29 octobre 1909 : Bon anniversaire Nathalie !

Ma femme réalise un rêve pour son anniversaire : acquérir la robe d’un jeune couturier créatif dont la réputation ne fait que croître. Nous sommes allés dans l’hôtel particulier de Paul Poiret, rue Pasquier. Nous avons volontairement oublié que nous n’étions pas grands bourgeois, qu’aucune rente confortable ne nous permettait de sortir de ce lieu sans dommage financier. Seuls le désir de plaire pour l’une et l’envie de faire plaisir pour l’autre, nous ont permis de franchir la porte de cet endroit qui nous était resté longtemps interdit.

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Paul Poiret, un grand couturier en pleine ascension

Poiret sait nous éblouir : vive les tailles hautes et les lignes droites qui s’épurent, fin des corsets, le corps de la femme qui retrouve sa liberté ! La tournure qui sert à rembourrer les hanches disparaît sans être remplacée par un autre artifice pénible à porter.

Pendant l’essayage, je discute avec le couturier. Il regrette presque que nous n’ayons pas attendu un an pour le rejoindre :

« Je suis sûr que l’avenir se trouve dans l’exotisme russe. L’arrivée des ballets de Diaghilev en France : voilà ma source d’inspiration actuelle ! Il faudra revenir me voir dès l’an prochain ! «

Nathalie est heureuse. Elle choisit cette robe du soir. Le bleu met en valeur ses cheveux et ses yeux. Elle tourne, se regarde dans la glace, sourit de découvrir dans le miroir mon regard admiratif.

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Notre achat terminé, nous sortons finalement par le 107 rue du faubourg Saint-Honoré, après avoir traversé le jardin intérieur où Paul Poiret compte donner des fêtes somptueuses dès que les beaux jours arriveront.

Ma femme glisse sa main dans la mienne. J’oublie, à cet instant, toute préoccupation qui pourrait me distraire de ce moment de bonheur. Indifférents aux nombreux passants de ce trottoir très fréquenté, nous nous arrêtons pour échanger, complices, ce même long baiser qui a marqué le jour de notre rencontre…

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28 octobre 1909 : Pour ou contre la proportionnelle

 « Notre parlement est devenu la collection des intérêts particuliers. On ne dirige plus la République avec une certaine hauteur de vue, on l’influence avec la vision de son cru. » Mon patron Aristide Briand est visiblement fier de sa formule et cherche parmi ses conseillers des regards d’admiration.

Nous sommes en plein débat parlementaire sur l’introduction du scrutin proportionnel aux élections législatives. Briand est « pour » mais pense que le moment est mal venu pour changer les règles du jeu, à quelques mois des élections. Je suis un des rares à lui tenir tête et à l’inviter à changer d’avis sur la question.

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Aristide Briand lors d’un discours à la Chambre des députés

Il est certain que chaque député, élu au scrutin uninominal, se sent très attaché à sa circonscription et défend donc, ici des vignerons, là des patrons du textiles et ailleurs des inscrits maritimes.

L’intérêt général n’est plus représenté que par un gouvernement faible, susceptible d’être renversé à tout moment par une majorité capricieuse qui collectionne les mécontents sans proposer d’alternative au programme de l’exécutif.

La proportionnelle conduirait à élire les députés sur des listes, arrêtées au niveau national et le lien direct entre une catégorie d’électeurs et chaque parlementaire serait rompu. Les élus retrouveraient une liberté et une indépendance d’esprit propice à une vision favorisant le long terme et les choix d’avenir.

« Mais pourquoi êtes-vous contre ce scrutin, Olivier ? »

Briand provoque le débat au sein du cabinet pour s’entraîner dans ses futures joutes à la Chambre sur cette même question.

Je réponds en expliquant :

«  Si l’intérêt général est si mal défendu à la Chambre, cela vient de la faiblesse du gouvernement et non de la force des députés. Il faudrait redonner de la vigueur à l’exécutif et ainsi, il pourrait parfaitement résister aux poussées de fièvre de ceux qui pensent seulement à leur circonscription. Chaque Français est attaché à son représentant au Palais Bourbon, il veut que son député parle en son nom. Il ne supporterait pas d’avoir à voter pour des listes d’inconnus ou de célébrités lointaines désignés par les partis uniquement. »

Briand réfléchit à mes propos et lâche :

« Vous parlez comme l’opposition de droite… ou comme Clemenceau. Je ne partage pas votre vision mais dans les prochains jours, le moment n’est pas venu pour changer le mode de scrutin. Les radicaux ne me le pardonneraient pas et on m’accuserait de faire un attentat contre la République. Je vais donc m’opposer à l’introduction de la proportionnelle proposée par le rapport du député Alexandre Varenne. »

Je ne m’empêcher de continuer à lui répondre :

« Mais, monsieur le Président, pourquoi ne mettez-vous pas en rapport ce que vous pensez vraiment et vos propositions de vote à la Chambre ? Vous vous opposez à un mode de scrutin alors qu’il correspond à vos attentes profondes ! »

Briand commence à être visiblement agacé par mon impertinence et m’interrompt brusquement :

« Tout cela n’est pas mûr, voilà tout. Le pays n’est pas prêt pour cette réforme. »

Briand écarte les bras sans que je puisse distinguer s’il mesure ainsi l’étendue de son impuissance ou celle de sa lassitude.

25 octobre 1909 : U comme Universités populaires

 « On réclamait du pain, vous nous avez donné de la brioche ! » C’est ainsi qu’un ami syndicaliste et ouvrier commentait, de façon malicieuse, les universités populaires à un professeur ne comprenant pas que son cours sur « La poésie au XVIème siècle » n’intéressait guère les collègues de l’usine.

Idée généreuse, vrai malentendu.

Les universités populaires créées vers 1898, à la fin de l’Affaire Dreyfus, devaient permettre au peuple d’accéder à la culture, de quitter les idées trop simples qui pouvaient conduire, notamment, au racisme et à l’antisémitisme. Au-delà de ce premier objectif, il s’agissait d’élever une génération qui n’avait pas profité de l’école de Jules Ferry vers un savoir nécessaire à toute ascension sociale.

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Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque, commandé par le directeur gérant du journal « Le Temps ».

Des travailleurs libres intellectuellement, sachant lire la presse avec recul, appréhendant le monde dans toute sa complexité et s’affirmant comme citoyens avertis et électeurs républicains. Rêve d’intellectuels parisiens, d’universitaires privilégiés, ignorant tout du monde des mines et des fabriques ! La salive du lettré contre la sueur du paysan, chemise blanche et fine se détachant sans se mélanger dans une monde de blouses bleues et grises. Chapeau melon résonnant solitairement au milieu de casquettes vissées de travers sur des têtes aux regards perplexes face aux « savantasses » et autres « balivernes de bourgeois ».

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Le regard perplexe des ouvriers écoutant les brillants intervenants des universités populaires…

Des cours soigneusement préparés d’un côté, le tutoiement familier de l’autre ; la récitation d’un beau texte incapable de capter l’attention de manœuvres ivres de fatigues rêvant de dépenser leur dernières forces dans une fête où l’on chante, rit et danse.

Le mariage improbable des mots « universités » et « populaires » a donné naissance à de nombreux enfants : « L’Émancipation » du XVème arrondissement, « Solidarité Ouvrière du XIXème », « L’Enseignement pour tous » de Besançon ou « La Coopération des Idées » de Rouen… des centaines d’initiatives avec des pères prestigieux comme Anatole France, Émile Duclaux, ou Lucien Febvre coordonnés par un idéaliste infatigable en la personne de Georges Deherme.

On parle, on débat et on se dispute aussi. Faut-il former des bons républicains ou recruter des socialistes ? Vise-t-on une République apaisée ou prépare-t-on le « Grand Soir » ? Évolution intellectuelle du peuple ou pensées pour une Révolution prolétaire ?

Le résultat de ces débats, de ces antagonismes de classes sociales peu habituées à se côtoyer, n’est pas fameux. Il ne reste plus qu’une grosse trentaine d’universités populaires, souvent en province et fréquemment en déclin. La belle idée a fait son temps.

Les universitaires sont retournés à leurs chères études, les ouvriers attendent la sonnerie d’usine de fin de journée pour aller trinquer dans des tripos enfumés mais chauds. Chacun a repris sa place comprenant que faire la classe ne suffit pas à défaire les classes.

 

22 octobre 1909 : T comme Triple Entente

 La France a mis fin à son isolement, solidement, durablement. Elle avait été mise à genoux pour la puissante Prusse lors de la guerre en 1871 et était sortie de ce conflit diminuée d’un point de vue territorial et coupée du reste de l’Europe (la toute jeune et fragile République face aux vieilles et orgueilleuses monarchies européennes).

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La Triple Entente entre la Russie, la France et l’Angleterre…vue par les Russes. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par la direction du journal Le Temps.

Triple Entente. Mot magique qui protège la France contre tout mauvais sort ? Succès diplomatique indéniable. Le 17 août 1892, notre pays signe un premier accord militaire secret avec la Russie du tsar qui aboutit à une alliance plus complète en fin d’année suivante. Le 8 avril 1904, notre ennemi héréditaire anglais devient notre ami et nous l’embrassons pendant les longues fêtes liées à l’Entente cordiale.

Parallèlement, la Russie et le Royaume-Uni signent un traité le 31 août 1907 aboutissant à délimiter leur influence respective en Perse et en Afghanistan.

Par ce dernier document naît donc une Triple Entente qui ne demande qu’à se renforcer.

Deux pays avec une armée puissante et une démographie dynamique épaulent dorénavant notre République et nous aident à faire face à la puissante Allemagne, elle-même engagée dans une triple Alliance avec l’Autriche et l’Italie.

Blocs contre blocs.

Avantage : les petites humiliations presque quotidiennes que devaient subir la France de la part de l’Allemagne de Bismarck dans les années 1880, ont disparu. Notre pays, nos frontières et nos marges de manœuvre diplomatiques sont maintenant respectées par un Kaiser qui se méfie, de surcroît, d’une Entente qui l’oblige à séparer ses forces entre l’est russe et l’ouest français.

Inconvénient : la course aux armements prend de l’ampleur. Les dépenses en faveur de la marine et de l’équipement des troupes terrestres n’ont jamais été aussi importantes dans les grands pays d’Europe. On astique canons et fusils, on augmente le nombre de régiments mobilisables en préparant des plans d’invasion ou de défense.

Qui veut la paix prépare la guerre ? Espérons que tous les Européens continueront encore longtemps à préférer la paix à la guerre et à faire mentir Léon Daudet qui considère que sur la longue durée, « les seules ententes internationales possibles, sont des ententes gastronomiques ».

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20 octobre 1909 : S comme Socialisme

Notre socialisme collectionne les occasions manquées.

Son unité ? Elle est imparfaite. Le congrès de 1905 qui a eu lieu à la salle du Globe à Paris à la demande de l’Internationale ouvrière a bien conduit à la création d’un grand parti Sfio fusion des Guesdistes, Blanquistes ou autres Jauressiens mais plusieurs leaders sont restés en dehors de cette unification : Millerand, Briand ou Viviani.

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Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par la direction du journal Le Temps.

Sa ligne politique ? Elle ne cesse de se chercher. Le marxisme aurait dû prendre le pas sur toutes les autres aspirations à l’issue du congrès du Globe mais Jaurès veille à maintenir un équilibre avec d’autres idées éloignées de celles professées par le grand philosophe allemand.

On ne peut non plus parler de social-démocratie puisque tout rapprochement avec le monde syndical reste impossible depuis le Charte d’Amiens de 1906 qui érige en principe intangible le caractère non politique du combat syndical.

Son influence ? Le groupe parlementaire socialiste n’atteint pas les cent députés. Les élections depuis 1880 sont souvent décevantes. Coincé à l’extrême gauche par un parti radical qui sait encore capter, par un grand mélange de pragmatisme et de démagogie, l’électorat populaire et/ou rural, il n’a pas une audience grandissante et ne peut donc envisager dans un jour proche de gouverner seul.

Que reste-t-il alors aux socialistes ?

Un vrai meneur et une capacité à rêver.

Jaurès s’affirme de plus en plus comme l’homme fort du parti. La santé déclinante de Jules Guesde lui laisse un espace à conquérir. Son sens de la formule, sa capacité à magnétiser les foules et des idées authentiquement généreuses font le reste.

Le socialisme se présente aussi comme le seul parti capable de faire encore rêver. A longueur de colonnes du journal L’Humanité, on se plaît à imaginer un monde nouveau où la Propriété change de mains, le pouvoir ouvrier devient réalité et où l’Egalité et la Fraternité cessent d’être de simples mots ornant le fronton au-dessus de la porte des écoles.

Le socialisme a sans doute un avenir. Il reste à savoir lequel exactement.

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Les idées généreuses de Jean Jaurès donnent un avenir au socialisme. Il reste à savoir lequel exactement. Winston Churchill a, pour sa part, tranché. Il lance avec cruauté et une volonté de provoquer : « Christophe Colomb fut le premier socialiste. Il ne savait pas où il allait, il ignorait où il se trouvait et tout cela, aux frais du contribuable. »

18 octobre 1909 : Le talentueux fils du Président de la République

  « Jamais je ne t’aurais pris à mes côtés si tu n’avais pas eu ton doctorat ! » Le regard que jette le Président Armand Fallières sur son fils André se teinte d’un peu de sévérité mais reste bienveillant. Ce dernier a fini son droit brillamment il y a une dizaine d’années et a réussi à intégrer le barreau. Son père, devenu Président du Sénat en mars 1899 l’a appelé à ses côtés comme chef adjoint de cabinet. Puis, lors de l’accession du père à l’Élysée en janvier 1906, le fils a suivi.

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Le Président de la République Armand Fallières en compagnie de son fils bien aimé, André, devenu son conseiller à l’Elysée.

Le rapport de confiance est là, le dévouement aussi, accompagné d’une compétence certaine pour « éplucher » les dossiers.

La Présidence de la République ne pèse pas bien lourd dans la pratique constitutionnelle de notre régime mais elle joue un rôle de phare, de point de repère. C’est dans ce lieu que se décide notamment qui sera le prochain Président du Conseil. Il revient aussi à M. Fallières de donner les grandes impulsions diplomatiques : la triple Entente n’aurait pu naître sans lui.

André prend la parole : «  J’aide mon père à y voir clair dans le jeu complexe de la vie politique parisienne ; je prépare ses rendez-vous, réunis les informations nécessaires en prenant contact auprès des ministères. J’écris certains de ses discours ou complète ses dossiers par des notes récapitulatives. Un travail dans l’ombre… mais que j’espère utile. »

La famille Fallières est heureuse de m’accueillir ce jour « chez elle ». Madame, toujours élégante, brode et me demande des nouvelles de Georges Clemenceau; le Président s’inquiète de savoir si j’aime le vin de Loupillon -son coin d’origine- qui sera servi à midi. Je réponds à Madame sans trop m’étendre et dit »oh, oui!» concernant le vin (une réponse négative aurait été très maladroite).

André me fait part de son souhait de faire, un jour, lui-même de la politique. « Je me sens un peu jeune et mon père ne cesse de me dire que je manque de bouteille. »

Le Président ajoute : « Quand je serai parti, tu pourras te lancer, mon fils. »

En passant à table, André me prend à part : « Des fois, j’aimerais bien que l’on parle un peu plus de moi dans la presse. Vous avez une idée de la façon dont je pourrais m’y prendre ? »

Je réfléchis un instant pour lui glisser :

«  Votre père fait déjà l’objet de caricatures sévères où on le ridiculise avec son embonpoint, sa face parfois un peu rougeaude et son accent. Vous savez que votre mère en souffre. Méfiez-vous donc des journaux. D’être fils de Président, cela rapproche de la lumière mais peut conduire, si on veut aller trop vite et trop prêt, à se brûler. Les Français ne détestent pas forcément les fils de gens célèbres à condition qu’ils aient la délicatesse de rester discrets.»

15 octobre 1909 : On tire sur le préfet de police !

Nous sommes après la première charge de la garde républicaine. Les manifestants ont été repoussés bien au delà du 34 boulevard de Courcelles où réside l’ambassade d’Espagne. Les cris continuent à fuser : « Vive Francisco Ferrer ! A bas le clergé ! A bas Alphonse XIII ! » Le préfet de police Lépine fait le point, rue Legendre, derrière le bâtiment diplomatique, avec M. Touny, directeur de la police municipale et deux commissaires divisionnaires. Ils sont tous les quatre situés entre les rangs bien serrés de la police et ceux de la foule en colère.

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Les manifestations spontanées en faveur de Francesc Ferrer vont tourner à l’émeute

Soudain, trois en quatre jeunes gens se détachent et avancent résolument vers le préfet. Celui-ci se dirige à son tour vers eux en prononçant ces quelques mots : «  Messieurs, soyez raisonnables… »

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Un des quatre types brandit un revolver dans sa direction et tire plusieurs coups. Les balles sifflent autour du préfet sans l’atteindre mais touchent des gardiens de la paix alignés plus en retrait qui s’effondrent. Le soir, l’un d’entre eux, l’agent cycliste Dufresne, meurt.

Comment en est-on arrivé là ?

Tout avait pourtant bien commencé. Durant l’après-midi, des Parisiens s’étaient rassemblés par groupes plus ou moins compacts pour faire part de leur désappointement à la suite de l’exécution par le pouvoir espagnol de Francesc Ferrer, l’instituteur épris de liberté et luttant pour l’instruction populaire en Espagne.

Dans les rangs des manifestants, chacun y allaient de son anecdote sur « Francisco », longtemps réfugié en France et bien connu de nombreux socialistes. Untel indiquait qu’il a avait relu sa célèbre méthode permettant d’apprendre l’espagnol « presque sans peine », tel autre faisait part de ses longues conversations sur la création de sa maison d’édition en français ou en espagnol, enfin chacun s’accordait pour conclure au rayonnement charismatique de celui qu’il serait imprudent de qualifier trop facilement d’anarchiste.

Les défilés restaient calmes, la police bien présente se contentait de disperser les groupes trop denses.

Puis, vers huit heures, la ligne 2 du métropolitain a commencé à acheminer sur les lieux des bandes d’Apaches. Dix puis vingt… une centaine bientôt, trois-cents au bout d’une heure. Violents, décidés, des bouteilles d’alcool dans leurs poings, des foulards sur le visage, ils arrachent tout ce qui leur tombe sous la main pour l’envoyer sur les policiers : chaises de bistrot, pavés, planches de bancs publics, plaques de fonte protégeant le bas des arbres… Ils cassent tous les becs de gaz et tordent les réverbères.

Certains sont armés : couteaux, revolvers… Ils sont déterminés et veulent en découdre voire tuer.

Le drame survient peu après.

Réunion, ce soir, dans le bureau du Président du Conseil Briand. Les visages sont graves, tendus. Le préfet de police a la joue gauche éraflée, ses yeux le piquent violemment : les balles l’ont rasé et des grains de poudre semblent s’être logés non loin des nerfs oculaires.

Briand, pâle comme un linge demande : « …et le policier touché à votre place ? » 

On lui répond qu’il vient de succomber, dans d’atroces souffrances, de ses blessures à la poitrine. Briand reprend alors, en soupirant :

« Toute cette violence, toute cette violence… Francisco Ferrer que je connaissais bien et avec lequel je correspondais encore il y a peu, ne méritait pas cela. Il faut organiser une grande manifestation solennelle et pacifique dans Paris où chacun puisse s’exprimer dans la dignité et le recueillement. Pas de slogan, pas de bruit. Une marche dans le silence impressionnera le pouvoir espagnol en place. « 

Le préfet de police prend des notes, oublie sa douleur, ne proteste pas d’avoir à superviser un nouveau rassemblement à haut risque et se dit qu’une fois de plus, les objectifs politiques et symboliques l’emportent sur les quelques états d’âme qu’ils pourraient avoir, lui et ses équipes.

En achevant de rédiger ses instructions pour une police parisienne déjà éprouvée, Lépine porte machinalement son mouchoir contre sa joue.

Une goutte de sang commençait à perler.

13 octobre 1909 : Ferrer fusillé, Briand trop sûr de lui

Ferrer a les yeux bandés. Il repense à son projet éducatif de l’Ecole Moderne, à sa lutte inlassable contre l’obscurantisme en Espagne. Il serre les poings d’avoir été la victime d’un procès sans preuve où le verdict était connu d’avance. Les soldats du peloton d’exécution de la caserne de Barcelone le mettent en joue et tirent. Ils viennent de tuer un innocent et de scandaliser l’Europe entière.

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L’instituteur Francesc Ferrer arrêté, accusé à tort d’avoir fomenté des troubles contre l’envoi de troupes espagnoles au Maroc

Plus de mille kilomètres plus loin, à Paris, Aristide Briand, Président du Conseil, plane sur un petit nuage. Il a prononcé quelques jours plus tôt un grand discours à Périgueux où il a affirmé que le Gouvernement devait avoir une ligne ferme, dans une France pacifiée et réconciliée avec elle-même. Il a laissé entrevoir que le mode de scrutin pourrait être réformé pour que le Parlement soit plus au service de l’intérêt général. Son public populaire buvait ses paroles et la Presse salue unanimement, sur plusieurs jours, un discours qui révèle un grand homme d’Etat.

Une exécution d’un côté, un discours réussi de l’autre. Un point commun : la réunion d’aujourd’hui avec le préfet Lépine. Un sujet : faut-il ou non autoriser les manifestations de protestation en faveur de Francesc Ferrer ?

Lépine a ses renseignements : les milieux ouvriers anarchisants sont exaspérés et veulent punir les représentants de l’Etat espagnol. On pense que des armes circuleront dans les rangs des manifestants et que les réunions de protestation risquent de tourner à l’émeute. Il suggère donc d’interdire tout rassemblement pour que la police ait les mains libres.

Briand ne l’entend pas de cette oreille. Sûr de lui depuis son « succès de Périgueux » , persuadé de « sentir le pays profond » et « l’âme du peuple », il n’écoute pas les conseils du Préfet.

« Monsieur Lépine, je sais ce qu’est une manifestation… pour en avoir organisé quelques-unes. La mort de Ferrer provoque une émotion légitime chez nos compatriotes. Ils doivent pouvoir défiler et le pouvoir espagnol tremblera d’avoir accepté une telle injustice. »

Soutenant le préfet, j’obtiens cependant que l’on masse la garde républicaine devant l’ambassade d’Espagne, boulevard de Courcelle. Il ne faudrait pas que des diplomates soient lynchés. La France perdrait sa place de puissance européenne raisonnable et digne.

Quand la rencontre place Beauvau s’achève, Lépine, dépité, me confie :

« Quand on dirige l’Etat, il ne faut jamais être trop sûr de soi. Votre Patron devrait écouter les alertes d’un préfet. » Ne trouvant guère de mots pour défendre Briand, je propose simplement au haut fonctionnaire de venir le rejoindre dans les rues de Paris quand les défilés commenceront.

A suivre…

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Francesc Ferrer, victime d’un procès scandaleux

Le site « Il y a un Siècle  » fête son second anniversaire. Depuis sa création, il a été visité plus de 700 000 fois. Un grand merci à tous pour votre fidélité et vos encouragements !

12 octobre 1909 : Camille Claudel jusqu’à l’obsession

 La culpabilité qui ronge, occupe une bonne partie de l’esprit, revient à la charge comme un mauvais génie. Paul Claudel n’en peut plus de penser à sa sœur Camille. Cette dernière, sculpteur de grand talent, ancienne élève de Rodin et devenue sa maîtresse avant de rompre de façon particulièrement orageuse, sombre dans une folie sans retour.

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Paul Claudel, sculpté par sa soeur Camille lorsqu’il avait une quinzaine d’années.

La partie raisonnable de mon ami Paul le pousse à s’occuper de Camille en lui apportant des vêtements neufs, en l’aidant à ranger et nettoyer un appartement écurie et surtout à l’écouter patiemment en lui suggérant qu’elle n’est pas seule dans ce monde que sa tête malade lui fait sentir comme de plus en plus hostile.

Une autre voix intérieure lui dit : « tu n’y es pour rien. Garde ta liberté, vis ton métier de diplomate, voyage, écris, tu n’as pas de prise sur cette triste situation, préserve-toi. »

Rendre visite à Camille une fois par an : est-ce le bon compromis pour apaiser sa conscience ? Est-ce suffisant pour que la pauvre femme se sente entourée, aimée ? Certainement pas. Mais Paul n’en peut plus. La vision de celle qu’il admirait lui fait maintenant horreur. L’artiste ne produit plus. Elle est devenue énorme, ne se lave plus guère, déchire le papier-peint de sa chambre, brise ses œuvres, poste des lettres assassines à des inconnus et parle de façon saccadée, le regard fiévreux.

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Camille Claudel semble sombrer inexorablement dans la folie

«  Et s’il m’arrivait la même chose dans quelques années ? «  Claudel s’interroge, se demande si la maladie n’est pas une malédiction familiale qui frappera progressivement toute la fratrie.

Alors il fuit, il tente d’oublier, se tourne vers Dieu, son seul secours, vers l’écriture, sa seule compagne réconfortante. Les mots glissent sur le papier, souplement, au rythme d’une respiration réflexe : il s’éclaircit l’esprit en noircissant la feuille.

Dans son journal, dans ses pièces, Claudel ne parle pas ou fort peu de sa sœur. L’Amour, la quête spirituelle, la poésie et la recherche d’une mélodie des phrases, occupent toute l’œuvre. Camille est absente ou seulement citée de façon brève, factuelle et faussement neutre au détour d’une page. Et pourtant ! Pas une heure sans que l’écrivain ne pense à elle, à ses sculptures merveilleuses de grâce, à ses rires passés, à sa fraicheur qui n’aurait jamais dû s’interrompre. Il se retourne parfois brusquement, persuadé d’avoir entendu sa voix alors qu’il réside à l’autre bout de la planète.

La plume continue à courir sur la feuille, Claudel laisse un instant son bras produire seul, mécaniquement, sa prochaine pièce en trois actes. Son regard se trouble, sa gorge se noue, il prononce en chuchotant ce prénom tant aimé, ces deux syllabes dissemblables et inégalement douces : « Camille… »

Son parfum de l’époque où elle était coquette lui revient en mémoire pendant que ses yeux s’humidifient inexorablement. Il essuie d’un doigt la larme qui commençait à perler et prononce à nouveau le mot « Camille ». Comme un appel, une prière, en tournant la tête vers le crucifix suspendu sur le mur d’en face. Il lui semble que la tête du Christ en croix a les traits de l’égérie de Rodin, qu’il incline la tête comme elle le faisait quand elle sculptait. Dans un nouveau souffle qui l’aide à surmonter sa détresse, il lâche un nouveau « Camille… » avec une douceur infinie, une tendresse de frère qui ne pourra jamais oublier sa pauvre sœur.

11 octobre 1909 : La passion de Paul Claudel

 « On va à la gloire par le Palais, à la fortune par le marché et à la vertu par les déserts ». Voilà ce que m’a répondu mon ami Paul Claudel, ancien consul de France à Fou Tchéou puis Tien-Tsin, quand je lui ai demandé où il souhaiterait être nommé pour son prochain poste. Cela ne m’a guère aidé. Une grande ambassade où il occupera une fonction subalterne ou un consulat européen où il peut espérer le poste de consul ?

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Paul Claudel s’est inspiré de sa passion pour la belle Rosalie Vetch, lors de son séjour en Chine, pour composer son drame en trois acte  » Partage de Midi ».

Londres, Francfort, Berlin, Christiana, Saint-Pétersbourg ? Le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon demande l’arbitrage de la Présidence du Conseil et me transmet un avis réservé sur l’intéressé. La vie privée de Paul Claudel à Fou Tchéou -est-il écrit- a choqué la communauté européenne expatriée : le jeune diplomate s’est pris de passion pour une femme mariée (Rosalie Vetch) rencontrée sur le paquebot assurant la liaison avec la Chine, l’a hébergé ainsi que toute sa famille au consulat et a entretenu, selon toute vraisemblance, une relation adultère.

Je balaie d’un revers de main ce rapport sans grand intérêt qui reflète bien la médiocrité de certains des collaborateurs de Pichon.

Pendant l’après midi, j’établis une note qui remplace ce document du Quai, en proposant une nomination à Prague. Plutôt que de parler de la vie privée du diplomate, j’insiste sur ses qualités d’écrivain qui s’épanouissent plus dans un poste calme de consul que dans une ambassade exposée aux tumultes de relations diplomatiques intenses. Je rappelle qu’il ne souhaite plus être nommé à nouveau Chine. « Cet Empire est dévoré par la vermine, l’impôt foncier perçu est de 400 millions de taëls : 28 millions parviennent au gouvernement impérial. Le reste est mangé par les parasites » m’expliquait-il encore récemment. Je m’efforce d’être d’autant plus convaincant que je sais qu’une mission hors d’Europe empêcherait mon ami de rendre suffisamment visite à sa pauvre sœur Camille, artiste géniale qui sombre actuellement dans la folie paranoïaque et la misère.

A la relecture de ma prose, je repense à cette phrase lapidaire de Paul : « la crainte de l’adjectif est le commencement du style ». J’en profite donc pour supprimer plusieurs mots ou membres de phrases inutiles ou redondants avant de transmettre le tout à la secrétaire.

Je retourne à ses rédacteurs, en le barrant de deux larges traits rouges, le document venant du Quai en ajoutant comme commentaire en face du paragraphe sur la liaison jugée scandaleuse de Paul, ces quelques mots qu’il m’a un jour confiés : « La possession détruit ce qu’il y a de plus sublime dans la passion. »

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Une Chinoise de Fou Tchéou

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