» Mais cher ami, la préfectorale est faite pour vous ! » Je ne m’attendais pas à cette proposition d’Aristide Briand. Il poursuit :
« Je tiens à vous remercier pour avoir sauvé la négociation au sujet de la vente du dirigeable Clément Bayard à l’armée du tsar. Je vous prendrais bien dans mon cabinet mais décidément, les ennemis de Clemenceau sont encore trop virulents et votre arrivée serait vécue comme une provocation. D’aucuns jugeront que je suis inféodé à votre ancien patron. »
Je rectifie : « notre ancien patron… »
Faisant semblant d’être sourd à cette remarque un peu impertinente, le Président du Conseil poursuit : » Et si vous deveniez votre propre patron ? La préfectorale a besoin de fonctionnaires de votre trempe. Pragmatique, sens du concret, expérience des ministères, loyauté au parti radical, connaissance du maintien de l’ordre et sang-froid dans la résolution des situations difficiles. Vous avez les aptitudes pour prendre la tête d’une petite préfecture… pour vous faire la main, en attendant une poste plus prestigieux dans une grande ville. Vous connaissez Angoulême ? Je viens de muter le préfet actuel à Poitiers. »
Notre bonne ville d’Angoulême dans les années 1900
Je me recule et m’enfonce dans le fauteuil faisant face au bureau de Briand. Je sais que son temps est compté et qu’il va falloir me décider vite. Les idées s’entrechoquent dans ma tête. J’imagine les notables de Charente me donnant du respectueux « Monsieur le préfet »; je me vois ouvrir le bal annuel donné à la préfecture, sur mes deniers personnels, en ayant emprunté vaisselles et couverts à la famille et à des amis parisiens (les préfets sont très mal rémunérés et peinent à tenir leur rang sans une fortune personnelle). Je m’imagine inquiet à chaque fois que ma secrétaire me passera une communication du ministère en m’annonçant, solennellement : « c’est Paris ». Je compte mentalement mes alliés Place Beauvau qui me préviendront des mauvais coups ; je dresse la liste de ceux qui, au contraire, me savonneront la planche, consciencieusement.
Que devrais-je faire pour être « bien vu » de tel chef de bureau qui n’a jamais quitté le département de la Seine ou de tel adjoint obscur dans la hiérarchie du ministère mais tout puissant auprès des préfectures par ses pouvoirs dans la distribution des crédits de fonctionnement ?
Qui est le colonel de gendarmerie, le procureur en place ? Les sous-préfets locaux pourront-ils me seconder efficacement ? Je cherche le nom du secrétaire général que j’avais au téléphone, il y a peu. Malureau, Mazureau, Madereau… je ne sais plus. M’a-t-il laissé un bon souvenir ? Qui est maire d’Angoulême, qui préside le Conseil général ?
Briand observe ma perplexité, amusé, à l’abri de la tempête qui s’est abattue sous mon pauvre crâne.
Je finis par lâcher, maladroitement, dans un souffle :
« Monsieur le président, je suis flatté par cette proposition. Je vais réfléchir. Puis-je vous donner une réponse demain ? »
A suivre….