Le commandant Mangin est tout excité. Il a obtenu la faveur exceptionnelle d’être reçu par le Président du conseil. Il faut dire que sa proposition qu’il formalise dans un livre, intéresse au plus haut point. Il veut créer une « force noire ». Autrement dit, ce spécialiste des troupes coloniales en général et des tirailleurs en particuliers, propose que notre pays fasse le pari de régiments africains nombreux, capables de rivaliser avec les soldats allemands supérieurs en nombre. Cette idée, assez brillamment développée, est séduisante compte tenu de la mauvaise démographie française. D’après les calculs faits par le ministère de la Guerre, au moins 160 000 hommes pourraient ainsi être mobilisés en temps de paix, trois ou quatre fois plus en cas de conflit.
Un tirailleur des forces coloniales du Congo. Plus de 160 000 hommes pourraient être mobilisés rapidement si on donne une suite aux idées du valeureux commandant Mangin.
C’est vrai, l’envoi de centaines de milliers d’hommes de couleur, sur un éventuel front de l’est pour « épargner des vies de nos villages métropolitains » – dixit un journaliste commentant le livre- plaît au plus grand nombre. Tel député croisé à la buvette de la Chambre hier s’exclamait : « Ces colonies nous coûtent tellement cher; pour une fois qu’elles nous rapporteraient quelque chose ! ».
Le saint-cyrien Mangin est plus subtil. Il aime ses hommes et sait se faire apprécier pour son courage, sa détermination. Il a fait mentir son livret militaire que j’ai sous les yeux qui le décrit, en début de carrière, comme « mauvais officier, mou, nonchalant et apathique ». Il ne cessait à l’époque d’être puni par son chef de corps.
« C’est l’Afrique qui m’a révélé ! Là-bas tout est possible. L’audace militaire, les coups de force sont encore d’actualité. Ces « forces noires » sont vraiment endurantes. Jamais mes tirailleurs ne se plaignent, ils encaissent toutes les frustrations. Ils aiment notre patrie et sont prêts à donner leur vie pour elle. »
Son adjoint complète pour être plus clair encore : « Rien à voir avec les pauvres garçons du service militaire obligatoire, toujours prêts à se révolter si les conditions deviennent trop rudes. Les mutineries sont impensables dans nos troupes coloniales. »
Mangin enchaîne conférences sur conférences et propose à qui veut l’entendre sa « force noire », inépuisable, nombreuse et courageuse.
Je fais un peu parler Mangin de sa vie plus personnelle :
– Vous avez beaucoup d’enfants, me dit-on ?
– Avec ma femme, nous en voulons au moins huit. Avec cette tribu, je me ressource, je baigne dans les rires et la gaité. Quand je les quitte, je me sens un officier indestructible !
Je me permets ce petit trait d’humour :
– C’est votre « force blanche » ?