Mata Hari
» Surveillez-là, ne l’approchez pas de trop près mais vérifiez si des personnalités publiques ne sont pas victimes de ses charmes ! »
Mission peu ragoûtante confiée par le chef de cabinet, le sous-préfet Roth.
Margaretha Geertruida Zelle, la petite trentaine, est danseuse de son état. D’allure eurasienne, elle se fait appeler Mata Hari : « l’Oeil de l’Aurore » en malais.
Son public enthousiaste et de plus en plus international (elle commence à se produire dans d’autres capitales que Paris) apprécie ses danses exotiques et … érotiques.
J’avais été la voir quand elle se produisait dans la salle de spectacle privée du Musée Guimet. On ne peut pas dire qu’elle dansait bien mais on restait fasciné par ses déhanchements et les mouvements de son long corps voluptueux qu’elle ne savait cacher longtemps.
Elle prétend être la fille d’un prince indien ? Les rapports de police dont j’ai demandé la transmission indiquent que son père était plutôt un vendeur hollandais de casquettes et chapeaux !
Les prêtres hindous lui auraient appris ses danses sacrées ? En fait, elle aurait improvisé ses chorégraphies aguichantes quand elle était … une jolie courtisane appréciée des milieux aisés.
Pour l’instant, je n’en sais guère plus. Je compte sur mes contacts suivis avec la Préfecture de Police pour récupérer des informations supplémentaires.
Le Préfet Lépine, homme droit et franc, va encore être peiné de devoir collaborer à la mission dont j’ai la charge. J’entends déjà sa réaction : » Mais enfin, qui essayez-vous de mouiller ? Qui voulez-vous faire tomber ? Ah, ces combines de basse politique, c’est à vomir ! »
Et une fois de plus, je lui ferai comprendre que cette commande ministérielle gagne à être traitée par nous deux, si on ne veut pas aller plus loin qu’un rapport administratif « pince-sans-rire » qui ne contiendra que des informations sans grande importance sur le fond.
Sur la couverture du document que je remettrai à mon chef, sera inscrit la mention « documentation non urgente » , catégorie qui ne permettra pas qu’il soit placé à portée de main du ministre. Au bout d’un mois, noyée dans une pile volumineuse prenant la poussière, la liasse sera alors brièvement ouverte par une secrétaire distraite qui procédera, du fait de l’absence de mouvement connu sur le dossier, à son classement immédiat.
Mata Hari disparaîtra alors de notre champ de vision gouvernemental et policier. Elle continuera, en toute tranquillité, à faire rêver les Parisiens en mal d’exotisme. Elle séduira encore longtemps de riches protecteurs qui pourront, grâce à ma mauvaise volonté et à celle du Préfet, rester … d’heureux anonymes.