombre de policiers mobilisés. Il n’est pas exclu que plus de 100 000 personnes se massent autour de la ligne d’arrivée.

– De votre côté, vous aurez à redoubler de vigilance si les conditions météo exécrables se maintiennent. La chaussée sera glissante et les chutes seront probables. Vous avez des médecins ?

– Les chutes ne font que renforcer l’intérêt du spectacle,  confie l’un des organisateurs sur un ton où je peine à distinguer ce qui relève de l’humour et ce que l’on pourrait considérer comme du cynisme.

-J’espère que vous avez aussi tout prévu pour protéger le vainqueur. Même si c’est Faber, sa haute taille ne le protégera pas d’une foule en délire. Les « hirondelles » de Monsieur le préfet ne remplaceront pas quelques gros bras judicieusement placés que vous devrez recruter dès maintenant aux Halles ou ailleurs. N’oubliez pas que les journalistes aiment s’entretenir avec le champion pendant de longues minutes. A vous d’aménager un coin au calme pour cela, dans un café par exemple. »

Il reste douze étapes, plus de 4000 kilomètres à parcourir dans les Alpes ou les Pyrénées, dans les plaines sans fin ou les cols qui  brisent les jambes. Une épreuve de fous, de forçats.

Le Tour de France fascine, impressionne et redonne du baume au coeur à cette France qui grelotte lors de notre été pourri 1909.

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François Faber réchauffe la France qui grelotte lors de l’été pourri 1909

5 juillet 1909 : La chute du Chancelier allemand

La tête du Chancelier vient de tomber. Le prince Bernhard von Bülow, en disgrâce depuis de longs mois, a été malheureusement contraint de remettre sa démission à Guillaume II.

Les socialistes allemands applaudissent, les conservateurs ricanent. Seul le Zentrum, parti catholique de centre droit, regrette cet homme habile, à la mémoire prodigieuse, qui savait faire évoluer par petites touches la lourde monarchie berlinoise.

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Le Chancelier allemand Bernhard von Bülow donne sa démission

Ce qui l’a trahit ? Guillaume II ne lui a pas pardonné son faible soutien lors de la crise dite « du Daily Telegraph », du nom de cet entretien très maladroit qu’avait donné le Kaiser à un journal anglais en mal de révélations sensationnelles. Il n’a pas admis que, devant le Reichstag, von Bülow laisse entendre que le souverain était seul responsable de ces propos qui ont consterné le monde entier. Pendant toute la durée du scandale, Von Bülow a esquivé les coups, s’est protégé lui-même et a laissé la presse allemande se déchaîner contre Guillaume II.

Aujourd’hui, l’opinion publique allemande acclame le Kaiser, les foules estiment que l’Empereur a injustement été traîné dans la boue et l’applaudissent, enthousiastes, à chacun de ses déplacements. Guillaume II a oublié sa neurasthénie, son abattement profond de l’année 1908. Ses forces retrouvées, la confiance du peuple derrière lui, il se sépare de celui qui l’a, estime-t-il un peu vite, trop mal protégé. Il écarte le prince diablement habile, le chouchou des ambassadeurs des grandes puissances, celui que l’on appelle de Paris, de Londres ou de Moscou pour éviter de parler au souverain.

Il jette à terre ce premier ministre empêtré depuis le début de l’année, dans une réforme fiscale impopulaire et mal comprise, combattue par la droite comme par la gauche.

Von Bülow se retire, blessé. L’homme est orgueilleux et propose ses conseils à son probable successeur Bethmann Hollweg qui n’en a cure. Il envoie lettres sur lettres à ses amis pour protester de sa fidélité à l’Empereur, il justifie son action et démontre que, selon lui, l’Allemagne est plus forte aujourd’hui qu’à sa prise de fonction, en octobre 1900.

Je passe ma fin de semaine à rédiger, pour Clemenceau, une note d’analyse de la situation, avec l’aide de mes collègues du Quai d’Orsay.

Nous insistons sur la probable continuité de la politique de notre puissant voisin. Bethmann Hollweg était déjà vice-chancelier. Il connaît les rouages du pouvoir berlinois et a suffisamment de personnalité, nous semble-t-il, pour résister aux foucades de l’Empereur. Deux éléments nous inquiètent cependant. Le nouvel homme fort souhaite un rapprochement avec la Grande Bretagne et a une forte aversion pour la Russie. Les rapports entre puissances européennes se révèlent tellement fragiles que toute évolution possible de la diplomatie allemande, nous inquiète.

Officiellement, Von Bülow qui n’est plus qu’un fantôme, reste au pouvoir jusqu’au 14 juillet. Il boucle la réforme fiscale, profondément modifiée et amputée par rapport au projet initial du gouvernement. Il sort, une dernière fois, le pouvoir exécutif  » de ce merdier » -pour reprendre l’expression de Guillaume II – et il laissera ensuite les clefs du pouvoir allemand à un Bethmann Hollweg, plus lourd, moins fin que lui mais… très fidèle au Kaiser.

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Le futur Chancelier von Bethmann-Hollweg

3 juillet 1909 : Suicide devant le Maire

Un coup de feu claque. Les habitants de Plessis-Patte-d’Oie s’écartent, paniqués, du dénommé Georges Doucet, complètement ivre. Le pauvre Georges, manouvrier de son état, tient dans sa main droite un revolver et le vide en tirant en l’air ou devant lui. Il parcourt les rues en hurlant des grossièretés et des phrases souvent incompréhensibles.

Soudain, le manouvrier aperçoit le maire de la commune, M. Brohon. Il vient se planter devant lui et crie :

 » C’est en présence de Monsieur le Maire que je veux mourir. Adieu !  » Il se fait alors sauter la cervelle.

Nous sommes quelques jours après cet événement dramatique. Je reçois quelques élus qui souhaitent échanger avec le Président du Conseil, ministre de l’Intérieur, sur les difficultés d’être maire, sur la lourdeur de la charge d’élu local.

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Le Maire de Bussy Saint-Georges est reçu avec celui de Meaux ou de Plessis-Patte-d’Oie, par le Président du Conseil

La délégation d’une dizaine de personnes qui va être reçue est hétéroclite : M. Brohon, premier magistrat du petit Bourg de Plessis-Patte-d’Oie,  non loin de Compiègne, côtoit par exemple le puissant maire de Meaux, M. Lugol.

Ils ont tous de multiples anecdotes à raconter pour illustrer le fait que leur condition n’est guère enviable. Ils revendiquent une plus juste indemnisation de leur activité, un soutien sans faille des préfets et, le cas échéant, des forces de l’ordre.

Face à Clemenceau, Lugol s’exclame :

 » Quand la concierge qui gère notre cimetière décide de brusquement de démissionner à la suite d’un différent sur son salaire et qu’elle entraîne avec elle les autres employés de la nécropole, je fais quoi ? Quand cette dame entre dans mon bureau sans frapper et qu’elle dépose les clefs de ce lieu sacré sur une table en me demandant de me débrouiller pour les cercueils qui attendent une inhumation, que dois-je répondre ?  »

Devant notre silence gêné, le maire seine-et-marnais reprend :

 » Et bien, je ne reste pas les  bras ballants comme vous ! Je fais appel à la bonne volonté des ouvriers de l’atelier communal et je vais moi-même les encourager pour exercer le métier de fossoyeur dont ils ignorent tout !  »

Clemenceau écoute, fatigué. On sent le Tigre lassé d’être l’éponge de tous les malheurs du monde, lassé d’être celui qui doit écouter, encourager, rassurer, remotiver chacun.

Il prend des notes brèves, hoche la tête sans trop y croire, pousse quelques soupirs et attend la fin de l’entrevue.

Lorsque nous sommes à nouveau seuls, Clemenceau se retourne vers moi et me confie :

 » Olivier, je savais que gouverner consistait à tendre, jusqu’à casser, tous les ressorts du pouvoir. Je ne me doutais pas que j’étais l’un de ces ressorts… « 

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