27 avril 1909 : Félicitations inattendues de l’ambassadeur de Russie

Réception la nuit dernière à l’ambassade de Russie à Paris. Je ne sais plus trop ce que l’on fête : la dernière tranche émise d’emprunts russes, le trente millième kilomètre de chemins de fer ouvert ou le prochain anniversaire du tsar ?

De beaux uniformes blancs rouges et bleus d’officiers de la garde encadrant l’attaché militaire, des robes de soirée moirées et froufroutantes, un orchestre et des danseurs infatigables, des bouteilles de champagne marquées du grand « N » initiale de l’empereur de toutes les Russies : rien n’est trop beau pour célébrer l’Entente cordiale.

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Valentin Serov peint deux princesses moscovites qui honorent de leur présence la soirée à l’ambassade de Russie…

Le vieil ambassadeur Alexander Nelidov me prend soudain à part et me congratule bruyamment :

– Je ne pensais pas que votre affection pour notre peuple, notre culture et la dynastie allait jusque-là!

Devant mon étonnement, il complète :

– Je savais déjà que votre fils aîné portait le même prénom que le tsar et je trouvais cela d’un tact admirable de la part d’un conseiller de Clemenceau. J’apprends aujourd’hui que vous venez de donner le prénom du tsarévitch (ndlr: le fils du tsar) Alexis à votre petit dernier. Tout cela nous touche infiniment et je vous remets une lettre de félicitations de la part du ministre des affaires étrangères Isvolsky.

Je prends la missive en m’inclinant respectueusement et ajoute, avec une envie sincère de faire plaisir, teintée d’une pointe d’ironie :

– Votre Excellence est trop bonne de s’intéresser à ma modeste personne. La Russie reste effectivement une passion familiale. Dois-je ajouter que j’assiste à toutes les représentations des ballets russes ? Mon épouse s’appelle Nathalie -vous diriez Nataliya – et ma mère se rend chaque année dans votre pays et s’efforce, à 70 ans, d’apprendre la langue de Tolstoï ! 

Nelidov me saisit la main affectueusement et me lance, d’une voix mielleuse mais avec un regard soudain durci, cette flèche inattendue  :

– Monsieur le conseiller, j’en oublierais presque que vous êtes l’auteur d’une des notes administratives de mise en garde les plus dures sur les emprunts garantis par mon gouvernement !

24 avril 1909 : Notre bébé est né !

Alexis est né le 23 avril 1909 à 10 h 15 dans la soirée. Tout s’est vraiment bien passé. Il a crié de suite et il se porte à merveille. Sa maman a été très courageuse car il pèse 5,08 kilogrammes… « 10 livres ! » s’est exclamée, ébahie, la sage-femme en me montrant le jeune gaillard.

Le docteur Roger a été remarquable et nous a montré que la science pouvait apporter le plus de sécurité possible à un accouchement guère évident.

Le papa que je suis est très heureux, un peu fatigué et admiratif de sa femme… Le travail a été long.

J’ai hâte que mes deux premiers enfants, Nicolas et Pauline, découvrent leur petit frère.

Nous avons fait venir un « photographe » et je vous montrerai, dès que possible, un beau portrait de ce -grand – nouveau né.

23 avril 1909 : Notre bébé arrive dans quelques heures !

Le docteur Roger est venu ce matin et a examiné mon épouse : tout est prêt, notre petit troisième arrive. Le médecin a annoncé qu’il repasserait vers deux heures et qu’à ce moment, le travail  devrait commencer. Si ce n’est pas le cas, il fera quelques gestes pour accélérer les choses. Le début d’après midi semble lui convenir : « aucun autre patiente ne s’annonce pour ce moment ».

Un policier du ministère m’a apporté quelques plis urgents : des arbitrages budgétaires qui ne peuvent attendre et sur lesquels je dois donner un avis.

Ambiance bizarre : l’envie de ne m’occuper que de ma femme et moi ; la peur de laisser passer une erreur ou une difficulté pour le travail. Clemenceau sera compréhensif… je lâche donc prise sur le cabinet.

De l’émotion aussi quand j’ai appris que le bébé arrivait. A chaque naissance, mes yeux deviennent vite humides. Une très grande tendresse aussi en direction de ma femme qui va passer un moment qui sort complètement de l’ordinaire… du courage, du courage…

Dans quelques heures, un nouvel enfant, une nouvelle vie qui démarre… c’est banal… et c’est fabuleux à la fois.

22 avril 1909 : Rio ne répond plus…

Depuis quelques jours, nous sommes sans nouvelle de notre ambassade à Rio. Les courriers diplomatiques restent sans réponse et le télégraphe est en panne. Personne ne se préoccupe trop de cette situation : nos liens avec le Brésil n’ont pas la même intensité que ceux qui nous unissent aux pays d’Europe, à notre Empire colonial ou aux Etats-Unis. Pour autant, l’essor industriel de ce pays où l’argent du café est recyclé dans des usines et des chemins de fer neufs, attire les convoitises des investisseurs. Les groupes Matarazzo, Votorontim ou Lundgren émettent des actions dont la valeur augmente chaque mois. Il y a de gros profits à faire de ce côté de l’Atlantique et la France ne peut être absente.

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Rio de Janeiro au début du XXème siècle…

Le Quai nous confirme avec insistance: « Rio ne répond plus ». Que faire ? Nous utilisons les câbles sous-marins britanniques pour communiquer avec l’Amérique latine. Nous sommes nombreux à être persuadés que Londres lit attentivement toute notre correspondance diplomatique même si celle-ci est codée. Nous allons devoir prendre contact avec la capitale anglaise pour demander le rétablissement de la communication. Est-elle coupée pour des raisons techniques ? Ou peut-on imaginer que la France serait momentanément mise à l’écart d’informations sensibles pendant que nos voisins d’outre-Manche s’emparent de marchés juteux ou injectent discrètement des capitaux à des endroits très profitables ? « L’Entente cordiale n’empêche pas la vie des affaires » ne cessent de répéter les Anglais.

Rio ne répond plus : fâcheux aussi au moment où Clemenceau souhaite se rendre sur place. « Dès que la Chambre n’aura plus besoin de mes services, je prends le bateau pour faire des conférences dans toutes les universités d’Amérique latine. Elles m’invitent avec une telle chaleur que je ne peux refuser. » Je suis chargé des prises de contact avec les différents établissements et mon travail est donc interrompu.

La France paie cher le fait de ne pas avoir investi dans des liaisons sous-marines de qualité avec les différents endroits de la planète. 90 % des câbles sont britanniques. Pour parler avec Rio, il faut passer par Londres ou, du moins, utiliser les tuyaux de nos voisins. Et quand la Grande-Bretagne a autre chose à faire que de s’occuper de nos petites pannes de liaisons diplomatiques… le Quai s’affole, s’agite et répète hébété : « Rio ne répond plus ».

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Une avenue de Rio de Janeiro dans les années 1900

20 avril 1909 : « Appelez-moi Coco! »

« Mais enfin, offrez-lui un chapeau un peu original! Jetez un oeil sur celui-ci! » Le couvre-chef que l’on me tend descend sur le front, n’est pas imposant et a oublié les plumes d’autruche qu’aimait ma mère. Pourtant, sa forme assez peu commune se remarque vite. Il cache les cheveux mais magnifie le visage. Sombre à l’arrière, il est garni de motifs blancs et bleus avec de petites perles au-dessus d’une courte visière.

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Une jeune et jolie modiste me propose d’offrir un chapeau original à ma femme…

 » Votre femme peut faire du cheval avec… » me suggère la patronne du magasin.

– Mais mon épouse n’est plus jamais monté à cheval depuis sa tendre jeunesse.

– Peu importe, l’essentiel, c’est le style sportif, l’allure sobre et éloignée de ce qui se fait trop souvent dans le grand monde. Ce chapeau se porte avec une robe simple, sans tournure. La taille de votre femme se soulignera d’elle-même sans artifice inutile. Son visage – que j’imagine délicat – sera mis en valeur par ce chapeau qui convient à celles qui savent avoir un port de tête de reine.

La jeune modiste tire délicatement sur une cigarette de marque anglaise tout en me parlant. Jolie brune, un peu enjôleuse, elle plonge son regard noisette dans le mien et semble ne vouloir le retirer que lorsque j’aurai pris la décision d’acheter l’un de ses articles. Elle reprend :

– Tous les accessoires de mode dans ce magasin sont mes créations. Ils sont le reflet de ce j’aime porter quand je vis à Paris ou à Compiègne.

– Mais ce n’est pas trop élégant pour une promenade en forêt et… un peu désinvolte pour une sortie en ville ?

– Justement, le charme d’une femme moderne se distingue de cette façon !

Je finis par me décider pour le chapeau noir de la « cavalière ». Après qu’il ait été placé dans une volumineuse boîte en carton, avec un gros ruban noir et blanc, difficile à cacher quand je rentrerai au bureau, je sors mon chéquier :

– Je le rédige à l’ordre de « Gabrielle Chanel » ?

– Bien sûr. Mais, si vous revenez me voir seul, cher Monsieur, vous pourrez m’appeler par le petit surnom que me donnent certains amis gentlemen : « Coco ».

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Quand vous reviendrez, cher Monsieur, appelez-moi Coco…

19 avril 1909 : Jeanne d’Arc sort vivante de son bûcher

« Cette pucelle, tout le monde la veut. » Je ne sais si Prosper d’Epinay parle de la véritable Jeanne d’Arc ou de la magnifique statue qu’il vient de réaliser de notre héroïne nationale. Elle se tient devant nous toute droite, les yeux mi-clos, le port de tête fier, les mains jointes sur le pommeau de sa longue et pesante épée. La jeune femme immobile semble nous écouter dignement parler du sort que lui réserve ce début de XXème siècle.

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La statue de Jeanne d’Arc par le sculpteur d’origine mauricienne Prosper d’Epinay. Le Vatican béatifie Jeanne d’Arc en avril 1909. Le procès en canonisation est ouvert et va durer 10 ans.

Le sculpteur d’origine mauricienne évoque les multiples courants de pensée qui se réclament de la bergère de Domrémy : Michelet, l’historien républicain, en fait un ciment de l’identité nationale, une rassembleuse du peuple et une gardienne vigilante des valeurs de la patrie. Anatole France revisite le mythe avec un regard critique et très rationnel et ose prétendre qu’Orléans n’a été conquis qu’en raison de la faiblesse des effectifs anglais. La droite avec Barrès en fait un modèle de la résistance à l’envahisseur, un symbole de pureté éloignant les souillures possibles du sol national. Les socialistes s’arrachent cette pauvre paysanne qui s’élève à la force du poignet et oblige les élites à servir les intérêts du peuple. L’Eglise, enfin, ne sait que faire de cette rebelle à la foi chevillée au corps, refusant de se soumettre aux clercs pour n’obéir qu’à Dieu.

« Je vous le dis, cette pauvre pucelle, tout le monde la veut dans son camp ! » 

Un déplacement de lumière semble imprimer un léger mouvement à la sculpture. L’ombre portée se réduit d’un coup, la couleur du visage s’illumine, on pourrait croire un instant que les yeux de Jeanne s’ouvrent légèrement.

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Prosper et moi arrêtons notre conversation pour ne pas troubler ce moment de grâce.

L’artiste regarde son oeuvre, fasciné. Il saisit la main de l’héroïne de Domrémy et lui parle à voix basse. Est-ce une prière ? Ou la parole magique d’un chaman capable de transmettre de la vie dans un objet ?

Les souvenirs et les images des livres d’Histoire de mon enfance, les textes plus sérieux du lycée Condorcet, les essais (forcément) brillants lus à Science Po sur l’époque de Jeanne d’Arc forment une sarabande dans ma tête et donnent une épaisseur, une signification profonde à la statue.

L’épée tournée vers le sol s’incline imperceptiblement par un effet d’optique que mon imagination refuse de corriger. Les rayons qui font briller la lame la transforment en une sorte de cadran solaire marquant le temps d’une France éternelle, une France qui ne perd pas de guerre et survit à tous les malheurs des temps.

Le doux regard de Jeanne, posé sur les deux êtres de chair fragiles que nous sommes à ses pieds, nous enveloppe, en même temps que le soleil couchant, d’un halo calme et pacifique. Je suis sûr à cet instant que Jeanne d’Arc sort de son bûcher vivante et que la bergère possède une richesse qu’aucun grand bourgeois n’aura jamais. Elle tend la main aux pauvres égarés que nous sommes tous et laisse son admirateur Charles Péguy conclure avec une voix claire et prophétique  :

 » La mystique est la force invincible des faibles. » 

16 avril 1909 : Ne vous mariez pas avec un Chinois !

 « Il ne faut pas se marier avec un Chinois ». La presse se fait l’écho de mésaventures survenues à quelques Françaises séduites par des diplomates ou des hommes d’affaires de l’Empire du Milieu en séjour prolongé à Paris.

A chaque affaire, le même enchaînement : au début, une jolie histoire d’amour entre un homme cultivé, souvent élégant, au physique « exotique » et une parisienne en mal d’affection, puis une demande en mariage en bonne et due forme réalisée par un Chinois connaissant nos usages et manières. Une noce et une lune de miel sont vécues comme un joli conte de fée entre deux êtres dissemblables, éloignés culturellement mais se comprenant apparemment si bien.

 Enfin, le départ pour la Chine imposé par le mari soucieux de revoir ses proches et soumis à des obligations professionnelles impérieuses.

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La Chine, pays mythique et méconnu mis en scène lors de l’Exposition Universelle à Paris

Le cauchemar pour la Française arrivée à Pékin commence à ce moment : elle découvre que son mariage en France n’est pas reconnu par les textes chinois et que ces derniers imposent, en fait, à son époux une autre femme, chinoise, choisie depuis très longtemps par sa belle famille. Cette femme chinoise prend alors sa place dans le foyer et son mari se soumet de bonne grâce à cette tradition multiséculaire. La Française devient alors la servante de la maisonnée et ses enfants, si elle en a, lui sont enlevés et deviennent ceux du couple chinois, considéré comme seul légitime.

J’ignore le degré de véracité de ces histoires abondamment commentées par des journaux en mal de sensationnel et des journalistes qui n’ont jamais mis les pieds en Chine, mais je confirme que le Quai d’Orsay et le Foreign Office font pression sur les autorités chinoises pour que le droit local soit modifié et déconseillent en attendant à leurs ressortissants les mariages mixtes. Courteline pourrait conclure en disant : «  il ya deux sortes de mariages : le mariage blanc et le mariage multicolore parce que chacun des deux conjoints en voit de toutes les couleurs. »

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14 avril 1909 : Le rayonnement de Marie Curie sur ma fille

Nous avons beaucoup parlé à notre fille Pauline de Marie Curie. La première femme à enseigner à la Sorbonne, qui a découvert le polonium puis le radium et a travaillé sur les radiations.

Le prix Nobel de physique 1903 s’est fait seul, sans moyen, dans un laboratoire vétuste qui relevait plutôt du hangar à pommes de terre. Elle a manié à la main des tonnes de minerais pour mener à bien ses expériences et a souvent atteint les limites de l’épuisement. Elle a passionnément aimé son mari Pierre, savant lui aussi et décédé accidentellement. Elle continue des travaux commencés en couple  et maintenant suivis par le monde entier.

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Marie Curie, prix Nobel, fierté nationale

La scientifique d’origine polonaise fait l’objet d’une admiration fervente au sein de notre petite famille. J’ai plusieurs fois pris sur mon temps de travail pour assister à ses cours (auxquels je ne comprends pas grand-chose) et je collectionne les photographies de cette héroïne moderne dans un album que ma petite Pauline consulte avec délice en me posant beaucoup de questions.

Ce soir je lui raconte à nouveau l’histoire de cette Marie si forte, de ce modèle pour des générations de futures étudiantes. Pauline a quatre ans, elle n’en est pas là et pour elle, Marie Curie, ce sont de beaux cheveux frisés, une longue robe noire et des tours de magie sur des substances qui émettent une drôle de lumière. Je m’efforce de lui faire mémoriser quelques éléments importants de la vie de notre prix Nobel national :

«  Ecoute-moi bien : Marie Curie a découvert le radium et le …… ?

Ma fille, la bouche en cœur, complète avec un sourire désarmant :

– ….le Paulinium! «

13 avril 1909 : Ma femme accouche bientôt

Neuf mois, c’est long. Tous les désagréments de la grossesse et pas beaucoup de répit. Le bébé sera sans doute gros : l’aîné de mes enfants pesait déjà neuf livres. Mon épouse m’interpelle :  » je sens qu’il est déjà descendu. Mon chéri, vous êtes prêt à aller chercher le docteur Roger, le moment venu ?  »

corset-pour-femmes-enceintes.1239563758.gifUn corset pour femme enceinte

La chambre à coucher est déjà aménagée pour le grand jour. Le médecin doit avoir tout sous la main : bassines, eau pure, draps blancs, alcool, cuillères. Un lit a été spécialement dressé pour faciliter l’opération. La bonne se tient régulièrement informée des déplacements du docteur pour pouvoir le trouver rapidement dès que nous aurons besoin de lui. Ce dernier a déjà effectué deux visites à notre domicile pour vérifier que tout se passait bien et confirmer que ma femme n’ayant pas de bassin étroit et mère de deux enfants déjà devait envisager le moment de façon « sereine ». Mon épouse s’est exclamé, en entendant ce mot et se rappelant ses longues souffrances avant l’arrivée de Nicolas et de Pauline : « on voit bien que ce n’est pas vous qui accouchez !  »

Nous guettons les signes annonciateurs du grand moment : contractions… mais aussi, dit-on, frénésie de ménage (?!).

Un peu inquiet, je consulte les statistiques du ministère : seuls 5% des femmes meurent en couche. C’est beaucoup mais quatre fois moins qu’il y a cinquante ans. A priori, les ouvrières et celles qui mettent au monde leur enfant à l’hôpital sont beaucoup plus facilement victimes d’infections mortelles que les autres et dans ce cas, les chiffres montent à 20 %.

Notre appartement parisien et la présence d’un médecin protègeront donc plus facilement la maman et notre bébé. Il y a treize ans, à la naissance de l’aîné, nous n’avions pu payer que la sage femme. Chaleureuse (c’était une religieuse), efficace mais moins rassurante -pour moi – qu’un homme très diplômé sortant de l’académie de Paris.

Quand l’accouchement commencera, il faudra que j’attende patiemment dans la cuisine en tournant en rond. L’accès à la chambre à coucher me sera interdit et la bonne viendra régulièrement pour me donner des nouvelles.

Nous hésitons encore sur le prénom. Nous sommes très sensibles à la mode : Jean, André, Pierre ou Marcel si c’est un garçon, Marie, Jeanne ou Madeleine si c’est une fille. Ou alors, quelque chose de beaucoup plus original, comme pour ses parents (en ce début de XXème siècle, on compte très peu de Nathalie et d’Olivier). Mais là, chut, c’est un secret. Ce journal pourrait tomber entre les mains de nos proches qui brûlent de savoir !

 klimt.1239562666.jpg Gustav Klimt : L’Espoir

12 avril 1909 : Pourquoi vote-t-on à droite ?

André Siegfried est un ami. Il a fréquenté le lycée Condorcet quelques années après moi et tente actuellement de suivre les traces de son père Jules, maire du Havre et auteur d’une loi restée célèbre organisant le logement social. Nous dînons ensemble ce soir et il se confie :

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André Siegfried… une petite vingtaine d’années après notre conversation

– Cela fait trois fois que je me présente à la députation, trois fois que je suis battu. J’aime le contact avec les électeurs, discuter avec les gens dans un bistro, sur un marché, convaincre un auditoire dans un préau. Ces échanges sont riches d’enseignements même s’ils ne m’ont jamais permis de remporter la timbale.

En fait, j’envisage de laisser tomber cette vie politique qui ne veut sans doute pas de moi pour enseigner à l’Ecole libre des sciences politiques. J’ai déjà vu et entendu tellement de choses que cela passionnerait sans doute les étudiants de la rue Saint Guillaume. 

Entre mon voyage autour du monde, ma thèse sur la Nouvelle-Zélande et mes campagnes électorales dans l’ouest, j’ai de quoi raconter.

Ce qui m’intéresse actuellement, c’est d’étudier les raisons pour lesquelles un canton vote à droite alors qu’un autre reste traditionnellement à gauche.

– C’est le nombre de bourgeois dans l’un et d’ouvriers dans l’autre qui détermine cette orientation ?

André me répond mystérieusement :

– La France du granit vote à droite, la France du calcaire vote à gauche.

Devant mon regard médusé, il consent à quelques explications :

– Dans les pays de granit, le sol retient l’eau, donc les puits sont nombreux et favorisent l’émergence de vastes propriétés agricoles. Celles-ci sont tenues par des grands propriétaires qui votent à droite et contrôlent les opinions de leurs fermiers et métayers. Au contraire, dans les régions de sol calcaire, l’eau est absorbée et se fait donc plus rare. Les propriétés ont dès lors tendance à se morceler entre les mains de multiples petits paysans pauvres regroupés en villages. Ces derniers votent plus facilement à gauche.

Je décide de taquiner mon ami :

– Donc, si tu perds toutes les élections auxquelles tu te présentes, c’est que le sol n’est pas bon ?

Sans se démonter, il me répond, candide :

– Mais cela ne me rend pas malheureux. Ce qui console les candidats battus, c’est de ne pas à avoir tenir compte des promesses qu’ils ont faites !

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Les tableaux d’André Siegfried, devenu professeur, expliquant le vote de différents cantons de la France de l’Ouest

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