30 mars 1909 : Gabriele d’Annunzio, le tombeur masqué

Visiteur du soir, masqué par un loup, chapeau noir à larges bords, les mains gantées de cuir : nous ne sommes pas dans un roman d’Alexandre Dumas mais à mon domicile, je ne reçois pas un mousquetaire mais Gabriele d’Annunzio, écrivain, poète, en délicatesse avec ses créanciers en Italie.

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Gabriele d’Annunzio, le tombeur de ces dames, porte ce soir un masque

Sitôt entré, il s’installe confortablement sur une bergère, croise les jambes et allume un fin cigare dont il tire voluptueusement quelques premières bouffées en s’entourant d’une fumée protectrice. Ses doigts fins tire-bouchonnent nerveusement le bout de ses moustaches quand il achève ses longues phrases prononcées avec un accent transalpin, précieux et chantant à la fois.

Ses yeux noir profonds ne me quittent guère et m’invitent à lui apporter des réponses précises :

– Non, l’Etat français n’a pas de dossier fiscal le concernant et ses créanciers n’ont pas saisi notre justice.

– Oui, il pourra continuer à toucher ses droits sur ses romans traduits ; L’Innocente, Les Vierges au Rocher ou Le Feu.

– Son projet mené avec Debussy portant création d’un opéra mettant en scène le Martyre de Saint Sébastien sera le bienvenu sur une scène française.

D’Annunzio se réjouit d’avance de cette future production : un ballet opéra total. Des noms prestigieux sont déjà évoqués : Ida Rubinstein, la belle danseuse juive russe qui se déshabille actuellement complètement dans la danse des sept voiles du Salomé d’Oscar Wilde, André Caplet comme chef d’orchestre, des décors et des costumes qui pourraient être de Léon Bakst.

Le poète conclut :

– Je suis comme Saint Sébastien, aucune flèche ne peut m’atteindre vraiment. Mes ennemis italiens ne franchiront jamais les Alpes pour me retrouver. Je partage avec le saint le même attachement à la beauté du corps… mais ce sont les femmes que je préfère charmer.

Pendant toute notre conversation, une voiture attend au bas de notre immeuble. Par la fenêtre, j’observe à la dérobée une jeune brunette qui attend patiemment, un livre à la main, que Gabriele veuille bien le rejoindre. A chaque heure, elle fait monter son valet de pied qui rappelle sa présence et tente, sans succès, de faire descendre le poète. Ida Rubinstein ? Romaine Brooks ? Une autre conquête ? A cette distance, je ne suis pas sûr. Les élégantes Parisiennes et les belles étrangères égéries du monde des arts s’arrachent déjà l’écrivain avant même son installation définitive dans la capitale.

Gabriele d’Annunzio me confie en me quittant : « Ces demoiselles devraient se méfier de moi. J’ai beau me comporter en mufle, elles ne me quittent pas d’une semelle. D’autant plus forte est l’ivresse que plus amer est le vin !  »

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Ida Rubinstein par Valentin Serov

29 mars 1909 : Un mort – et enterré – se promène sur la Cannebière !

Une « bonne » nouvelle était parvenue il y a trois mois aux policiers de Marseille : Joseph E…, un redoutable voyou venait de décéder à l’hôpital de la Conception. A l’âge de quarante ans, il avait rendu son dernier soupir et juste après l’enterrement, il avait été rayé de l’état civil… et donc des registres du commissariat.

Hier, deux agents de la sûreté se promènent, tranquillement, sur la Cannebière.

Quelle n’est pas leur stupéfaction de croiser Joseph E…, en chair et en os, le sourire aux lèvres et le teint rose de celui qui éclate de santé.

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Sur le vieux port de Marseille se promènent des marins, des joueurs qui pratiquent un nouveau jeu de boules, les « pieds tanqués »… et de drôles de macchabés qui ressuscitent !

Un moment, nos deux « bourgeois » se sentent défaillir !

Reprenant leurs esprits, ils se précipitent à l’hôpital et demandent à consulter tous les documents administratifs relatifs au « décès » du bandit.

Après de multiples vérifications et recoupements, ils découvrent que le vrai macchabé mis en terre portait bien le prénom de Joseph mais répondait au nom de Ricardi. Ce pauvre homme, sans papier, condamné aux travaux forcés, évadé du bagne, avait emprunté en début d’année les papiers de Joseph E… pour pouvoir être admis à l’hôpital de la Conception.

Une rectification judiciaire est en cours et je m’occupe personnellement de la faire accélérer. En effet, Joseph E… peut actuellement commettre tous les crimes et délits possibles. Nous ne pouvons rien contre lui, l’action pénale est éteinte : Il est mort !

26 mars 1909 : Les précieux ridicules

Un événement peu ordinaire s’est produit pendant ma nuit au Ritz. Vers deux heures du matin, une fumée noire, acre, a commencé à envahir la partie de l’hôtel où se trouvait ma chambre. Un garçon d’étage a crié « mesdames, messieurs, nous vous prions de sortir » puis a commencé à tambouriner aux portes de ceux dont le sommeil était profond. Un début d’incendie s’était déclaré en cuisines et ses effets se répandaient jusque dans les étages.

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Un salon du Ritz… juste avant l’arrivée de la fumée âcre et noire

Les portes des luxueuses chambres se sont ouvertes et, d’un coup, une drôle de société m’est apparue.

Ces riches dames n’avaient plus leurs atours habituels, leurs fards et leurs fausses mèches. Le teint pâle et gris, les yeux tirés, les pieds nus, souvent courbées, elles faisaient d’un seul coup peine à voir.

Les messieurs, torse nu sous une robe de chambre mal nouée ou en pyjama enfilé à la hâte, décoiffés, le dentier éventuellement manquant, la vue basse faute de lunettes trouvées à temps, avaient aussi beaucoup perdu de leurs superbes.

Les couples illégitimes, honteux, tentaient de se faire discrets. Leurs regards effarés en disaient long sur les prétextes et les excuses qu’ils étaient en train d’inventer. Certains amants feignaient de ne pas connaître la maîtresse encore embrassée quelques instants plus tôt avec fougue.

Beaucoup de gros ventres, de rides, d’haleines fétides et de coiffures devenues franchement ridicules achevaient de compléter ce tableau d’une haute société qui avait perdu tout repère.

Dans un renversement soudain de la hiérarchie sociale, les grooms étaient devenus les maîtres de l’instant et dirigeaient, à la baguette, ce petit monde comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir.

Il n’y avait plus de marquis, de comte et de duc, plus de patron et de financier de haut vol. Chacun tentait humblement de comprendre où était le point de regroupement, s’efforçait de ne pas céder à la panique, de cacher maladroitement sous une étoffe, telle partie intime d’un corps finalement laid.

On n’entendait que grognements, petits cris ou respirations bruyantes d’obèses essoufflés.

C’était cette nuit, à deux heures du matin, place Vendôme. L’ancien monde des riches et des puissants, héritier d’un dix-neuvième siècle qui n’en finit plus de s’achever et d’un capitalisme sans foi ni loi, s’est écroulé, en quelques minutes… à la suite de trois ou quatre flammes sorties d’une casserole d’huile, oubliée sur le feu, par un cuisinier distrait.  

24 mars 1909 : Cette nuit au Ritz

« Un autre monde s’ouvre à vous ! » Le joaillier Louis Cartier,  me laisse entrer le premier dans le prestigieux hôtel ouvert quelques années plus tôt par un Valaisan de génie, César Ritz.

Le gouvernement a fini par se lasser des fiches de la préfecture de police. Celles-ci lui donnent des informations irremplaçables sur les Apaches et autres bandes de délinquants, elles permettent de suivre à la trace les marginaux, les anarchistes, les extrémistes ou les cambrioleurs mais elles restent désespérément muettes sur le monde des affaires, sur les grandes familles internationales qui décident du succès d’un emprunt public, de l’implantation on de l’extension d’usines, de ventes de brevets industriels ou de transferts de fonds d’une société à une autre.

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Le Ritz accueille de nombreuses têtes couronnées comme Edouard VII et… un seul fonctionnaire sans le sou : moi.

L’invitation que j’ai reçue de Louis Cartier pour fréquenter, à ses frais, le Ritz pendant une ou deux nuits a donc été acceptée par le directeur de cabinet. A charge pour moi de revenir avec des informations fraîches sur les milliardaires américains, les têtes couronnées, les princes en vue et les souverains déchus qui fréquentent l’établissement de la place Vendôme.

César Ritz, prévenu de mon arrivée, m’accueille avec chaleur et m’explique les quelques principes qui ont guidé ses pas :

ritz.1237756452.jpgLe très exigeant César Ritz

« La clientèle ne doit manquer de rien et bénéficie de ce qui se fait de mieux dans tous les domaines. Elle ne choisit pas entre un menu servi rapidement en chambre et une carte où il faut attendre, elle obtient les deux : un menu carte monté dans les étages en un temps record.

Les gens aiment l’hygiène? Ils ont une magnifique salle de bain dans chaque chambre. Ils veulent vivre dans un château? Je leur laisse le choix entre le style Louis XIV, Louis XV ou Régence… La cuisine est tenue par le grand chef Auguste Escoffier, l’argenterie vient de…  »

Je n’écoute plus et observe ce petit monde où les banquiers français côtoient les épouses désoeuvrées de milliardaires new-yorkais de passage à Paris, où les riches roturiers croisent les princes chassés par des révolutions de palais et où les têtes encore couronnées essaient de convaincre de riches industriels de s’implanter dans leurs royaumes. La lumière est intense, les effluves de parfums pas toujours distingués m’enivrent peu à peu. La musique est omniprésente et rend difficile ma concentration sur ma mission.

Le restaurant, luxueux, se révèle bruyant : les Américains, majoritaires, parlent à haute voix, avec force gestes et rires bruyants. Les garçons courent, en sueur dans leur bel uniforme noir. Les plats servis changent effectivement l’ordinaire d’un fonctionnaire comme moi mais ma maladresse à manier les multiples couverts, la peur de tâcher mon habit, ma crainte de commettre une maladresse dans la conversation gâchent un peu ce moment.

De retour dans le grand hall, j’observe Olivier, le maître d’hôtel qui commence à être connu dans le monde entier. Il mène à la baguette ce petit monde et recueille les confidences de ses riches clients. Il leur facilite la vie : « Ces gens puissants ont besoin d’une nounou, vous savez !  »

Louis Cartier est rejoint par une belle et riche amie. Il me salue en me secouant nerveusement deux fois la main que je lui tends distraitement. Je reste seul à continuer mes investigations…

A suivre…

22 mars 1909 : Le Garde des Sceaux peut-il faire bouger la Justice ?

« J’avais les mains plus libres comme juge ! Un député ne peut guère faire bouger la société tout seul. Il est noyé dans une majorité parlementaire et sa voix se perd dans la multitude. »

Le juge Magnaud, le bon juge, devenu député radical socialiste il y a trois, quatre ans, ne souhaite pas se représenter aux élections prochaines.

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Le député Magnaud veut redevenir « le bon juge », fonction qui lui correspond mieux.

Il égrène devant moi ses combats et ses succès de magistrat : Louise Ménard, la voleuse de pain affamée qu’il a acquitté ; cette autre femme désespérée dont il a excusé l’accouchement clandestin qui a conduit au décès de son enfant ; cette ouvrière séduite et devenue fille mère à cause de l’arrogant fils du patron, qu’il a aussi protégée après qu’elle ait tenté, maladroitement, de se révolter.

On ne compte plus les accidents du travail où son action en faveur des victimes a été décisive.

Le président Magnaud avait commencé à changer le monde dans son petit tribunal de Château-Thierry. Les faibles se sentaient protégés, les puissants devaient filer droit.

Paul Magnaud veut reprendre la robe :  » J’ai beaucoup cru qu’à la Commission de réforme judiciaire, je pourrais agir pour le bien du peuple et faire passer des lois de bon sens pour aboutir à une justice plus humaine. Il n’en a rien été. Mon projet de « Loi de Pardon » protégeant les délinquants occasionnels, reste enterré. L’ordre du jour de la Chambre est verrouillé, mon temps de parole réduit à la portion congrue. Mes collègues députés me regardent comme une icône mais se moquent de mes combats ».

Nous prenons une carte de France : où le « bon juge » pourrait-il à nouveau apporter sa justice généreuse ? Dans quelle région faut-il un homme de sa trempe pour redresser les torts, rééquilibrer la balance du droit en faveur de ceux qui ne savent se défendre ?

La France est si grande, le juge est si seul.

Je m’exclame :  » en fait, il faudrait vous nommer Garde des Sceaux ! »

Il me répond, du tac au tac :

 » Et vous croyez vraiment qu’un Garde des Sceaux peut faire bouger notre lourde Justice ?  »

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21 mars 1909 : Faut-il acquitter une voleuse de pain affamée ?

Cela fait trente-six heures que Louise n’a pas mangé. Son enfant de deux ans a très faim et pleure. La jeune femme se sent perdue, oubliée de tous. Elle erre dans les rues de Charly-sur-Marne, demande sans succès aux passants une petite pièce ou un bol de soupe. Les uns et les autres se détournent, pressés de rentrer chez-eux dans cette matinée encore froide.

Louise passe devant le boulanger Pierre. La chaleur et les odeurs de cuisson lui font tourner la tête. Sans vérifier si elle est surveillée, elle s’empare prestement d’un pain et court se cacher dans une ruelle sombre pour le dévorer son précieux butin, son enfant et elle.

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Louise Ménard devenue la voleuse de pain la plus populaire de France

Une heure plus tard, trois gendarmes procèdent à son arrestation : « Madame Louise Ménard, au nom de la loi, nous vous arrêtons pour vol ! »

Personne n’a oublié l’affaire Ménard qui remonte à plus de dix ans. Le grand public s’est pris d’affection pour cette pauvre Louise, fille mère à vingt ans. Les mêmes qui évitaient de la regarder dans les rues de Charly, lisent avec avidité le Petit Journal où ils découvrent qu’il existe un juge d’une bonté extraordinaire.

Le juge Magnaud, « le bon juge ». Celui-ci acquitte Louise Ménard dans un jugement retentissant considérant « qu’il est regrettable que dans une société bien organisée, un des membres de cette « société », surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute; que lorsqu’une pareille situation se présente et qu’elle est, comme pour Louise Ménard, très nettement établie, le juge peut, et doit, interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi; »

Il ajoute ces quelques mots frappés au coin du bon sens : « L’intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsqu’aux tortures aiguës résultant d’une longue privation de nourriture, vient se joindre comme dans l’espèce, le désir si naturel chez une mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge ».

Le président Magnaud, légende vivante, a laissé sa robe de juge et a suivi le conseil de Georges Clemenceau. Il est élu député de l’Aisne comme radical socialiste.

Il me rejoint dans mon bureau ce jour et souhaite faire le point sur sa courte carrière politique.

A suivre…

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Le Président Magnaud a quitté le palais de justice de Château-Thierry depuis 1906 pour faire de la politique

20 mars 1909 : Et si la France accueillait Aurobindo ?

 » Je vais vous faire découvrir le supramental !  » Mr Devon, diplomate britannique, a le sourire aux lèvres et négocie avec moi le sort de plusieurs opposants à la présence anglaise en Inde. La France compte quelques comptoirs sur le sous-continent et les indépendantistes sont tentés d’y trouver refuge.

Au moment où Mr Devon vient de prononcer sa phrase bien mystérieuse sur le « supramental », nous évoquions le cas d’Aurobindo Ghose.

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Aurobindo Ghose, poète, philosophe et partisan de l’indépendance de l’Inde

Il reprend, avec le souci d’être précis :

– Cet homme né à Calcutta aurait pu faire un excellent fonctionnaire dans l’Administration civile de sa majesté le Roi : fils de médecin, diplômé de Cambridge, étudiant brillant, il avait tout pour apporter des compétences recherchées dans nos services coloniaux.

Il a refusé bêtement de passer l’épreuve d’équitation qui était obligatoire pour devenir responsable dans les bureaux anglais. Il travaille maintenant comme professeur et agent de la principauté du Bengale.

Il s’est petit à petit rapproché des mouvements en faveur de l’indépendance jusqu’à devenir porte-parole de l’un d’entre eux. Sa propagande se révèle particulièrement pernicieuse et sape les fondements même de notre domination sur l’Inde.

Soupçonné d’avoir préparé des bombes (il clame son innocence), il est actuellement sous les verrous et son procès est en cours.

– Oui, et où voulez-vous en venir ?

– J’y arrive, monsieur le conseiller. Il apparaît qu’Aurobindo Ghose s’intéresse, depuis peu, au yoga, à la méditation et à la religion hindoue. Il travaille à l’avènement d’une ère de notre espèce humaine où régneraient les forces supramentales…

Je regarde mon interlocuteur avec des yeux ronds.

– Et, donc, Monsieur le conseiller, M. Ghose serait donc beaucoup moins dangereux pour nous s’il devenait un illuminé complet. Il a l’air d’être en bonne voie. A condition qu’il quitte notre territoire, nous arrêterions nos poursuites.

– Vous voulez donc qu’il soit accueilli à Pondichéry ou Chandernagor ? 

– Disons que s’il trouve à se cacher chez vous, notre gouvernement apprécierait que… vous le gardiez ! Vous verrez, il parle un excellent français.

Je clôture la fiche concernant Aurobindo Ghose par ces quelques lignes un peu ironiques :

 » Opposant indien à la couronne britannique, philosophe et poète, a priori beaucoup moins violent qu’un ouvrier gréviste métropolitain de la Cgt face à un régiment de dragons : lui délivrer un laissez-passer.  »  

18 mars 1909 : Duel au soleil

 » Il est un peu tard pour réfléchir aux conséquences de ton acte ».

Paul est journaliste. Il a rédigé un article bien tourné et très corrosif sur la pièce que vient de sortir un de nos grands maîtres du théâtre parisien. A la fin du papier, l’oeuvre comme son auteur et metteur en scène apparaissent pour ce qu’ils sont sans doute : ridicules.

Le metteur en scène, outragé, vient d’envoyer ses deux témoins au domicile de Paul pour fixer les conditions d’un duel.

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Georges Clemenceau n’a pas l’habitude de se faire marcher sur les pieds : son duel avec Déroulède est resté célèbre.

Mon ami journaliste tremble comme une feuille:

– Et si je refuse ?

– Tout Paris connaîtra ta position qui sera considérée comme de la lâcheté : dans les salons ou les dîners en ville, les messieurs se détourneront de toi avec hauteur et les dames riront sous cape. De surcroît, rien n’empêchera, dans ce cas, le metteur en scène de venir à ton bureau, en pleine journée, pour te rosser devant tes collègues.

-Les témoins m’indiquent que j’ai le choix des armes et que le duel cesserait « au premier sang » s’il s’agit de l’épée.

– Tu as donc de la chance. Le « premier sang » correspond à la première blessure de l’un d’entre vous pendant le combat et elle conduira à l’arrêt immédiat des hostilités. Une simple égratignure permet donc de s’en sortir… vivant.

Pour autant, je te conseille le pistolet avec un seul échange de balles. Si la distance est suffisante, vous avez toutes chances de vous rater. A plus de 50 mètres, vos faibles talents de tireurs devraient vous sauver la vie.

– Et si je le blesse, que se passera-t-il ?

– Légalement, tu seras responsable de sa blessure (la Cour de cassation reste ferme sur ce point) mais, en principe, ton adversaire ne déposera pas plainte. Il conviendra que tu passes prendre de ses nouvelles si la plaie se révèle sérieuse ou que tu laisses ta carte à son domicile si elle demeure plus superficielle.

– Où aura lieu le duel ?

– Généralement, on choisit le Bois de Boulogne, au petit matin. Quand le soleil se lève, vous faites les cent pas nécessaires pour vous mettre à la distance réglementaire avant le tir. Tout au long de cette « cérémonie » du duel, vous devez, l’un et l’autre, rester parfaitement courtois. Tu verras, le lever du soleil, la brume matinale, la rosée sur les feuilles, l’odeur du sous-bois froid et humide… tout cela est délicieusement romantique. Je veux bien être l’un de tes deux témoins et j’ai une boîte de pistolets. »

Paul me jette un regard paniqué. Il abandonnerait bien, d’un coup, sa carrière de journaliste, sa plume et son ironie mordante. Il rêve d’une époque où il n’aurait plus à rendre compte de ses papiers que devant un tribunal, bien au chaud, devant un juge compréhensif et sous la protection d’un avocat du journal.

Mais voilà, nous sommes en 1909 et l’usage veut que l’honneur d’un homme se défende les armes à la main !

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Dans toute l’Europe, l’entraînement au duel fait partie de l’éducation des jeunes gens bien nés. Ici, des étudiants allemands se battent au sabre.

17 mars 1909 : J’apprends le baisemain à mon fils

Mon fils qui m’a accompagné, hier soir, pour la première fois, dans le monde, a été très impressionné par le baisemain pratiqué, à plusieurs reprises, par son père, à chaque rencontre de dames mariées.

 » Père, je veux que vous me montriez !  »

Je lui explique qu’il s’agit d’un usage qui était tombé complètement en désuétude au cours du XIXème siècle et qui revient depuis cinq ou six ans à la mode, en même temps que la révérence pour les dames.

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La pièce « Cyrano de Bergerac » de Rostand contribue à remettre au goût du jour cette vieille et élégante pratique du baisemain

– Mais, père, tout le monde parle de relâchement des moeurs ?

– Justement, cela doit-être en réaction. Dans certains milieux que je ne fréquente heureusement pas tous les jours (ce serait assommant), on souhaite afficher un certain retour à des traditions aristocratiques et aux vieux usages. Il semble que ce sont les Allemands qui ont commencé à lancer cette « mode ».

Je lui décris ensuite le geste : la main de la dame que l’on saisit délicatement entre le pouce et l’index, le corps qui se penche lentement, les lèvres qui ne doivent en aucun cas toucher la peau de la personne saluée, le baiser juste esquissé, comme un souffle.

Mon fils essaie, maladroitement. Je corrige sa prestation :

 » La dame retire au préalable son gant, vous vous penchez plus lentement et vous soulevez aussi la main de la dame. Chacun doit faire la moitié du chemin !  »

Nicolas essaie à nouveau, manque de tomber et part d’un fou rire en me regardant (pour les besoins de l’expérience, je joue le rôle de la dame avec affectation).

Ma fille s’approche alors, attirée par l’ambiance joyeuse :

 » Et la révérence, je peux apprendre moi aussi ?  »

Encore un -petit- effort, et mes enfants seront bientôt prêts pour une entrée remarquée dans les réceptions parisiennes.

16 mars 1909 : Confidences de la femme du Président

Elle porte des robes à la mode et n’a pas hésité à poser devant les photographes du Journal « L’Illustration ». Jeanne Fallières, née Bresson, est la femme du Président de la République depuis plus de quarante ans. A la suite de l’agression dont a été victime son mari il y a quelques mois, je suis chargé de la rencontrer, pour organiser sa protection.

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Madame Jeanne Fallières, première dame de France, son élégance discrète, ses manières simples…

 » Quand j’étends mon linge dans le jardin de l’Elysée, vous n’allez tout de même pas mettre deux policiers pour m’accompagner ? »

Ce n’est pas de l’ironie mais la question franche d’une femme très bien élevée mais aux façons restées simples.

Je la rassure sur l’intensité de la surveillance qui va peser sur elle. La Sûreté n’a pas les moyens de l’entourer d’une escouade permanente. Seules les grandes occasions -réceptions officielles, déplacements couverts par la presse, rencontres diplomatiques où elle accompagne son mari – justifieront la présence d’un ou deux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.

Tout le long de notre rencontre, elle demeure réservée et m’écoute comme une élève appliquée. Après une hésitation, elle finit par lâcher :

« Et pour les caricatures publiées dans la presse sur mon époux, vous ne pouvez pas faire quelque chose ? »

Elle évoque les dessins peu charitables qui remplissent les colonnes des journaux parisiens qui représentent notre Gascon de chef de l’Etat hilare, le regard satisfait, la bedaine bien remplie et un verre de vin de Loupillon – son coin d’origine – à la main.

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Fallières, « roi du Loupillon »

J’explique à la première dame de France que la presse est libre et que la position de son conjoint l’expose inévitablement à des critiques et à des charges venant des humoristes :

 » Madame, ce sont surtout les Parisiens un peu pédants qui se moquent. Le peuple des campagnes, lui, apprécie un Président qui sait lever le coude, aime la bonne chère et s’attache à rester proche des gens. Ces derniers sont rassurés de savoir qu’à la tête de l’Etat, il y a quelqu’un qui leur ressemble. »

Elle me répond, fataliste :

« Vous employez les mêmes arguments que mon mari. Que n’accepterait-on pas pour gagner ou conserver des électeurs !  »

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La première dame de France avec des amies à Loupillon

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Le couple présidentiel

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