22 janvier 1909 : « Espion, lève-toi ! »

Episode 1 L’arrestation de l’espion

L’homme est élégant, de mise soignée, beau parleur, il plaît aux dames. Dans l’hôtel de Vichy où il est descendu, on le connaît sous le nom de Raphaël Dufraisse mais quelques rues plus loin, dans un autre établissement, il se faisait appeler Théophile Vallore.

Son déjeuner pris, il quitte le restaurant de la Gare, rue de Paris. En partant, il laisse tomber une lettre pas encore cachetée qu’il vient d’écrire. La bonne de l’établissement la ramasse quelques heures plus tard au moment de faire le ménage et la remet au directeur.

Ce dernier découvre, avec surprise, un courrier destiné à un amiral allemand, rédigé pour moitié en français et pour l’autre moitié dans la langue de Goethe. La seconde page est un bordereau relativement incompréhensible et trois autres feuilles sont couvertes de croquis et de plans en coupe, représentant les tourelles d’un cuirassé qui vient d’être construit à Toulon : le Voltaire. 

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Le tout nouveau cuirassé Voltaire, lancé à pleine vitesse…

Le sang du chef d’établissement ne fait qu’un tour : il confie le tout à la gendarmerie. Cette dernière examine les documents et saisit la brigade mobile la plus proche, compétente en matière de contre-espionnage.

Le lendemain matin, au moment où notre individu (qui s’appelle en fait Jean-Pierre Gilbertas, originaire de Courpière dans le Puy-de-Dôme) s’apprête à monter dans un train pour rejoindre Paris, cinq commissaires spéciaux de la Sûreté procèdent à son arrestation. 

Ils l’entourent dans la salle d’attente de la gare et bloquent toutes les issues. Le divisionnaire s’approche de Gilbertas et lui dit :

– Pas un geste mon gaillard, tu es en état d’arrestation. Espion, lève-toi !

Episode 2 Le ministre de la Marine dans mon bureau

Alfred Picard, notre nouveau ministre de la Marine, est assis en face de moi, je lui explique rapidement la situation :

– Monsieur le ministre, voilà une affaire d’espionnage qui arrive au plus mauvais moment. Nous essayons de faire voter 800 millions de crédits nouveaux pour votre Marine, soit un cinquième du budget de l’Etat. Les parlementaires vont s’exciter sur cette lamentable bévue de vos services. L’état-major me confirme que des plans du cuirassé Voltaire ont bien disparu de vos bureaux d’étude.

– Monsieur le conseiller, pouvez-vous me montrer les documents à l’origine de l’arrestation de Gilbertas ?

Je lui tends la liasse. Homme d’ordre, polytechnicien, haut fonctionnaire reconnu, Picard examine les feuillets un par un pendant dix bonnes minutes.

Au fur et à mesure de sa lecture, son visage, jusque-là un peu pâle, s’éclaircit et un sourire commence à poindre sur ses lèvres minces. Il jette enfin le tout sur mon bureau et s’écrit :

– Monsieur le conseiller, c’est peut-être le bazar dans ma Marine, mais vos services de contre-espionnage de la Sûreté ne valent guère mieux. N’importe quel individu doué en dessin peut confectionner les documents que je viens de lire. Ils ne présentent aucun intérêt stratégique et peuvent être réalisés… en regardant à l’oeil nu le cuirrassé Voltaire lorsqu’il sort de nos arsenaux. Tout cela est bidon!

A suivre… 

5 et 6 décembre 1908 : Comment on débarque un amiral

 » Vous me le cassez de son commandement ! Si cet amiral a quelque chose à dire sur l’état de la Marine, il s’adresse à sa hiérarchie, pas à la presse !  »

Le ton monte entre Georges Clemenceau furieux et le ministre de la guerre Picquart qui tente de couvrir son subordonné.

Le valeureux amiral Germinet, commandant l’escadre de la Méditerranée a franchi une ligne rouge : il a fait part à divers journaux de l’état lamentable de nos arsenaux et du mauvais équipement de nos navires de guerre. A l’en croire, les croiseurs, les cuirassers manquent de poudre, d’obus, de pièces et matériels de rechange. Si je comprends bien ses propos, nous pourrions imaginer que lors d’une bataille, ils soient obligés de cesser le combat faute de munitions. Fâcheux.

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Le vice-amiral Paul Louis Germinet

Cet officier de haut rang a rédigé de nombreux rapports qui n’ont pas été suffisamment suivis d’effets. Il se tourne maintenant vers des journalistes avides de révélations.

Georges Clemenceau ne décolère pas et se tourne vers moi :  » vous me le faites venir de Toulon, ce lascar et au prochain Conseil des ministres, c’est la porte !  »

Avec Picquard, nous nous efforçons de raisonner le Patron :

 » Paul Louis Germinet est un patriote. Il ne cherchait pas à vous mettre en difficulté mais voulait tirer la sonnette d’alarme.  »

La réponse est cinglante :  » J’ai déjà assez de la Chambre remplie de donneurs de leçon pour que je n’aille pas m’embarrasser des états d’âme des militaires ou autres fonctionnaires ! A cet amiral, il va falloir apprendre… le silence dans les rangs !  »

Calmement, je m’efforce d’argumenter sur le seul terrain où je pense avoir une prise sur le Président du conseil :

 » Germinet est un haut gradé très apprécié dans la Marine et reconnu au-delà. Ce qu’il dit n’est pas totalement faux même s’il a un peu exagéré sans doute. Si nous le sanctionnons trop fort, nous en faisons une victime voire un martyr. Maintenant qu’il a porté le débat sur la place publique, chacun de nos gestes sera observé. L’opinion s’attend à une sanction de l’amiral -pas trop forte – mais aussi et surtout à des réformes dans notre marine. La Chambre prendra aussi facilement la défense du faible (l’amiral) contre le fort (vous). Le réalisme comme le rapport de force nous invitent à une certaine clémence.  »

Deux jours plus tard après avoir été convoqué par Picquard, Germinet est reçu, à sa demande, par Clemenceau.

ll expose avec compétence et conviction la situation de notre flotte. Il insiste sur ces matériels entreposés dans de grands entrepôts et qui ne servent plus à rien dans une marine moderne : voiles, pièces de réparation en bois, goudron pour calfater… Il rappelle les recherches qui sont effectuées actuellement pour fabriquer la meilleure poudre possible et indique que pendant ce temps, les achats et les livraisons ont été interrompues dans ce domaine. Les stocks s’épuisent donc.

Clemenceau l’écoute d’abord avec attention puis l’interrompt sèchement :

 » Tout cela est sans doute bel et bien exact mais un officier doit savoir contenir ses ardeurs en matière de communication.

– Monsieur le Président, les projets budgétaires du gouvernement vont dans le bon sens et une ligne est prévue dans la loi de finances pour redonner de nouveaux moyens à la marine. J’ai voulu sensibiliser l’opinion et donc les contribuables de l’utilité des efforts financiers à consentir dans ce domaine.

– Monsieur l’amiral, chacun son métier. Vous, c’est de conduire des bateaux, moi, de conduire la Chambre et l’opinion publique. Si chacun faisait ce pour quoi il est payé dans votre marine, il y aurait peut-être moins de navires échoués (NDLR : allusion au drame du Condé) ou d’explosions mortelles.  »

L’amiral ne dit plus rien. Il a les larmes aux yeux. Clemenceau s’adoucit :

 » Germinet, vous êtes un cadre de valeur. Je souhaite que vous puissiez continuer à servir au mieux la marine avec vos talents qui sont grands. J’y veillerai. »

Quand l’amiral nous a quitté, Clemenceau me prend à part :

 » Vous verrez, demain ou après demain, cet entretien soit disant secret, sera dans toutes les gazettes et on le citera à la tribune de la Chambre. Mes propos seront amplifiés et déformés. Quant aux larmes de Germinet, elles arroseront les plantes venimeuses et carnivores qui ont juré ma perte. »

Il tourne alors les talons et s’enferme dans son bureau après avoir claqué la porte.

Demain, Germinet sera relevé de son commandement.

19 novembre 1908 : Seconde mission Charcot en Antarctique

Toute la France est derrière lui. Il fait rêver petits et grands. Des dessins et des photographies de son navire le « Pourquoi pas ?  » illustrent une presse à grand tirage, avide de raconter sa seconde expédition antarctique.

Jean-Baptiste Charcot, médecin, ancien rugbyman finaliste du championnat de France, tient fièrement la barre d’un bateau qu’il souhaite amener au plus près du pôle sud. Il a quitté le Havre en août et se dirige vers l’extrême sud du Chili en prévoyant une longue escale à Punta Arenas. Là-bas, c’est, pour l’instant, la « belle saison » .

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Jean-Baptiste Charcot a 41 ans en 1908, il effectue sa seconde expédition en Antarctique

Voyage de prestige, subventionné largement par le gouvernement, c’est aussi et surtout une expédition scientifique. Les savants de l’académie des sciences et du muséum d’histoire naturelle ont établi un programme de travail chargé : reconnaissance et cartographie des côtes, étude des marées polaires, relevés de salinité, études de la faune et de la flore, analyse du magnétisme… Le long hiver austral sera studieux.

Entreprise difficile aussi. Il faut rejoindre une terre qui est au bout de la planète. L’approvisionnement en charbon étant incertain, il n’est pas question d’utiliser fréquemment les moteurs du bateau. Ce sont donc les vents qui pousseront le navire vers ces terres inhospitalières. L’électricité sera aussi rationnée et l’éclairage se fera au pétrole ou à l’huile, sauf le jeudi, le dimanche et les jours de fête.

Le contact et l’étreinte des glaces s’annoncent violents. La coque du bateau est double, renforcée de cercles et de lames de fer sur les flancs. Cela suffira-t-il à protéger le trois mâts construit sur les plans de l’ingénieur Laubeuf – spécialiste des sous-marins – à Saint Malo ?

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Jean-Baptiste Charcot au milieu des manchots… que la presse française de 1908 appelle « pingouins » 

Arrivée à Punta Arenas, madame Charcot qui accompagne pour l’instant son mari, embrassera une dernière fois son solide époux et rejoindra l’Europe.

Elle laissera le célèbre médecin avec trois années de vivres en conserves, des centaines d’instruments scientifiques et cinq traîneaux automobiles Dion-Bouton.

L’équipage se retrouvera « entre hommes » et avec des  dizaines de chats destinés à lutter contre les rats de la cale.

Jean-Baptiste Charcot se concentrera alors sur ses rêves, fixera l’horizon où apparaîtront les premiers icebergs. Et il répètera inlassablement ces deux mots qui mélangent insouciance et sens du défi : « Pourquoi pas ?  »

16 octobre 1908 : Un ministre qui va se faire manger tout cru ?

 » Il va se faire manger tout cru !  »

Etienne Winter, le directeur de cabinet de G. Clemenceau n’est manifestement pas convaincu par le choix que je propose pour remplacer Gaston Thomson, démissionnaire, au ministère de la Marine.

Sur commande du Président du Conseil, j’ai regardé parmi les membres du Conseil d’Etat lequel de ces grands juristes pouvait tenir les rênes d’une marine française en plein désarroi après les accidents successifs de ces dernières années (explosion du cuirassé Iena, naufrages dus à des erreurs de commandement, gabegie dans les arsenaux…) .

Je dois avouer que le choix a été relativement simple. En effet, on compte un nombre restreint de conseillers d’Etat ayant déjà exercé des responsabilités opérationnelles. Et dans ce petit cercle, les plus capables sont déjà conseillers de ministres en exercice ou occupent dès à présent des postes importants dans la République.

Mon attention a donc été attirée, sur la suggestion du vice-Président Georges Coulon, par Alfred Picard. L’homme a bientôt 64 ans et s’est fait remarquer, il y a huit ans, pour ses talents d’organisateur de l’Exposition Universelle de 1900 qui se déroulait à Paris.

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Alfred Picard, polytechnicien, administrateur reconnu par tous

Picard possède, semble-t-il, toutes les qualités : travailleur infatigable, très bon connaisseur des rouages de l’Administration, fin négociateur, intègre et loyal…

 » Nous allons mettre un saint homme dans un monde de brutes. Il sera balayé. Même les amiraux qui sont des petits malins vont… le couler.  » Décidément, Winter reste sceptique sur les capacités d’un ancien haut fonctionnaire à s’imposer parmi des ministres qui sont tous issus de la Chambre et ont donc un poids politique personnel leur permettant de défendre leur portefeuille. Il est aussi dubitatif sur l’ascendant que saurait avoir Picard auprès de ses futurs collaborateurs directs.

En désaccord, nous allons donc, Winter et moi, demander à Clemenceau de trancher.

Le Patron écoute attentivement nos arguments respectifs et nous explique ainsi son choix, effectué, comme à son habitude, rapidement :

 » Comme Président du Conseil, je suis un peu fatigué d’avoir à surveiller mes collègues ministres qui sont tous, un jour, des rivaux potentiels. Sur les portefeuilles sensibles, comme la Marine actuellement, je dois en plus m’assurer que l’on n’essaie pas de me refiler la patate chaude au dernier moment. C’est pourquoi, un fonctionnaire, sans doute obéissant, m’apportera du repos.

Sur la capacité de Picard à s’imposer auprès de ses collègues ministres, vous avez raison, Winter. C’est pourquoi je vous demanderai de suivre l’intéressé dans ses démarches pour le protéger des attaques et des jalousies. Il faudra être attentif aux arbitrages budgétaires : Picard est tellement honnête qu’il risque de demander uniquement les sommes dont il a effectivement besoin (le Patron est hilare en disant cela). La Rue de Rivoli qui n’a pas l’habitude de cette attitude de la part des ministères dépensiers sera tentée de réduire ses demandes, par principe et notre Marine sera alors en difficulté.

Bon, malgré cela, je vais prendre Picard.

Mais que les choses soient claires, le vrai ministre de la Marine… ce sera moi ! »

15 octobre 1908 : Le ministre Gaston Thomson tente de sauver sa tête

Une vingtaine de matelots s’affaire autour du canon de 194 du croiseur cuirassé Latouche Tréville. Il est tard, l’exercice de tir s’achève bientôt, chacun est fatigué mais heureux. Soudain, un bruit terrible, un éclair dévastateur, une monstrueuse boule de feu en expansion constante jaillit de la tourelle commandant la pièce d’artillerie.

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Un croiseur cuirassé français en 1908

Après quelques minutes de cauchemar, au moment où les premiers secours arrivent, on relève des dizaines de blessés horriblement brûlés… et treize marins ont perdu la vie.

Ce drame qui endeuille à nouveau la marine française s’est produit le 22 septembre dernier.

15 octobre :  G. Clemenceau nous réunit dans son bureau, le ministre de la Marine Gaston Thomson, le ministre de la Guerre Marie-Georges Picquart, le directeur de cabinet Etienne Winter et moi.

Le Président du Conseil commence, avec calme mais détermination :  » La Chambre ne nous fait aucun cadeau. Il faut dire qu’il y a de quoi. Naufrages des croiseurs Sully, Jean Bart et Chanzy, des sous-marins Lutin et Farfadet, explosion du cuirassé Iena… et maintenant, cet accident lamentable sur le Latouche Tréville. Mon rival Delcassé, ce monsieur « je sais tout », ne cesse de se répandre dans la presse ou dans les couloirs du parlement sur le fait que mon gouvernement est « incapable de préparer le pays au combat ». Plusieurs interpellations du gouvernement sont prévues dans les prochains ordres du jour. Bref, ça barde !  »

Thomson, blême, tente de se justifier :  » Les explosions sont largement dues à la poudre B qui remplace la célèbre poudre noire et produit beaucoup moins de fumée. L’utilisation de cet explosif n’est pas encore totalement maîtrisée par les marins et les risques restent importants. »

Clemenceau se durcit :  » Ecoutez, Thomson, sur les navires allemands ou britanniques, on trouve aussi de la poudre B et rien ne saute. Non, la vérité, c’est que c’est le foutoir dans votre marine. Le rapport de la commission d’enquête le montre : entretien défectueux du matériel, absence de consignes de sécurité précises, personnel mal formé, investissements mal suivis et inefficaces… J’ai été patient avec vous, j’ai accepté les augmentations de crédits que vous me demandiez avec insistance mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Je souhaite que vous retrouviez rapidement votre siège de député de Constantine, vous y êtes plus à l’aise.  »

Thomson rougit :  » Ce que vous dites est injuste. Je répare les errements de mes prédécesseurs et il n’est pas possible de tout corriger en deux ans.  »

Clemenceau plus doux mais implacable :  » Vous avez raison techniquement mais tort politiquement. La Chambre veut une tête. Ce sera la vôtre. Vous me remettrez votre démission dans une semaine… pas avant. Nous laissons encore monter la pression pendant sept ou huit jours puis vous partez. Si vous nous quittiez tout de suite, les parlementaires voudraient un autre bouc émissaire et cela risquerait d’être moi. Désolé mon vieux.  »

Thomson sort de la pièce presque sans un mot, la face blanche, le front luisant.

Je reste atterré par la brutalité de l’échange.

Clemenceau reprend, sans émotion apparente :  » Il faut réfléchir déjà au successeur. Evitons un politique. Je veux un administrateur. Quelqu’un qui sait compter et se faire obéir des bureaux. Un homme qui n’a pas le souci de plaire et de se faire élire un jour à nouveau.  »

Il se retourne vers moi :  » Parmi vos collègues du Conseil d’Etat, vous pouvez regarder ? Il me faut un nom, vite.  »

A suivre…

13 octobre 1908 : Jack London sauvé par un loup

L’homme titube. L’air moite et malsain rend sa respiration difficile. Il avance à grand peine et butte bruyamment sur chaque chaise ; chaque pied de table du bateau devient un obstacle. Sa vision se trouble, il passe la main sur son front brûlant pour mesurer une dernière fois la température qui l’affaiblit chaque jour un peu plus. Comme un enfant affamé le ferait avec son biberon, il porte une dernière fois à la bouche le goulot de la bouteille de whisky qui ne le quitte plus depuis un mois. Il boit pour se rassurer, « pour faire partir le mal et se désinfecter ».

La fièvre des mers du Sud, cette maladie sournoise qui rougit et fait partir sa peau par plaques, a transformé le solide Jack London en loque.

Iles Salomon, nord-est de l’Australie, octobre 1908.

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Jack London. L’écrivain a 32 ans en 1908

L’écrivain déjà célèbre, spécialiste du grand Nord, aventurier, socialiste à ses heures, est parti pour un voyage autour du monde à bord d’un navire construit pour la circonstance, le Snark.

Le voyage est payé par les journaux américains qui attendent de nouvelles aventures écrites dans un style dépouillé mais avec des mots qui claquent comme les fouets des chercheurs d’or d’Alaska éloignant les loups.

Le grand public souhaite de nouvelles histoires où se mêlent de façon inextricable le vécu et le fantasme. Il attend sa dose de suspens, d’émotions fortes, d’aventures viriles où brille à chaque page une pépite littéraire arrachée au sol d’une inspiration toujours fertile.

Jack le fort, le boxeur aux larges épaules et aux poings rapides s’effondre sur le pont du Snark.

Le bruit et le balancement des vagues, le soleil qui éblouit chaque fois qu’il peut percer derrière les nuages noirs surplombant un océan Pacifique bien mal nommé, donnent de drôles de couleurs au rêve de l’écrivain malade.

Dans son sommeil comateux, il a repris miraculeusement toutes ses forces. Il est redevenu le roi des voleurs d’huîtres, l’ouvrier révolté des usines de conserves, l’étudiant ivre de revanche sociale admis à l’université prestigieuse de Berkeley. Surtout, il habite à nouveau le personnage de chercheur d’or qui a conquis un public qui ne cesse de s’élargir.

Par la puissance de l’imagination, il est transporté en un instant de l’archipel mélanésien jusque dans les forêts canadiennes et nord-américaines.

Par -50°C, son crachat de dur à cuir se transforme immédiatement en petite boule de glace qui claque sèchement en touchant le sol couvert à l’infini de neige gelée. Sa chaude pelisse garnie de toutes les peaux de bêtes achevées avec son poignard qui ne le quitte jamais, le transforme presque en animal parmi d’autres, dans ce pays immense où la nature ne peut être domptée.

Jack fait face au héros de son livre phare, la bête attachante qui l’a rendu riche et célèbre. Croc-Blanc, le chef de meute, le regarde fixement et semble lui dire :

 » Relève-toi, Jack. Laisse l’alcool, part te soigner. Reprend ta plume alerte, laisse aller à nouveau ton écriture rapide et intrépide qui enchante toute une génération. Au détour de tes nouvelles, dénonce les injustices et fait trembler les puissants.  »

Le loup cesse un instant d’être féroce et tire par la manche, doucement mais fermement, le corps presque sans vie de Jack London. Il le met à l’abri et ouvre sa gueule. Une langue agile bien rouge sort derrière ses terribles crocs. Il lèche avec application les plaies purulentes de Jack, le soigne comme une mère louve. L’opération dure une nuit. Une nuit de soins intensifs, prodigués par un animal sorti tout droit d’un rêve merveilleux.

Au moment où le jour se lève à nouveau, Jack va mieux. Croc-Blanc est parti après avoir secoué une dernière fois ses magnifiques poils.

L’écrivain se lève, écarte les bras et lève les yeux vers le ciel redevenu bleu. Il a repris confiance en lui, ses muscles puissants le portent à nouveau. Il crie, hurle vers les mouettes qui tournent autour de son bateau :

 » Je vais vivre ! Et de toutes mes forces, avec toute mon âme, JE VAIS ECRIRE ! « .

22 juillet 1908 : Une nuit avec les pêcheurs en colère

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Le port de Dieppe 1908

Métier difficile, usant, loin de la réalité imaginée par les livres illustrés pour enfants : pêcheur. Une profession suivie de près par les pouvoirs publics. Les marins forment la réserve de la marine nationale. Après un service militaire plus long que la moyenne (quatre ans !) mais très formateur, ils doivent être prêts à réintégrer un bâtiment de guerre en cas de conflit.

La contrepartie de cette disponibilité ? Un régime de demi-pension à 50 ans, des primes favorisant l’activité en haute mer, des concessions sur les plages, un monopole d’emploi sur les navires de commerce… L’Etat se veut aux petits soins pour cette « armée de réserve », immatriculée soigneusement depuis Colbert, qui contribue à l’approvisionnement et au rayonnement du pays.

Un corps de métier suivi par l’Etat ? Tout va bien si celui-ci ne traverse pas de difficultés. Sinon, les ennuis commencent pour les conseillers de ministre comme moi.

Le dossier sur mon bureau pèse au moins dix kilos : J’ai toute la nuit pour me déméler dans les filets en coton (qui remplacent depuis peu ceux en chanvre), surnager à côté des chalutiers ( du nom de leurs énormes filets traînés au fond), tenter de reprendre mon souffle en m’imaginant dans la salle des machines d’un bateau à vapeur de 190 tonneaux.

Toute une nouvelle pêche – industrielle – se met en place depuis une quinzaine d’années. Elle concerne les gaillards entreprenants des ports les mieux équipés comme Boulogne ou Lorient et écrase progressivement les « petits » : ceux qui n’ont pas le capital pour acheter et entretenir un navire capable de conserver les prises dans la glace (au lieu de procéder à leur salaison), ceux qui ne peuvent investir dans un puissant navire en fer avec cabestan à moteur.

Un nouveau prolétariat de la mer est né. L’homme qui fournit le capital reste au chaud et laisse le bateau partir dans les mers froides mais poissonneuses. Au sein du navire, le capitaine et les techniciens forment une élite plus syndiquée, mieux payée qui laisse aux hommes de pont les tâches les plus pénibles et les plus risquées. Le capitaliste, les cadres et la maîtrise et enfin les ouvriers. L’analyse marxiste peut prendre le large. Elle s’applique maintenant aussi bien sur la terre ferme que sur les océans.

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Cabane de pêcheur en 1900

Aujourd’hui, c’est la révolte des travailleurs de la mer. Assez des trop longues absences loin des familles, assez des salaires trop bas compte tenu des longues heures passées dans l’humidité et le froid, assez de la misère en cas de mauvaise pêche… ou de surabondance qui fait chuter les cours !

J’ai une nuit pour imaginer de nouvelles protections mutualistes, des primes pour aider les plus faibles marins à survivre et des règlements créant un minimum de « confort » sur les bateaux. Pour m’aider, je dispose de plusieurs lettres des parlementaires bretons qui proposent des dispositifs coûteux mais qui peuvent contribuer à ramener le calme dans une profession qui commence à montrer ses bras (musclés) et à tendre un (gros) poing vers une République qui ne sait régler -provisoirement – un problème que lorsqu’une crise survient. 

Mon rapport est attendu par G. Clemenceau dès huit heures demain matin. Il est tard, je vais veiller. Mais je suis uni par la pensée avec ces hommes valeureux – en mer toute la nuit – qui ne comprendraient pas qu’un fonctionnaire à l’abri ne ramène pas dans ses filets quelques mesures généreuses leur évitant… un naufrage social. 

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Une courte nuit pour imaginer un accompagnement des marins menacés par la grosse pêche industrielle…

1er juillet 1908 : Cafouillages militaires

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Le contre-torpilleur La Framée fait une fausse manoeuvre, percute le cuirassé Brennus et coule en quelques minutes. Un des nombreux accidents dont est victime une marine française désorganisée.

Quelques dizaines d’heures encore à bord du cuirassé Brennus, de retour vers Toulon. Je me prépare à rendre compte de ma mission à Constantinople au directeur de cabinet de G. Clemenceau, Etienne Winter. Il va falloir que je justifie mon arrestation par la police du sultan puis mon évasion rocambolesque grâce aux hommes pilotés par le 2ème bureau (service de renseignement de l’armée).

 Je profite de ces longs moments d’inactivité pour discuter avec les marins et leurs officiers. Conversations anodines dans un premier temps ; plus sérieuses par la suite, au fur et à mesure que la confiance s’installe. L’armée est une grande muette mais avec de la patience, on peut la faire parler.

Ce que j’apprends est inquiétant. En écoutant les hommes d’équipage, les mécaniciens ou les officiers de quart, je découvre une marine bien éloignée de celle qu’évoquent les amiraux à Paris.

Avant ma traversée à bord du Brennus, j’avais connaissance des multiples accidents qui avaient durement touché la « Royale » ces dernières années : naufrages successifs des croiseurs Sully en 1905, Chanzy et Jean Bart en 1907. Naufrage aussi du sous-marin Farfadet (un panneau mal refermé avant la plongée !). Puis la terrible explosion du cuirassé Iéna en pleine rade de Toulon. Tout cela l’an dernier.

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Le cuirassé Iena est détruit par une explosion en pleine rade de Toulon en 1907

Les différentes enquêtes de commandement dont les rapports passaient sur mon bureau concluaient immanquablement « aux regrettables enchaînements d’erreurs humaines » et dédouanaient la haute hiérarchie militaire.

Ce que me disent les hommes du Brennus est tout autre et rejoint les conclusions d’une commission d’enquête parlementaire et indépendante, dont le rapport a été tenu secret.

Le matériel de la marine est mal entretenu, faute de crédits suffisants. Les mécaniciens, les ouvriers des entrepôts sont souvent recrutés à la va-vite et mal formés.

 » Et monsieur le conseiller, vous savez, dans les arsenaux, eh bien, c’est le foutoir ! Nous n’avons même pas assez de cales sèches pour réparer les différents navires !  » m’indique ce quartier maître  avec un fort accent de Marseille.

Le commandant, dans un langage plus châtié, ajoute :  » Nos cuirassés font pâle figure par rapport à leurs homologues britanniques. Ils vont moins vite – vingt noeuds contre vingt-cinq – sont plus petits – 20 000 tonnes contre 30000 -et conservent une artillerie de plus faible calibre, avec un tir de plus courte portée. L’instabilité ministérielle, les économies de bouts de chandelles imposées par le ministère des finances, l’éloignement des amiraux et des états majors des réalités de terrain, le désintérêt de l’opinion publique et de la presse, expliquent cet état des choses. Faut-il une guerre pour que la France se réveille avec horreur et découvre qu’elle ne peut plus assumer sa défense convenablement ?  »

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Le Brennus percute La Framée

Il conclut, avec fatalisme, en évoquant une catastrophe qui hante ses nuits :  » Vous vous rendez compte que le seul bateau que le Brennus a coulé appartenait … à la Marine nationale ? Dans la nuit du 25 août 1900, au large de Gibraltar, nous avons percuté le contre-torpilleur La Framée. Mal commandé, mal dirigé, ce navire s’est jeté sur nous de façon idiote et nous n’avons pu l’éviter. C’était une nuit de pleine lune, on y voyait comme en plein jour. La Framée, écrasé par le cuirassé beaucoup plus imposant, a disparu dans les flots en quelques minutes avec une cinquantaine de matelots. J’ai honte !  »

Au fur et à mesure des confidences des marins, je prends des notes, beaucoup de notes. G. Clemenceau doit être informé de ce qui se passe. La France n’est plus une grande puissance navale… et personne ne le sait.

15 avril 1908 : la TSF et le bureaucrate

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Poste de Télégraphie sans fil (TSF) dans un navire transatlantique

 » Diable ! Il faut soutenir Ferrié. Le ministère des Finances va le manger tout cru ! « . La consigne de Clemenceau est claire. Je dois voler au secours du capitaine Ferrié, pionnier français de la Télégraphie Sans Fil.

De quoi est-il coupable pour le ministère en charge des deniers publics ? Il propose des projets de plus en plus coûteux, dont l’intérêt militaire ne saute pas aux yeux des bureaucrates de la rue de Rivoli.

Ferrié a compris depuis longtemps que la force des armées modernes, en cas de conflit important, repose sur leur capacité de coordination. Il faut que l’Etat major sache à tout moment où se situent ses unités et que les mouvements des régiments des différentes armes soient coordonnés.

Pour cela, Ferrié propose ni plus ni moins d’utiliser la Tour Eiffel comme antenne gigantesque pour transmettre sur une longue distance des ondes vers des appareils de réception détenus par des unités militaires à des centaines de kilomètres plus loin.

Si M. Eiffel est ravi de ces expériences – ainsi sa Tour ne sera pas démontée – le ministère des Finances n’apprécie guère ces dépenses engagées sur des démarches imprécises, aux coûts exponentiels.

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Antennes TSF sur la Tour Eiffel

Lorsque je rencontre Ferrié, j’ai le plaisir de discuter avec un passionné. Il me raconte, par le menu, le combat administratif qu’a déjà dû engager la Marine nationale pour que 130 de ses navires soient équipés d’un poste TSF avec le brevet de M. Marconi. La rue de Rivoli ne voulait rien entendre non plus sur ce sujet jusqu’à ce qu’elle découvre que si l’un des navires sombrait (par exemple lors des manoeuvres dangereuses au nord de Terre Neuve), il serait bon que d’autres bâtiments puissent se dérouter pour venir porter secours aux naufragés.

Je prends en main moi-même la nouvelle négociation avec les Finances. Ferrié a fini par se fâcher, la négociation avec l’armée est au point mort ; je suis donc le seul, comme représentant du Président du Conseil, à pouvoir prendre le relais.

Pour convaincre le sous directeur qui bloque depuis longtemps le dossier, je me rappelle soudain qu’il aime beaucoup la musique classique et qu’il est plus original qu’il ne veut bien le laisser paraître.

Je n’axe donc pas mon argumentation sur le rapport coût/efficacité comme il s’y attend mais … sur le rêve.

Comme on conte une belle histoire, je lui parle de l’expérience de radiotéléphonie qui s’est déroulée la veille de Noël 1906 : un opérateur radio TSF, embarqué à bord d’un navire en mer des Caraïbes a pu entendre sur son poste un poème, puis le chant d’une femme et enfin un solo de violon. Cette expérience menée par Fessenden a fait grand bruit outre-Atlantique.

 » Un solo de violon, au milieu de l’Atlantique ?  » s’écrie, ravi, mon sous directeur du budget,  » … mais c’est merveilleux votre truc ! « . Son regard n’est plus à ce moment celui d’un fonctionnaire revêche mais celui d’un gosse qui contemple un jouet en bois dont il rêve depuis des mois.

La partie est gagnée. Les financements tant attendus par l’armée arrivent. Notre marine et notre armée de terre auront tous les postes TSF qu’elles veulent.

Ne le répétez pas : j’ai promis au sous directeur de la rue de Rivoli que les postes TSF diffuseraient chaque soir aux militaires, si cela est techniquement possible … un solo de violon.

12 avril 1908 : Souvenirs de Port-Arthur

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Navire russe coulé à Port-Arthur

 » C’était terrible. Aussi bien par ce que nous observions que par le symbole qui en découlait. Les plus beaux navires de la flotte russe disparaissaient un à un dans les flots ou, en flamme, penchaient sur le flanc comme de grands animaux malades !  »

Paul Cowles, chef du bureau de San Francisco de l’Associated Press, agence américaine qui ne cesse d’étendre son influence en Europe depuis sa création en 1846, s’exprime dans un français presque parfait. Il me montre, lors de ce dîner à l’ambassade des Etats Unis, les photographies prises par ses services lors de la bataille de Port-Arthur, il y a bientôt quatre ans, mettant aux prises les forces russes et japonaises.

Sous mes yeux, il peut ainsi faire revivre le drame.

 » Les troupes russes, très éloignées de leurs bases dans ce port d’Extrême-Orient, proche de la Corée, étaient épuisées. Souffrant d’un ravitaillement déficient, elles se battaient avec bravoure mais manquaient de tout : nourriture, eau potable, munitions, artillerie au sol, chevaux permettant le transport de matériel …

En août 1904, le port était investi par les forces du général Nogi, mais la ville continuait une résistance acharnée. Sur ordre de Tokyo, les Japonais ont dès lors pris la décision de conquérir les collines surplombant la baie.

La « cote 203″ a fait l’objet d’une bataille sanglante. Plus de 20 000 soldats ont payé de leur vie cette volonté de l’Etat-Major japonais de pouvoir installer des pièces d’artillerie lourde sur les hauteurs pour pouvoir bombarder la ville.  »

Le regard de Paul Cowles se trouble alors. Il évoque avec une voix encore chargée d’émotion les dernières semaines avant la reddition de Port-Arthur, le 2 janvier 1905. Les navires de l’Empire tsariste étaient impuissants pour répondre au pilonnage des canons de 280 mm juchés sur la cote 203. Les obus de 250 kilos s’abattaient comme la foudre sur des troupes russes terrorisées, progressivement décimées.

Les bâtiments qui voulaient s’enfuir étaient impitoyablement détruits au large par la toute puissante flotte de l’amiral japonais Heihachirō Tōgō, le « Nelson japonais » comme le surnomme la presse anglo-saxonne.

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L’amiral Togo, le « Nelson japonais », formé dans la marine britannique

Les conclusions du journaliste sont sans appel. L’Empire russe n’a pas les moyens de ses ambitions. Son armée n’est pas assez entraînée, équipée, pour faire face à un long conflit éloigné de ses bases.

En revanche, le Japon est devenu la première grande puissance non-occidentale. Il utilise la technologie et les armements européens, tout en étant capable de les copier et de les améliorer grandement grâce à ses propres ingénieurs. Ses officiers supérieurs ont bénéficié pour une part d’entre eux d’une excellente formation en Europe (l’amiral Togo a passé sept ans à se former dans la marine anglaise). Ils ont observé longuement, en silence, toutes nos techniques, nos stratégies et tactiques.

Ils ont pris le meilleur du fonctionnement de chaque grand pays européen : Angleterre, Allemagne et France. Ils ont aussi percé les faiblesses de notre allié russe.

Ils sont maintenant plus puissants que jamais. Ils s’affirment prêts à devenir la puissance coloniale montante de l’Asie. La Mandchourie, la Corée, les Îles Sakhalines sont ou seront leurs prochaines proies, aux dépens de l’Empire des tsars qui rêvait d’un accès vers le Pacifique qui ne soit pas pris régulièrement par les glaces.

L’Occident s’efface, dans la douleur. Un géant asiatique est né.

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