12 janvier 1909 : Fascinant Japon

 » Le Japon, ce n’est pas seulement une vaillante armée et une excellente marine. Je suis tombé amoureux des villes et surtout de la capitale, Tokyo, où il fait aussi bon vivre qu’à Paris.  »

Le capitaine Charles-Emile Bertin est intarissable. Fils de Louis-Emile Bertin, le célèbre ingénieur général du génie maritime, ami de l’Empereur Mutsuhito, qui a restructuré toute la flotte japonaise, il a grandi avec ses parents dans ce fascinant pays d’extrême orient. Il en parle la langue et va être nommé attaché militaire à l’ambassade de Tokyo, grâce à mon intervention. J’étais l’un de ses professeurs à l’Ecole de Guerre et nous sommes restés amis.

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La capitale Tokyo, dans les années 1900

Charles Bertin sort plusieurs photographies de son portefeuille. Des habitants en chapeau melon, un tramway, des automobiles : une ville occidentale à l’autre bout de la planète. Un temple shintoïste et l’architecture des maisons nous rappellent cependant opportunément que nous ne sommes pas dans un arrondissement parisien.

 » Je garderai en fin de semaine les mêmes occupations qu’actuellement. Je ferai les grands magasins !  »

Il évoque alors le Mitsukoshi, cette immense galerie où tout peut s’acheter comme Au bonheur des dames de Zola.

-Quand vous arrivez dans cette vaste maison aux immenses baies vitrées, vous êtes pris en charge par une inspectrice aimable et empressée qui va s’occuper de vous pendant toute la durée de vos achats. Elle vous guide, vous conseille discrètement et vous évite les pertes de temps dans les multiples galeries. Vous pouvez vous étourdir de toutes les nouveautés dans les rayons jouets, chaussures, papeterie, lingerie ou articles de toilette. De grandes affiches signalent les occasions du jour et au loin, un orchestre joue des airs entraînants.

Quand vous décidez de régler vos achats, vous tendez vos billets à un commis qui l’envoie par pneumatique jusqu’au service financier. Un tube reçu en retour quelques instants plus tard, permet de disposer de sa monnaie et d’une facture acquittée. Quant à la transaction, elle est immédiatement enregistrée dans la comptabilité du magasin. 

Après vos emplettes, vous pouvez aller vous faire coiffer, raser et déposer vos vêtements à nettoyer. Avant de regagner la rue, une promenade dans le vaste jardin qui fait toute la terrasse du premier étage, vous permet de rentrer chez vous détendu. Les marchandises trop lourdes ou encombrantes vous sont livrées chez vous par automobile dans les heures qui suivent. »

Je ne peux m’empêcher d’être un peu moqueur :

– Vous passerez un peu de temps, tout de même, à l’Ambassade ?

– Rassurez-vous. Le gouvernement aura tous les rapports souhaités sur la flotte japonaise ou sur le dajô-daijin, le premier ministre, qui porte actuellement le nom de Taro Katsura.

– Surtout, essayez de faire comme votre père qui avait ses entrées à la Cour impériale. Depuis son départ, ce sont les Allemands qui prennent les meilleures places de conseillers particuliers de l’Empereur.  »

Charles Bertin range ses photographies. Il est heureux de rejoindre l’empire du mikado et de continuer l’oeuvre paternelle. Il me laisse quelques cartes de ce Tokyo qui a tant changé ces dernières décennies. Les voici :

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9 janvier 1909 : Un dirigeant chinois menacé de mort

Télégramme inquiet de notre ministre en Chine : Yuan Shikai est tombé en disgrâce. L’homme fort du régime, celui qui avait la confiance de l’Empereur et de l’Impératrice avant leur décès à tous les deux, se voit écarté du pouvoir.

On nous indique même que son assassinat n’est nullement à exclure.

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Yuan Shikai menacé

Yuan Shikai ? Un homme affable, redoutablement intelligent, comprenant bien les intérêts des puissances occidentales.

Lorsqu’il était gouverneur de province, il a su, par exemple, rester à l’écart de la révolte des Boxers qui était dirigée contre nous. Lors de ces émeutes sanglantes, il s’est gardé de prendre la moindre responsabilité et s’est préservé. La crise terminée, lorsqu’il a fallu renouer des liens internationaux, il est apparu comme l’homme de la situation et il est devenu vice roi de Zhili et l’un des dirigeants locaux les plus écoutés du pouvoir central.

Parvenu au poste de ministre des Finances, il pousse la Chine à se moderniser : création d’un ministère de l’Education, renforcement de la police, extension du réseau de chemins de fer, restructuration de l’armée avec achat de matériels de guerre performants. En outre, il défend l’égalité entre les Chinois d’origine Han et ceux qui viennent de Mandchourie.

Jusqu’à ces derniers jours, il était l’un des hommes les plus riches de ce grand pays et une armée dévouée se tenait prête à défendre ses intérêts.

Brutal retournement de situation : Yuan Shikai n’est plus rien. Officiellement, un problème de pied qui l’oblige à rejoindre son village natal de Huanshang dans la province du Henan pour y recevoir des soins. Le prince Chun qui assure la régence n’a plus confiance en lui et l’écarte en le relevant de tous ses postes.

Notre ministre a rencontré Yuan Shikai : on peut être inquiet pour sa vie. Les intrigues au sein d’un pouvoir central en pleine ébullition peuvent mener au pire. Un mauvais café cache parfois un bon poison et ferait disparaître cet homme qui gêne certains intérêts en place.

La Chine bascule donc dans l’incertitude : la venimeuse Cour Qing d’un côté, la montée en puissance des révolutionnaires de l’autre. Aucun dirigeant de talent pour réguler tout cela. L’immense pays devient un vaste sable mouvant.

Le télégramme retransmis par le Quai se termine par cette question : « donnez-vous votre accord pour assurer, avec l’aide de l’Angleterre et des Etats-Unis, une protection rapprochée de ce dirigeant en disgrâce ?  »

Clemenceau vient de répondre en marge du document : « accord. Et surveillez bien le café qu’il boit.  » 

7 janvier 1909 : Debussy infréquentable ?

« Il est infréquentable !  »

C’est un cri du coeur de ma secrétaire chargée d’organiser le dîner en ville annuel des grands artistes que le Président du Conseil souhaite honorer. Objectif avoué : montrer que le parti radical n’est pas qu’une assemblée de notables un peu ignares « de province » et que le gouvernement sait écouter voire soutenir les créateurs.

Il faut que Clemenceau soit mis en valeur, que la presse le montre avec les figures en vue du monde des arts.

Ecueil à éviter : inviter une personnalité trop controversée et faire ensuite les choux gras de journaux avides de mettre en difficulté un homme politique puissant.

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Claude Debussy par le photographe Nadar

Debussy fait parti des artistes qui suscitent la polémique. Son opéra récent « Pelléas et Mélisande » reste mal compris. Mélodie difficile, grande lenteur. Le rôle de la soprano a été finalement confié à l’américaine Mary Garden alors qu’il semble avoir été promis initialement à Georgette Leblanc, amie intime de l’auteur du livret, Maurice Maeterlinck. Ce dernier est furieux de ce choix et continue à se répandre sur la « traîtrise » de Debussy.

« Mais c’est sa vie privée qui pose problème ! » s’écrie encore ma secrétaire, rouge de fureur. Elle est choquée que le musicien ait rejoint la riche Emma Bardac en délaissant son épouse précédente, l’attachante couturière Rosalie Texier. 

 » La pauvre Rosalie n’a pas supporté la séparation et a tenté de suicider. Pan ! Une balle en pleine poitrine… Face à ce drame, Debussy est resté de marbre. Cet homme est un monstre. La gloire arrivée, il abandonne celle qui l’a soutenu dans les heures difficiles, sans remords, ni complexes ! Il ne faut pas faire venir ce triste personnage !  » 

Je m’entends répondre, sans grande conviction :

– Mais qu’en savez-vous exactement ? Debussy est peut-être au contraire très touché par toute cette histoire et qui sommes-nous pour le juger ? Et puis c’est l’artiste que nous invitons et pas l’homme…

Je ne cède pas et le carton d’invitation part finalement pour un dîner programmé en février.

Quelques jours après, ma secrétaire entre triomphalement dans mon bureau en brandissant un petit billet d’excuses signé de Debussy :

– Décidément, aucun respect cet homme. Il ne viendra pas au dîner organisé par le Président du Conseil. Savez-vous que Môssieur est à l’étranger, Môssieur est à Londres et préfère les Anglais à nos ministres. Je vous l’avais dit : Debussy est vraiment infréquentable ! « 

6 janvier 1909 : Lyautey contre les bureaux parisiens

Lyautey est de passage à Paris.  » Recevez-le !  » me dit Clemenceau qui ne veut pas donner l’impression de désavouer et de travailler dans le dos de son ministre de la Guerre Picquart. Le Président du Conseil ajoute :  » C’est un brave, un courageux, un entêté et donc un isolé. Il a besoin qu’on l’écoute. Faites ce travail pour moi, je vous prie. »

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Le général Hubert Lyautey au Maroc

Le prestigieux général, haut commissaire à la frontière algéro-marocaine, ne semble pas surpris que je sois son interlocuteur :

– Je me doutais bien qu’aucun ministre ne me recevrait et que les bureaux continueraient à affirmer leur pouvoir.

– Sans vouloir vous contredire, mon général, je ne suis pas « les bureaux » et j’ai toute la confiance de mon Patron… qui tient à vous réaffirmer son soutien.

– Monsieur le conseiller, vous n’imaginez pas la situation qui est la mienne. Je passe mon temps à recevoir des ordres parfaitement contradictoires du Quai, du ministère de la Guerre ou de Tanger. Je peste contre ces gens qui imaginent dans leur fauteuil de fonctionnaire un Maroc qui n’existe pas. Ils idéalisent le pouvoir réel du Sultan, du Makhzen et sous-estiment les réalités militaires. A cause d’eux, je suis condamné à l’inaction, je laisse avec désespoir notre frontière algérienne à la merci d’attaques de tribus qui se jouent de notre incapacité à agir et à décider.

– Que faudrait-il faire pour sécuriser cette zone ?

– 10 000 hommes suffiraient à gagner Fez et à rendre ce pays hospitalier pour la France. Il faudrait s’appuyer sur les intérêts contradictoires des tribus, parler et faire alliance avec les chefs, mettre en place une police efficace, agir pour le bien d’une population que l’on peut gagner à notre cause si on respecte sa religion et ses traditions.

– La Chambre et Jaurès en particulier ne veulent pas entendre parler d’une aventure au Maroc. Jaurès est même persuadé que vous avez un plan secret d’invasion et nous presse de le rendre officiel.

– Sornettes !

Il se fait soudain plus grave.

– J’ai plutôt le plan secret d’en finir avec cette vie idiote et ingrate. Je suis ligoté à Aïn Sefra, mes menaces de démission ne servent à rien; elles font même, je le vois, sourire des chefs de bureaux jaloux. On ne sait pas ce que l’on veut, on ne veut rien et on ne fera rien.

– Mon général, reprenez-vous, je vais parler avec Clemenceau qui a de l’estime pour vous.

Lyautey me quitte, le regard perdu, mal à l’aise de s’être confié à un homme qu’il ne connaît pas.

Mon entretien le lendemain avec Clemenceau restera longtemps dans ma mémoire. Après avoir expliqué l’état d’accablement du général, je pose une question :

– Voulez-vous faire un geste pour Lyautey ?

– Non, rien, juste le garder en vie. S’il est vraiment soutenu, il ira trop loin dans ses initiatives et j’aurai des problèmes avec la Chambre. Lyautey est un homme d’un autre temps qui ne comprend rien du fonctionnement d’une république parlementaire complexe. Je préfère laisser les intérêts économiques agir. Nous tenons le Maroc par la finance et nous prenons ainsi son contrôle politique par petites touches successives. Cela se fait sans mouvement de troupes, sans tambour ni trompette mais c’est efficace et discret. L’Allemagne n’y voit que du feu et les autres pays nous laissent les mains libres. Je n’ai nul besoin des gestes flamboyants d’un Lyautey. Là-bas, cela serait du panache ; à Paris, cela deviendrait des bourdes. Laissons les bureaux fatiguer et décourager ce général… que j’aime bien pourtant.

– Pensez-vous que moralement il va tenir ?

– Ecoutez, c’est un célibataire. Pour l’occuper, il faut lui trouver une femme ! Un peu de tendresse et de sentiments l’empêcheront de penser à faire de la politique.

– Vous pensez que pour paralyser un homme d’action, une femme est encore plus efficace que des bureaux parisiens ?

Clemenceau me jette un regard malicieux et conclut rieur : 

– Qui vous parle de paralysie ? Et… savez-vous que le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier ?

5 janvier 1909 : On va bientôt sortir la guillotine !

Les discours de Jaurès et de Briand n’auront servi à rien. Le projet de loi débattu à partir de juillet 1908 qui avait pour objectif de faire abolir la peine de mort dans notre pays n’a pas obtenu de majorité à la Chambre en décembre dernier.

Pourtant, nous étions bien partis. Le clan des abolitionnistes avait marqué un point en lançant une procédure parlementaire tendant à supprimer la peine capitale et le Président Fallières avaient pris la décision de gracier tous les condamnés en attendant le vote final des députés. Résultats : pendant deux, trois ans, la guillotine – appelée aussi « les bois de justice » – avait été remisée et le bourreau national, Anatole Deibler, avait dû trouver un autre emploi.

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Anatole Deibler, l’exécuteur en chef des arrêts criminels de France est le fils de Louis Deibler, lui-même bourreau et descendant de bourreau.

L’horrible affaire Soleilland a fait basculer l’opinion publique dans un sens défavorable à toute remise en cause de la peine capitale. Une petite fille de 11 ans violée et étranglée ! Comment discuter sereinement à la Chambre après un crime aussi épouvantable ?

Que reste-t-il du débat entre les députés ? Deux beaux comptes-rendus de séance du 3 juillet et 18 novembre 1908. Deux pages importantes de l’Histoire de notre pays où Barrès d’un côté, Jaurès et Briand de l’autre ont fait assaut d’éloquence pour convaincre et emporter l’adhésion. Deux conceptions de l’homme, du devoir du législateur et du juge. Deux visions de la société et de l’humanité.

Dans quelques jours, Deibler reprend son travail. Je suis chargé de fixer avec lui les conditions de ses relations avec la Presse. Je commence avec un peu d’ironie :

– Monsieur Deibler, alors, votre petite société reprend du service !

– Il n’y a pas de volonté de profit dans tout cela. Juste celle de servir la Loi, répond-il calmement en tirant sur sa cigarette.

– Vous tuez cependant ?

– Non, j’exécute.  Nuance. Je suis le bras du juge, la lame tranchante de la société qui se protège. Je suis autant au côté de l’assassin que le prêtre qui lui donne les derniers sacrements. Je fais mon métier de façon humaine, avec compassion. Je ne fais pas les lois, je fais mon devoir. Vous remarquerez que pendant deux ans, je n’ai pas fait parler de moi, je n’ai pas pris position dans le débat sur la peine de mort alors que mon emploi en dépendait.

– Justement, pour l’avenir, vos relations avec les journaux…

– …n’existeront pas. Je n’ai pas de commentaires à faire à la presse. Je ne suis célèbre que par ce que je représente. On parle de moi avec effroi, avec horreur et souvent avec une délectation morbide. Je n’y suis pour rien. Je n’ai aucune relation avec les journalistes et je les laisse me transformer en symbole, malgré moi ou plutôt sans moi.

– Vous ne parlez à personne de ce que vous faites ?

– Je confie mes impressions à… de petits carnets d’écolier sur lesquels je note les crimes commis par les assassins et les détails de leur exécution. Ces cahiers sont personnels et secrets. Personne ne les lit.

Deibler me montre alors un exemplaire de ces documents : pages après pages, l’horreur de la peine de mort, les dernières paroles avant la fin, les derniers soupirs, les têtes qui roulent, le sang qui gicle des corps mutilés, le bruit mat des crânes qui tombent dans un panier en osier…

Satisfait de sa promesse de silence total (il me promet d’être muet « comme une tombe »), je serre la main de Deibler. Il me regarde en face et me lance :

– N’oubliez jamais : je suis comme vous, je représente la République et le peuple !

Bonne année 1909 !

Ce journal que vous aimez de plus en plus a été consulté plus de 300 000 fois et le nombre d’articles dépasse les 300. Bientôt un an et demi de travail de documentation pour faire revivre la Belle Epoque avec le souci d’être -presque- exact (sans me prendre au sérieux), avec un effort d’écriture pour « faire passer » des sujets parfois un peu arides.

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Mon souhait ? vous détendre, vous faire sourire et rêver, vous transmettre ma passion pour l’Histoire. Au fil des pages, se nouent et se dénouent des petites anecdotes pas toujours anodines et de grands drames, des tragédies et des comédies. Clemenceau bat la mesure d’un orchestre que je m’efforce de ressusciter pour vous.

Vous lisez ce journal avec deux yeux : le droit, celui de la raison, où vous vous mettez à la place d’un haut fonctionnaire – bien mystérieux- de 1909… et l’oeil gauche, celui du coeur, qui vous permet de passer jusqu’à notre XXIème siècle. Cette vision en relief donne de la perspective et un sens à ces articles que certains d’entre vous relisent avec plaisir et recommandent autour d’eux.

Ma récompense ? ce sont vos visites (chacun d’entre vous compte), vos commentaires (toujours lus, souvent recommentés et parfois points de départ de discussions par mail), vos courriels (chaleureux).

C’est donc un auteur heureux qui vous écrit, qui vous promet une année 1909 avec des rebondissements, des imprévus (chut !)…

Et vous, « Il y a un siècle », vous aimez ?

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