29 mars 1908 : Ma nièce, nouvelle petite amie de Natalie Clifford Barney ?

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Natalie Clifford Barney

Ma nièce est toujours chez nous. Elle s’interroge sur son avenir. Elle refuse un beau parti proposé par sa famille et s’oppose en bloc à tout mariage arrangé, à tout destin tracé par d’autres qu’elle.

Elle joue merveilleusement du piano, elle chante juste et fort bien et commence à fréquenter des troupes de théâtre parisiennes. C’est une rebelle et une artiste.

Jusque-là, rien que d’assez « classique » pour une jeune femme de vingt ans.

Hier, elle m’a en revanche surpris quand elle m’a annoncé avec qui elle avait passé sa soirée : Natalie Clifford Barney !

Ma nièce est bien faite de sa personne, elle peut légitimement attirer Mme Clifford Barney, cette femme de lettre américaine, installée à Paris et qui préfère, dans l’intimité, les compagnies féminines.

Je ne sais trop quoi penser de cette fréquentation pour un membre de ma famille.

Mélange improbable des milieux : notre famille, ce sont essentiellement des fonctionnaires peu argentés, directement issus de la méritocratie républicaine. Mme Barney représente, elle, la haute société, internationale de surcroît. Fille de milliardaire américain – M. Barney possédait une grande partie des chemins de fer des Etats Unis – Natalie Clifford Barney n’a pas besoin de travailler pour vivre dans le luxe.

Mélange improbable des convictions et des valeurs : mes fonctions au ministère de l’Intérieur m’en font voir « de toutes les couleurs » sur notre société de début du siècle. Pour autant, ce que j’observe ne touche jamais ma famille ou mes proches … qui mènent une vie très rangée.

Si j’avais pu deviner que ma nièce deviendrait une petite amie de Natalie Clifford Barney !

Il va falloir que je rende compte de cette relation – surprenante – au directeur de cabinet …avant qu’il ne l’apprenne par les rapports de police.

28 mars 1908 : La police ne sait pas tout

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Alphonse Bertillon, le « père  » de la police scientifique

Les méthodes d’anthropométrie mises en place par Bertillon ont déjà trente ans. Les policiers conservent longtemps (éternellement ?) une trace de toutes les personnes suspectes arrêtées avec trois photos prises (face, profil et trois quarts), une liste de leurs caractères physiques et leurs empreintes digitales. Des milliers de fiches cartonnées s’entassent dans les locaux de la Sûreté et dans ceux de la Préfecture. Elles sont classées et comparées par des mains expertes et discrètes. Des fonctionnaires méticuleux règnent sur une population enfichées de voleurs, d’escrocs, d’anarchistes, de manifestants violents, de syndicalistes révolutionnaires … Si vous êtes fichés à vingt ans, la police conserve votre trace jusqu’à la mort.

Sur toutes les scènes de crime se déplace un nouveau service, l’Identité Judiciaire, qui prend des photographies et des relevés de tous les éléments permettant la manifestation de la vérité. Le policier ne court plus après le malfaiteur. Il recueille les traces de son passage, analyse, et attend la faute pour le confondre. L’animal froid attend sa proie et l’arrête quand elle passe à sa portée.

Notre police française se fait une spécialité reconnue mondialement dans les filatures. Une personne peut être suivie, épiée pendant des semaines, des mois, sans s’en rendre compte.

Le courrier ? Il peut être ouvert grâce aux pouvoirs que donne l’article 10 du code d’instruction criminelle.

Le téléphone ? Les écoutes commencent à être systématiques, sur ordre, oral ou écrit, d’un directeur du ministère.

Le domicile ? Les policiers savent le visiter sans laisser de traces de leur passage.

Les amis, la famille, les collègues ? Autant d’indicateurs potentiels qui peuvent être rémunérés ou qui sont contraints à parler à la suite de chantages peu avouables.

Et ne vous fiez pas à son nom pour la croire inoffensive ! La « Police des Chemins de Fer » , par exemple, passe plus de temps à renseigner le pouvoir sur les activités des opposants sur tout le territoire qu’à rassurer les honnêtes gens qui prennent un train tard le soir.

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Un commissaire de police en 1908

Police efficace, police redoutable.

Et pourtant, elle a une faiblesse. D’un côté la Place Beauvau, de l’autre le boulevard du Palais. La Sûreté générale compétente sur tout le pays sauf Paris, ne communique pas avec la Préfecture de Police, rivale et détestée.

Telle organisation terroriste est connue sur le terrain par la Sûreté qui suit toutes ses activités dans chaque département mais celle-ci ignore tout des agissements des meneurs et têtes pensantes parisiennes  … renseignements jalousement gardés par la Préfecture.

Nous sommes plusieurs à travailler auprès de Clemenceau pour mettre un terme à ces divisions stériles, mais souvent sans grand succès.

Quand je rentre chez moi et que je pose ma casquette de fonctionnaire zélé, je ne suis finalement pas si mécontent de cette division. Sans le vouloir, l’Etat laisse ainsi un espace de liberté, une marge d’incertitude, il présente une faille.

L’Etat, le Pouvoir, restent ainsi, par cette faiblesse et par d’autres (on ne compte plus les archives qui s’égarent !) , très humains. Cette humanité et cette faiblesse me rassurent. La dictature, en France, n’est pas pour demain. 

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Le Préfet de Police, Lépine

26 mars 1908 : Le Tibet est prié de se faire oublier

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Le Potala, palais du Dalaï Lama, 1908

Le Quai d’Orsay souhaite avoir une position du Président du Conseil concernant le Tibet. Le Pays des Neiges, riche d’une Histoire où se mêlent guerres, religion et légendes, fait l’objet de multiples convoitises.

Les Anglais ont envoyé des troupes sur ses montagnes afin de barrer l’accès aux Russes. Les Chinois ont, quant à eux, entamé une opération de sinisation de la population à travers la suzeraineté qu’ils exercent de fait sur le pays.

D’après ce que je crois comprendre des notes issues du Quai, l’influence chinoise mène à un réel développement d’un pays jusque-là largement arriéré. L’électricité, le télégraphe, l’hygiène se répandent grâce à la Chine.

Pour autant, les grandes puissances négligent complètement le facteur religieux dans cette nation profondément bouddhiste. Par leur faute, le treizième Dalaï Lama, chef religieux suprême et profondément respecté du peuple, peine à jouer le rôle politique stabilisateur qui  pourrait être le sien.

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Le 13ème Dalaï-Lama,  Thubten Gyatso

Ce dernier qui souhaite nouer le plus de relations diplomatiques possibles avec les grands pays, aimerait un soutien de Paris et un appui français pour plus d’indépendance de son peuple.

Dans mon rapport à Clemenceau, je déconseille pour autant d’aller plus avant dans le soutien au Tibet.

En effet, les grands contrats commerciaux qui peuvent être signés avec une Chine qui commence à s’ouvrir largement à l’Europe, pourraient pâtir d’une position trop affirmée de notre part dans cette région montagneuse, sans grand intérêt économique. En outre, il faut éviter à tout prix de déplaire à nos alliés anglais et russes qui considèrent le Tibet comme une zone qui doit échapper aux regards des autres puissances occidentales.

La ligne officielle que je suis dans l’obligation de proposer, dictée par l’intérêt financier et industriel de la France et conforme à notre position diplomatique et militaire dans la Triple Entente, me laisse un arrière goût amer.

Je sens que les fonctionnaires du Quai d’Orsay qui nous communiquent avec beaucoup de précisions des informations sur le vaillant peuple tibétain, auraient aimé une attitude plus compréhensive à son égard, venant de la tête de l’exécutif.

Mais que pèsent quelques bonzes, quelques monastères et traditions merveilleuses face à une France radicale, volontiers anti-cléricale, qui s’efforce, à tout prix, de regagner une place de choix parmi les grandes puissances ?

24 mars 1908 : Des millions de francs partent en fumée dans l’Affaire Rochette

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Le Garde des Sceaux Briand s’entretient chaque semaine en secret avec Clemenceau sur l’affaire Rochette

L’affaire est préoccupante. Les puissants risquent d’être éclaboussés. Les petits porteurs ruinés. Un parfum de scandale flotte dans les bureaux des ministères et dans les couloirs de la Chambre.

Henri Rochette vient d’être arrêté sur ordre de G. Clemenceau. Créateur du Crédit minier, il émettait des bons d’épargne à la valeur fictive, générant des intérêts importants pour les petits épargnants. Pour payer les sommes dues, il lançait de nouvelles émissions. Pour tromper les autorités de tutelle bancaire, il s’était fait une spécialité dans la présentation de faux bilans.

Le plus inquiétant dans cette affaire, c’est l’ampleur qu’elle a pu prendre. Cent-vingt millions de francs volatilisés. Personne ne s’est rendu compte de rien – ou personne n’a rien dit – pendant de longs mois.

Les rumeurs courent, dévastatrices. Henri Rochette n’a pu agir seul. Il bénéficie forcément de soutiens politiques. On cite pêle-mêle Albert Dalimier, député de Seine-et-Oise ; Fernand Rabier, député du Loiret ; Jean Cruppi, député de Haute-Garonne … et ministre du Commerce et de l’Industrie depuis janvier.

Jaures ne décolère pas en public contre  « ce régime malsain qui laisse les aigrefins prospérer « . Clemenceau a décidé d’être impitoyable, un nouveau scandale comme celui de Panama serait désastreux pour le parti radical et le gouvernement. Il faut donner une impression de rigueur, de fermeté.  » Tout est sous contrôle  » est le mot d’ordre.

Le Préfet Lépine, avec lequel je suis en contact régulier, nous fournit les rapports de la police judiciaire, chaque jour ou presque, détaillant l’avancée de l’enquête. Briand, Garde des Sceaux, s’entretient une fois par semaine avec Clemenceau, en tête-à-tête secret.

Mis à part le ministre du Commerce que je viens de citer, il n’y aurait a priori pas d’autres personnalités de premier plan touchées.

En revanche, on ne compte plus les fonctionnaires victimes de cette escroquerie. Des gendarmes, des magistrats, des policiers, des professeurs, des chefs de bureau en centrale … ils ont tous crus à la la « poule aux oeufs d’or ». Pour eux, le réveil est dur.

Et c’est là que mon rôle dans cette affaire se précise. Je suis chargé, avec les listes de noms communiquées par les policiers du préfet Lépine, de vérifier qu’il n’y aura pas de « pressions » issues directement des rangs de l’Administration, de la part de fonctionnaires directement intéressés par le sort du Crédit minier. « Mission de confiance » me précise le directeur de cabinet Winter. « Mission pourrie » me dis-je plutôt dans mon for intérieur. Je n’ai pas le choix. Il va falloir surveiller certains de mes collègues, sans qu’ils le sachent.

Triste affaire Rochette.

22 mars 1908 : Maurras , un poison pour la République

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Charles Maurras dirige « L’Action Française »

Le ministère de l’Intérieur se méfie de l’influence qu’il pourrait avoir. Sa plume est leste, sa pensée claire et audacieuse, ses propositions s’appuient sur une érudition évidente. « Il peut faire basculer les élites » s’est exclamé le directeur de cabinet Winter.

Charles Maurras est à surveiller. Depuis hier, son journal  » L’Action Française » parait quotidiennement. Sur chaque page, nous pouvons découvrir un programme profondément anti-parlementaire, plaidant pour le retour du roi.

Selon Maurras, le régime de démocratie ne permet pas l’émergence d’un pouvoir fort, seul capable de préserver les intérêts du pays sur le long terme. Les députés s’épuisent à se faire réélire en favorisant, par des mesures démagogiques, leurs catégories d’électeurs les plus influentes.

Sur les sujets importants, les débats à la Chambre s’éternisent et interdisent une direction ferme du pays. La France avance sans grandeur dans un vingtième siècle reniant le passé glorieux des Capétiens.

 » Tout ce qui est national est nôtre  » : la manchette du journal reprend la maxime du duc d’Orléans. On y glorifie la France éternelle, le pays qui doit prendre sa revanche sur l’Allemagne.

Mes chefs ont raison de faire surveiller Maurras. Ce type d’intellectuel n’a certes pas les moyens de galvaniser les foules. Pour autant, il peut inspirer de nombreux hauts fonctionnaires, officiers, banquiers et industriels lassés d’une République « du juste milieu », incapable de garder une ligne volontaire sur la durée. Ces militaires qui se plaignent des restrictions de crédits, ces fonctionnaires qui ne peuvent faire aboutir leurs textes de réforme, ces banquiers et industriels qui apprécieraient un monde stable pour leurs affaires, peuvent, un jour, rejoindre ce Maurras aux écrits bien tournés.

Ils sont finalement nombreux ceux qui peuvent reprocher à notre régime d’être soumis aux « trois princes anonymes et sans responsabilité » que sont l’administration, l’opinion et l’argent. L’Action Française peut fédérer les mécontents, les aigris, les nobles déclassés ou les nostalgiques d’une France au passé mythique.

Maurras se flatte de réunir aussi bien des descendants de Jacobins que des petits enfants de Chouans. Il n’écarte de lui que les juifs, les protestants et les francs-maçons dont il méprise le « pouvoir occulte ».

Maurras n’a pas la pensée brouillonne et velléitaire du général Boulanger ; il sait être plus opérationnel qu’un Barrès (dont il admire les romans), il met de l’ordre, de la méthode, dans la pensée nationaliste. Chaque séance houleuse au Palais Bourbon lui apporte des soutiens de plus, chaque rencontre entre professeurs d’université augmente son audience, chaque progrès social retardé lui donne de nouveaux appuis.

L’Action française s’organise comme un poison dangereux, au goût parfois flatteur, qui ronge, lentement, sûrement, une République radicale transformant trop souvent les expédients heureux … en méthode de gouvernement.

21 mars 1908 : Vichy, un remède contre tout, sauf l’ennui

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Vichy, le Casino, le Parc des Sources

S’arrêter, se reposer, ne plus penser.

Une cure à Vichy. Des eaux de toutes les couleurs, des dames souriantes et prévenantes qui nous emplissent des verres gradués que nous transportons d’une pièce à l’autre dans des petits paniers en osier. On avance à pas comptés, on attend son tour, il fait bon, on discute à voix basse avec son voisin. On observe la coupole du Grand Etablissement Thermal qui rappelle le style byzantin. Le céramiste à la mode Alexandre Bigot l’a ornée de carreaux en émail bleu. C’est chic, c’est beau, 50 000 curistes par an apprécient ce style.

Des médecins nous écoutent gravement, longuement et nous conseillent tel ou tel soin. Nous sommes tous un peu malades mais rien d’inquiétant. Les différentes sources de la ville peuvent atténuer ces petites faiblesses du corps qui pourrait nous faire sentir que l’on vieillit. Mais non, le mal, les douleurs s’éloignent. Notre corps que nous prenons le temps d’écouter va déjà mieux.   

Le soir, l’Eden Théâtre, la Roseraie, l’Alcazar nous attendent. Le choix existe : des spectacles, le casino –  » le grand Casino » qui comprend même un opéra inauguré en 1903 – ou une promenade dans la ville éclairée puis un sommeil profond dans une ville où le temps s’est arrêté.

Depuis Napoléon III, les lieux font venir du beau monde. Les princes, les ducs, les banquiers et grands industriels de toute l’Europe se côtoient dans les thermes, échangent des informations sur leurs affaires, comparent les dernières rumeurs en cours dans les différentes capitales.

Au bout de quelques jours passés à Vichy, l’esprit cartésien arrive à la conclusion simple que la ville ne sert à rien. De l’eau, du jeu, des rencontres mondaines … rien de sérieux. Mais, ces moments de calme, cette quiétude, ces concerts où l’on arrive à l’heure tellement notre emploi du temps se vide, font un bien fou.

Une semaine, pas plus. Le Parisien ne peut pas arrêter sa course folle pendant une durée plus longue … sans mourir d’ennui.

19 mars 1908 : Toulouse-Lautrec, gaité d’un soir, tristesse d’une vie

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Toulouse-Lautrec,  » La Modiste « 

Il fréquentait les bordels. Il y peignait sans égard les personnages les plus variés, sans s’attendrir, en faisant parler les faits, froidement.

D’une taille de 1,52 mètres, Henri de Toulouse-Lautrec avait décidé de s’étourdir dans la vie. Riant de son infirmité, compensant par le génie ce que le physique ne lui avait pas donné, il se jetait sur les toiles avec avidité. Mort en 1901, trop jeune, à trente-sept ans, il a eu le temps de réaliser une oeuvre impressionnante.

Cette modiste demeure un joli symbole de son talent.

Ivresse chromatique qui enveloppe la jeune femme, pauvreté du décor. La lumière éclaire un visage sensuel et doux, l’obscurité cache le cadre d’une activité, d’un métier plus austère qu’on ne croit.

On ne saura rien des pensées peu joyeuses qui étreignent notre héroïne, Toulouse-Lautrec a su saisir l’instant où la faille apparaît. La fêlure qui fait douter d’un bonheur possible.

Le monde de ce peintre connaît la fausse joie des professionnels de la nuit. Cette gaieté feinte, fabriquée, destinée à divertir le fêtard ; ce rire qui pue le vin, ces blagues lancées grassement à la cantonade, dans le brouhaha d’un cabaret.

Plus avisé encore, Lautrec peint « l’après ». Le spectacle est fini, on se rhabille. Les rires ont cessé, il ne reste que le corps nu qui cherche les vêtements de tous les jours, il ne reste qu’à retourner à son modeste emploi de modiste.

Dans un bref instant de songe, entre deux clientes, l’imagination reconstitue ce monde de la nuit attirant et lénifiant. Il faut attendre le soir qui vient vite pour pouvoir à nouveau faire tomber les barrières entre la vendeuse et celle qui achète, entre la petite employée et la bourgeoise.

Dans la salle, sur scène, dans les loges, les classes sociales se mélangent, s’épient. Les rôles sont inversés si le talent est au rendez-vous. La scène domine la salle, le peuple se donne à voir aux bourgeois qui applaudissent.

Toulouse-Lautrec a immortalisé ce monde du spectacle, ce monde où le temps n’est plus compté avec les mêmes pendules que le jour. Il est mort à trente-sept ans mais ses personnages, si denses et expressifs, lui survivent pour très longtemps encore. 

18 mars 1908 : Durkheim « installe » un totem à la Sorbonne

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Totem indien, Amérique du nord

Il était une époque où la religion expliquait le monde. Elle constituait un secours et un repère pour chacun. Elle donnait un cap pour celui qui regardait devant lui, apportait un passé et des explications sur les origines de ceux qui se retournaient. Elle englobait tout d’un grand filet protecteur.

Au XXème siècle, ce n’est plus la religion qui explique … mais elle qui doit se soumettre à l’examen.

De fins lettrés apportent des éléments nouveaux pour comprendre ces phénomènes hors normes comme la Foi et la croyance.

Emile Durkheim s’est fixé un objectif ambitieux :  » expliquer l’évolution religieuse de l’humanité et connaître la nature de la religion en général « .

durkheim.1205790073.jpgE. Durkheim

Dans son cours à la Sorbonne que suit ma nièce, il observe comment naît la religion dans les sociétés primitives pour expliquer, ensuite, comment elles peuvent prendre de l’ampleur chez les peuples plus avancés.

Il écarte tout d’abord la thèse de l’Anglais Tylor.

Pour Durkheim, on ne peut expliquer l’origine des religions dans le rêve et la mort. Selon Tylor, les peuplades primitives distinguant mal l’état éveillé de l’état de sommeil, auraient, grâce aux songes, identifié l’âme. La mort les aurait ensuite conduits à diviniser l’âme et à l’étendre aux choses inanimées.

Cette théorie séduisante s’efface, nous dit Durkheim,  devant l’observation scientifique, « sociologique » , des peuples non-civilisés.

Ces derniers se regroupent, en fait, autour d’un « totem », point de ralliement, symbole de la cohésion du groupe. Le totem, objet central du clan, fait l’objet progressivement d’un véritable culte avec ses interdictions, ses mythes et ses cérémonies. 

Le totem, lien et symbole social devient lieu de culte. Ainsi, la société et sa volonté de garantir sa cohésion interne, créé l’objet cultuel et donc la religion.

La société crée donc du sacré ; le sacré trouve son origine dans le phénomène social.

 » La divinité n’est autre chose que la société elle-même  » affirme avec assurance notre professeur dont les étudiants boivent les paroles.

Ma nièce est « enchantée » par ce cours.

Je suis plus perplexe. Le fait que l’on ne puisse pas expliquer le phénomène religieux me convenait jusqu’à présent. Dieu peut-il se soumettre à notre faible raison humaine ? N’y a-t-il pas une force supérieure qui transcende l’homme, le dépasse et l’élève à la fois ? Que fait Durkheim du magnifique message évangélique d’Amour ?

Durkheim reste pour autant un savant stimulant. On peut ne pas le suivre intellectuellement mais personne ne reste indifférent à ses recherches, à son souci de partir des faits, des observations sociologiques soigneusement décrites (statistiques et autres descriptions incontestables ) pour avancer, dans un second temps seulement, une théorie.

Si on ne le rejoint pas au bout de son chemin de pensée, on ne peut qu’approuver la rigueur de sa démarche. Il invite les croyants à se réveiller.

Que pense notre pape Pie X, très conservateur, de tout cela ?

16 mars 1908 : Churchill veut-il habiller les Africains à la dernière mode de Londres ?

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Winston Churchill dans les années 1900

Il est fougueux, brillant, dévoré par l’ambition. Secrétaire d’Etat aux colonies de sa gracieuse Majesté britannique à trente-trois ans, Winston Churchill seconde le ministre en titre Lord Elgin, beaucoup plus âgé et effacé que lui.

Alors que le vétéran siège dans une chambre des Lords souvent assoupie, le fringant second fait preuve quant à lui d’un véritable talent oratoire à la chambre des communes où se joue en fait l’avenir de la démocratie anglaise.

A Londres, au Colonial Office, Churchill bombarde son chef de rapports ou de notes où il propose innovations, inflexions ou réformes sur un ton affirmé. Il finit parfois ses notes audacieuses et énergiques par une phrase du style  : « Telles sont mes vues » . Le vieux ministre agacé lui retourne alors sèchement le document avec les simples mots : « Mais pas les miennes « .

Ne supportant plus ce qu’il considère comme de l’immobilisme, désireux de vérifier sur place la justesse de ses vues, Churchill est parti d’octobre 1907 à janvier 1908 en Afrique noire. Il en revient avec un livre curieux qui agace beaucoup mon propre patron et tous les tièdes de mon ministère par rapport aux thèses coloniales : « My African Journey ».

La thèse est simple : L’Ouganda visité par le jeune Churchill pourrait faire l’objet d’un socialisme d’Etat où des administrateurs blancs encadreraient des travailleurs noirs pour produire du coton. Celui-ci serait manufacturé dans les usines de Grande Bretagne. Les vêtements produits seraient ensuite vendus aux populations noires des colonies pour les arracher à leur « nudité primitive » (sic).

Le jeune ministre a écrit cette théorie sur un carnet lorsqu’il était juché, fier comme Artaban, le fusil à la main, sur une locomotive traversant la savane de Nairobi à Kampala, capitale de l’Ouganda. Il fallait le voir à la tête d’une colonne de près de 500 porteurs, ivre de la puissance que représente la Couronne britannique !

Persuadé de son droit à apporter la Civilisation aux peuplades rencontrées, il rejoint Londres la tête farcie de rêves de grandeur et de certitudes pour son royaume.

A la lecture de « My African Journey », Clemenceau a eu ce jugement lapidaire : « Espérons que ce torchon irréaliste n’ira pas enflammer nos coloniaux français. Heureusement, aucun d’eux ne sait lire trois mots d’anglais ! Et le livre n’est pas encore traduit. Ainsi, nous serons préservés des visions dangereuses de ce jeune anglais par la nullité en langue de nos élites gauloises ».

15 mars 1908 : Vollard, une cave et un poulet

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Vollard par Renoir ; une cloison sépare sa cave de son magasin rue Laffitte à Paris

Le peintre reste fondamentalement solitaire. Une vision, une toile, des tubes de couleur, une main vive, habile, qui cherche à restituer ce qui n’est au début qu’une vision. Un oeil dilaté, concentré, une oreille qui se ferme au monde extérieur.

Le tableau permettra de renouer le contact … une fois achevé.

Le peintre appartient à la grande famille des artistes. Si son art s’exerce de façon individuelle, il se nourrit des échanges avec d’autres au préalable. Il capte des tendances, copie des gestes et surtout les transforme à sa façon. Il fait un miel original des idées du temps, reprend, recycle, des oeuvres qu’il admire. Il ne part pas de rien mais construit toujours.

Pour s’adosser aux autres, pour prendre des forces dans l’énergie de génies voisins, il faut des lieux de rencontres.

La cave du marchand d’art Ambroise Vollard appartient à ces lieux qui sont en passe de devenir mythiques.

Dans cet endroit humide, qui ne paie pas de mine mais sent bon le plat national de la Réunion – le cari de poulet – se pressent ou se sont pressés des convives prestigieux ou moins connus : Cézanne, Renoir, Forain, Degas, Redon, Picasso, Matisse, Vlaminck ou le Douanier Rousseau.

On boit, mange et parle gras. Les chants fusent et lorsque l’on entend les paroles parfois grivoises, on peine à croire que la fine fleur des artistes modernes soit ici réunie.

Un homme reste discret. Il couve et nourrit tout ce beau monde. Il fait le lien a priori impossible entre le monde irrationnel, intemporel et souvent anti-social des artistes et une société bourgeoise argentée qui veut bien de l’originalité dans l’art qu’elle achète mais sans être trop bousculée dans ses certitudes.

On le paie pour cela et on le paie bien; il devient riche et bientôt aussi célèbre que les peintres qu’il porte. Ambroise Vollard prend une place majeure dans notre Paris des arts et des lettres.

Tout part d’une cave qui sent bon le cari de poulet.

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