» J’en ai un peu assez de cette réputation de briseur de grèves ! »
Clemenceau tapote nerveusement la table avec ses doigts et continue :
– L’opposition de droite essaie de me donner une réputation de faux dur et la Cgt fait croire que je suis l’assassin de la classe ouvrière. La vérité est plus simple : je m’efforce d’éviter les troubles importants à l’ordre public et je favorise un règlement pacifique des conflits sociaux en décourageant les agitateurs. La France n’a vraiment pas besoin d’une révolution pour l’affaiblir à nouveau.
Il se retourne brusquement vers moi :
– Pour le conflit de Mazamet, dans le Tarn, vous laissez les ouvriers délaineurs démêler leur conflit avec leurs patrons. Nous essayons de ne pas nous en mêler et nous incitons chacun à rester calme et constructif. Dans cette région, les employés sont très liés à une église catholique qui soutient leurs revendications sociales et votent tous pour le baron Reille, député conservateur.
Le travail de la laine dans les usines à Mazamet en 1909
Autrement dit, à Mazamet, nous ne sommes pas au bord du « grand soir » et on devrait pouvoir trouver une issue heureuse au conflit. Je compte sur vous pour y veiller ! »
Le lendemain, le préfet du Tarn est dans mon bureau pour prendre les consignes du ministère. Je donne des recommandations de modération. Le haut fonctionnaire s’étonne :
– Mais je ne vais pas disposer de régiments de dragons ?
– Peut-être, le cas échéant, on verra… mais juste pour préserver les usines de la vallée de l’Arnette. Nous devons nous montrer à l’écoute, compréhensifs. Le gouvernement favorise actuellement la prise de pouvoir de dirigeants modérés au sein de la Cgt. Il faut donc éviter tout ce qui peut être perçu comme des provocations. Le déploiement de l’armée serait vécu comme de l’agressivité de notre part.
– En fait, ce sont des familles entières qui sont mobilisées, qui partagent en chantant les mêmes soupes le soir et défilent derrière les drapeaux syndicaux.
– Efforcez-vous de protéger les enfants et faites en sorte qu’ils aillent chez des parents de villes voisines. Si les choses tournent mal, il faut qu’ils restent à l’écart.
– Oui, mais si je n’ai aucune force armée pour mener à bien ma mission, pour pacifier la ville…
– Ecoutez, monsieur le Préfet, faites comme votre collègue de Paris, Louis Lépine. Lui, il va directement au contact des manifestants, il parlemente, négocie, avance, recule, louvoie et toujours avec une pointe d’humour et une grosse dose de bon sens.
– Monsieur le conseiller, le Tarn, ce n’est pas Paris. Chez nous, les ouvriers ont un peu perdu le sens de l’humour -comme vous dites- en raison de conditions de travail très dures. Le délainage des peaux de mouton reste un métier ingrat : très physique, des odeurs parfois difficilement supportables… Les grévistes n’ont plus de ressources et ne se sentent pas écoutés par les patrons locaux qui ne semblent pas avoir peur du rapport de force.
– Je suis sûr que vous allez y arriver. Attendez-vous à la visite du leader Cgt Griffuelhes et même sans doute à celle de Jaurès.
– Là aussi, il risque d’y avoir des incidents… Même pas un petit régiment de dragons pour m’aider ?
– Non, prenez les gendarmes locaux qui sont connus de tous… et allez voir les familles grévistes.
– La soupe avec eux tous les soirs (le préfet semble retrouver le sourire) ?
J’observe son ventre bien rebondi.
– Pour un bon vivant comme vous ? A vous de voir le régime qui vous convient le mieux !
Le préfet et moi, nous nous séparons en riant. Il faut savoir bien commencer une grève.