Charles Maurras dirige « L’Action Française »
Le ministère de l’Intérieur se méfie de l’influence qu’il pourrait avoir. Sa plume est leste, sa pensée claire et audacieuse, ses propositions s’appuient sur une érudition évidente. « Il peut faire basculer les élites » s’est exclamé le directeur de cabinet Winter.
Charles Maurras est à surveiller. Depuis hier, son journal » L’Action Française » parait quotidiennement. Sur chaque page, nous pouvons découvrir un programme profondément anti-parlementaire, plaidant pour le retour du roi.
Selon Maurras, le régime de démocratie ne permet pas l’émergence d’un pouvoir fort, seul capable de préserver les intérêts du pays sur le long terme. Les députés s’épuisent à se faire réélire en favorisant, par des mesures démagogiques, leurs catégories d’électeurs les plus influentes.
Sur les sujets importants, les débats à la Chambre s’éternisent et interdisent une direction ferme du pays. La France avance sans grandeur dans un vingtième siècle reniant le passé glorieux des Capétiens.
» Tout ce qui est national est nôtre » : la manchette du journal reprend la maxime du duc d’Orléans. On y glorifie la France éternelle, le pays qui doit prendre sa revanche sur l’Allemagne.
Mes chefs ont raison de faire surveiller Maurras. Ce type d’intellectuel n’a certes pas les moyens de galvaniser les foules. Pour autant, il peut inspirer de nombreux hauts fonctionnaires, officiers, banquiers et industriels lassés d’une République « du juste milieu », incapable de garder une ligne volontaire sur la durée. Ces militaires qui se plaignent des restrictions de crédits, ces fonctionnaires qui ne peuvent faire aboutir leurs textes de réforme, ces banquiers et industriels qui apprécieraient un monde stable pour leurs affaires, peuvent, un jour, rejoindre ce Maurras aux écrits bien tournés.
Ils sont finalement nombreux ceux qui peuvent reprocher à notre régime d’être soumis aux « trois princes anonymes et sans responsabilité » que sont l’administration, l’opinion et l’argent. L’Action Française peut fédérer les mécontents, les aigris, les nobles déclassés ou les nostalgiques d’une France au passé mythique.
Maurras se flatte de réunir aussi bien des descendants de Jacobins que des petits enfants de Chouans. Il n’écarte de lui que les juifs, les protestants et les francs-maçons dont il méprise le « pouvoir occulte ».
Maurras n’a pas la pensée brouillonne et velléitaire du général Boulanger ; il sait être plus opérationnel qu’un Barrès (dont il admire les romans), il met de l’ordre, de la méthode, dans la pensée nationaliste. Chaque séance houleuse au Palais Bourbon lui apporte des soutiens de plus, chaque rencontre entre professeurs d’université augmente son audience, chaque progrès social retardé lui donne de nouveaux appuis.
L’Action française s’organise comme un poison dangereux, au goût parfois flatteur, qui ronge, lentement, sûrement, une République radicale transformant trop souvent les expédients heureux … en méthode de gouvernement.