
L’actrice Evelyn Nesbit
Se damner pour une belle actrice ou, simplement, collectionner des photos d’elle à l’infini ?
Le damné, c’est le mari d’Evelyn Nesbit, l’héritier milliardaire d’une société de chemins de fer : Harry K. Thaw. Il est actuellement jugé pour avoir assassiné, en pleine comédie musicale au Madison Square Garden, l’ex-amant de sa femme, l’architecte Stanford White.
Le collectionneur, c’est mon ami Jacques, attaché d’ambassade à Washington pendant cinq ans, qui trouve décidément qu’Evelyn Nesbit est l’une des plus grandes beautés de notre époque.
Des photos de l’actrice, il en a des dizaines : dans son portefeuille, chez lui ou encadrées dans son bureau. Toujours cette peau laiteuse, ce regard noir coquin légèrement de biais, ce léger sourire de celle qui sait qu’elle plaît.
Evelyn Nesbit a le port de tête de celles qui veulent prendre une revanche sur la vie, sur une jeunesse où la misère n’était pas loin, son père avocat n’ayant laissé à sa mort que de lourdes dettes à sa famille.
A seize ans, elle quitte sa Pennsylvanie natale et s’installe avec sa mère dans un appartement exigu de New York.
Le ventre vide mais la tête déjà pleine de rêves de gloire, elle ose frapper aux portes des artistes connus : sa plastique parfaite en fait rapidement un modèle pour les photographes ou sculpteurs en vue.
Elle devient une des « Gibson girls », autrement dit l’un des modèles qui inspire le dessinateur Charles Dana Gibson mettant en scène la belle femme américaine libérée, élégante, volontiers dominatrice vis à vis des mâles anglo-saxons empêtrés dans leurs principes d’un autre âge.

La femme américaine, la « Gibson girl »
Evelyn Nesbit séduit alternativement des hommes qui la portent chacun un peu plus haut.
Pendant un temps, le jeune premier John Barrymorre et l’architecte de renom Stanford White se disputent sa compagnie et ses charmes.
Le cinquantenaire Stanford White, obsédé par les jeunes femmes et friand de jeux sexuels complexes dans son fastueux appartement où alternent le velours rouge et d’immenses glaces, donne à la petite Nesbit des leçons très polissonnes.
John Barrymorre, plus jeune et plus naïf, lui donne pour sa part -plus classiquement – deux beaux enfants.
Tout aurait pu continuer ainsi encore longtemps dans ce New York brillant des mille feux des revues musicales, des plaisirs mondains et frivoles d’une bourgeoisie pleine aux as.
Il était cependant écrit qu’Evelyn Nesbit devrait aussi croiser le malheur.
Celui-ci lui apparaît – masqué – sous les traits d’un riche héritier de l’empire du rail Harry Thaw. Beau gosse, ce dernier ne sait que faire de son argent, manie un humour désespéré, jette un regard plein de morgue sur ses multiples serviteurs… il séduit Evelyn qui souhaite « un beau mariage ».
Thaw se révèle jaloux, possessif, violent. Surtout, il n’arrive pas à se détacher mentalement de la longue et complexe relation qu’a eu sa femme avec Stanford White. L’envie de meurtre du rival monte en lui de façon inexorable jusqu’à ce fameux soir de 1906 où il décharge à bout portant son revolver sur la face du malheureux architecte.
L’Amérique se passionne pour le procès de Thaw. Qu’a-t-il crié au moment où il appuyait sur la détente de son arme ? « Tu as ruiné ma vie ! » ou « Tu as ruiné ma femme ! » Le public ébahi du Madison Square Garden n’a pu distinguer nettement les mots « wife » et « life » au moment où retentissaient les détonations. On lui pardonne … même si on aimerait bien savoir, après tout.
La presse d’Outre-atlantique se délecte aussi des pressions qui sont exercées par la riche famille de Thaw sur la jeune Evelyn pour qu’elle témoigne contre White. Beaucoup de dollars lui sont promis si elle décrit, par le menu, les soirées perverses passées avec l’architecte renommé. Thaw pourra ainsi plaider le meurtre passionnel, destiné à venger l’honneur de sa « candide » épouse.
Et mon ami Jacques me raconte tout cela avec fougue, désireux de me montrer toutes les facettes d’une Amérique qui n’a plus besoin de l’Europe pour s’inventer des histoires tragi-comiques, des drames mêlant beauté, passions malsaines, argent et meurtre. Là-bas comme ici, des foules innombrables oublient leur morne quotidien et se laissent capter par des regards de femmes célèbres et déjà perdues comme celui de la belle Evelyn Nesbit.

Evelyn Nesbit déchaîne les passions … jusqu’au meurtre