Trente pompes, j’ai compté. Clemenceau vient d’effectuer trois séries de dix tractions sous mes yeux. Belle performance pour ses 68 ans. Nous sommes à Bernouville, la résidence de campagne du Tigre.
La campagne, au calme, à côté de Bernouville dans l’Eure
Comme chaque matin, le « tombeur de ministères » effectue quelques vigoureux mouvements de gymnastique. Le professeur particulier qui le suit à Paris lui a dicté un programme de musculation copieux pour son séjour en Normandie. L’ex-premier flic de France se retourne vers moi et me lance, un peu rouge :
« Pardonnez-moi mon ami, mais si je veux faire tout ce que j’ai prévu aujourd’hui, je suis contraint de faire mon sport sous vos yeux. Je vous écoute cependant attentivement. »
Entre deux soulevés de poids, avide de conseils, je décris alors à mon patron regretté, ce qui m’est arrivé depuis son départ : l’absence d’intégration dans un cabinet à la formation du ministère Briand, la sourde opposition de certains qui redoutent mon retour à un poste important, ma collaboration au journal Le Temps, mes contacts avec le gouvernement russe lors de la vente du dirigeable Clément-Bayard et enfin la récente proposition de nomination comme Préfet à Angoulême. Pendant mon histoire, je vois le Tigre souffler et ne parvient à distinguer s’il s’agit d’agacement ou si son effort physique devient intense.
« Donnez-moi ma serviette que j’essuie tout cela. »
Là encore, je lui tends le linge blanc sans trop savoir s’il souhaite éponger son front ou si cette phrase a une signification par rapport à mon odyssée récente.
» C’est laborieux, laborieux… » répète-t-il. Ne supportant plus ces propos ambigus, je me risque :
» Vous parlez de vous ou de mon parcours ? »
» Oh, les deux. A près de soixante-dix ans, mes forces m’abandonnent un peu et vous, vous iriez bien à un endroit où vous ne me servirez à rien ! Que voulez-vous que je fasse d’un préfet en Charente ? Qu’il m’apporte mes chaussons ? Tout cela est grotesque. Pendant que vous ferez votre promenade avec Madame sur les remparts d’Angoulême, Caillaux, Delcassé ou Poincaré placeront leurs hommes, feront avancer leurs idées et mèneront le pays au désastre.
Cher Olivier, votre place reste à Paris. Et votre femme pourra continuer à fréquenter la galerie d’Ambroise Vollard ou celle de Kahnweiler pendant que vous me tiendrez scrupuleusement informé des liens entre les combinaisons de la Chambre et les intrigues de la place Beauvau ou de la rue de Rivoli. Je ne vais pas non plus me contenter de mes contacts à Carlsbad pour savoir ce qui se passe dans le monde diplomatique. Même si Pichon (ndlr : le ministre des Affaires étrangères qui doit tout à Clemenceau) passe me voir régulièrement, un éclairage de l’intérieur de la Présidence du Conseil sera précieux. Mon petit, vous allez retourner chez Briand, avec une lettre de recommandation de ma part et là-bas, une fois nommé conseiller, vous serez mes yeux et mes oreilles. »
Le reste de la conversation tourne autour du repas du midi : Madame Rousseau (ndlr : la gardienne de la propriété de Bernouville) prépare des pommes de terre sautés et une « ambroisiaque purée de haricots verts écossés » (ce sont ses termes). Nous évoquons aussi les plantations pour l’hiver et les potins du village. Le patron me confie apprécier d’être « sorti de l’état comateux dans lequel l’avait plongé les affaires publiques ». Ses traits sont détendus, apaisés. Même son légendaire regard s’est adouci.
Clemenceau est tout heureux de son (unique) rendez-vous de l’après-midi : la receveuse des postes passe pour lui raconter les affaires du cru.
A Bernouville, le temps s’est arrêté.